Libye
La communauté internationale désarmée
face à la crise libyenne
Moncef Djaziri
Des
miliciens loyaux au gouvernement de
Tripoli, le 25 septembre 2018,
dans les faubourgs de la capitale.
Mahmud
Turkia/AFP
Mercredi 12 décembre 2018
Source :
The Conversation
Depuis 2011, la
Libye a sombré dans la misère. Le niveau
de vie de la classe moyenne a baissé
drastiquement, les systèmes
d’enseignement et santé sont durablement
atteints, le pays est profondément
divisé, l’insécurité y est permanente,
son destin n’est plus entre ses mains et
sa souveraineté est désormais limitée.
Les richesses du pays sont dilapidées,
les milices armées y font régner leur
pouvoir et la corruption atteint un
niveau condamné par l’ONU. La menace
terroriste de Daech est quotidienne et
les
opérations de l’Africom ne semblent
pas atteindre leurs cibles et visent des
civils. La Mission des
Nations unies en Libye (Unsmil) s’est
transformée imperceptiblement en tutelle
sur la Libye, sans bases juridiques
claires. Les deux tentatives électorales
de 2012 et 2014 ont accru les
dissensions, aggravé les fractures et
contribué à un désenchantement à l’égard
de la démocratie. Chaque jour qui passe
montre l’aggravation de la crise et le
désarroi du plus grand nombre.
Plusieurs facteurs,
en lien les uns avec les autres, peuvent
expliquer l’impasse actuelle et l’état
d’un pays en voie de décomposition :
l’échec de la communauté internationale,
les divisions internes propres à une
société tiraillée entre de multiples
forces centrifuges et l’impuissance de
l’ONU.
Les
contradictions de la communauté
internationale
Les causes de
l’échec sont multiples. C’est d’abord
l’incapacité des pays occidentaux à se
mettre d’accord sur les raisons de la
crise et les moyens d’en sortir. Trop
d’intérêts contradictoires se
neutralisent, conduisant à la paralysie
actuelle.
Les intérêts de la
France et sa vision de la crise libyenne
sont différents de ceux de l’Italie qui
ne voit l’urgence libyenne qu’à travers
la lutte contre l’immigration illégale
et le soutien financier au gouvernement
Sarraj et Misrata. Pour la Russie,
l’important est de soutenir le pouvoir à
Benghazi, celui du Maréchal Haftar, qui
lui garantit une présence militaire dans
la région. Quant aux États-Unis,
relativement en retrait, l’essentiel
c’est la lutte contre Daech, la
stabilisation et la sécurisation de la
Libye. Les différentes conférences
internationales, comme celle de Paris de
mai 2018 et de Palerme de novembre 2018,
n’ont pas permis véritablement de sortir
de l’impasse. Elles ont, au contraire,
exacerbé la compétition entre puissances
et aggravé la confusion
Les pays du
Moyen-Orient, eux aussi, exercent des
influences contradictoires en fonction
de leurs intérêts. Pour l’Égypte, la
première urgence est de reconstruire
l’armée libyenne sous la direction du
Maréchal Haftar. Ce qui importe pour le
président al-Sissi, c’est de sécuriser
ses frontières avec Libye et combattre
l’islamisme radical et Daech.
La proximité du
Maréchal Haftar avec le président Sissi
est un fait avéré. Les rapports entre
les deux hommes et leur rapprochement
remontent à 2014. Il est basé sur une
alliance tactique et stratégique dont
les deux éléments essentiels sont la
lutte contre l’islamisme et la
construction d’un État fort en Libye,
allié de l’Égypte.
Les efforts
déployés par ce pays pour reconstruire
une armée libyenne s’inscrivent dans
cette perspective. La position du Qatar
et le soutien apporté aux milices
islamistes sont dictés par la volonté
des Qataris d’exercer une influence
économique et politique. Il en va de
même de la Turquie dont les positions
convergent avec celles du Qatar.
Les conflits
inter-libyens, obstacles à la sortie de
crise
L’impasse actuelle
s’explique aussi par les conflits
historiques entre l’Est et l’Ouest de la
Libye. La transition a formellement
débuté avec la déclaration de la
« libération de la Libye » du 23 octobre
2011, trois jours après la mort de
Kadhafi. Mais très rapidement, de graves
problèmes politiques sont apparus,
paralysant le fonctionnement de la
première assemblée élue en juillet 2012,
puis conduisant à la situation de double
pouvoir que la Libye connaît depuis
2014.
On doit d’abord
mentionner l’opposition idéologique
entre islamistes et libéraux
républicains, celle qui sépare les
tenants d’un État islamique en Libye de
ceux qui militent pour la reconstruction
d’un État-nation libéral-républicain.
Autre sujet de division : l’opposition
entre les tenants d’un internationalisme
islamiste et des nationalistes modérés
et pragmatiques.
Le maréchal Haftar,
lors de la conférence de Palerme, le
12 novembre 2018, sur la crise en Libye.
Filippo Monteforte AFP
Il faut également
souligner la réémergence du conflit
historique entre l’Est et l’Ouest,
autrement dit entre Benghazi et Tripoli.
Les habitants de l’est de la Libye,
considérant que plus de 80 % des
ressources énergétiques sont situées sur
leur territoire (le croissant
pétrolier), affirment avoir droit à une
large part des ressources énergétiques
(estimées à 49 milliards de barils). De
leur côté, les Tripolitains, arguant du
fait que la majeure partie de la
population se trouve sur cette partie du
territoire, revendiquent la direction du
pays, notamment en ce qui concerne la
répartition des richesses.
Ce conflit
fondamental bloque la transition. À
cela, il faut ajouter le conflit sur la
structure de l’État opposant les
Tripolitains (y compris les Misratis),
qui défendent un État unitaire et
centralisé, aux Cyrénaïcains qui œuvrent
pour une fédération, perçue comme le
garant de leurs intérêts. À cela, enfin,
il faut ajouter les revendications
identitaires berbères
(http://tamazgha.fr/Amazighs-de-Libye-une-voix-sans.html)
qui compliquent la donne.
L’ONU
impuissante
Depuis 2011,
l’action des Nations unies en Libye est
marquée par une grande incohérence,
beaucoup d’ambivalence et d’erreurs. En
sept ans, six représentants se sont
succédé
sans aucune ligne de conduite claire,
cohérente et continue.
L’actuel
représentant Ghassan Salamé ne fait pas
exception. Le Plan Salamé de septembre
2017
(https://unsmil.unmissions.org/secretary-general-remarks-launch-un-strategy-libya-high-level-event-libya),
soutenu par le Conseil de sécurité des
Nations unies, est confus, à la fois sur
les priorités et les objectifs à
atteindre – une confusion entretenue par
les déclarations imprécises ou
contradictoires du chef de la mission de
l’ONU en Libye (Unsmil). Les
modifications apportées à ce plan en
novembre 2018 ne changent rien à
l’affaire.
Ainsi le référendum
constitutionnel et les élections prévues
initialement en décembre 2018, n’auront
finalement pas lieu, les conditions
requises n’étant pas remplies. En lieu
et place, Salamé et l’ONU proposent
d’organiser, en janvier 2019, un Congrès
national, suivi en mars par des
élections. Ce congrès, conçu par l’ONG
Centre pour le dialogue humanitaire
(CDH) (auquel Salamé avait été associé
avant de diriger l’Unsmil) risque de
susciter des faux espoirs et créer de
nouveaux problèmes, avec le risque
d’aggraver le conflit entre l’ouest et
l’est de la Libye, entre Tripoli et
Benghazi, voire avec le Sud.
L’envoyé spécial
de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé, le
13 novembre 2018 à Palerme.
Filippo
Monteforte/AFP
À l’instar des
autres initiatives onusiennes, qui ont à
chaque fois aggravé l’état des choses,
il est à craindre que le Congrès en
question ne soit qu’une fausse bonne
idée, comme le fut l’Accord de Skhirat
en 2015 (pour une analyse exhaustive,
voir, M. Djaziri, _State-Building in
Libya, Reset Doc, Rome, 2017,
pp. 102-125). Qui participera à ce
Congrès et à quel titre ; comment seront
cooptés ceux qui y siégeront ; quel en
sera l’ordre du jour, quels seront les
principes qui l’encadreront et quel sera
le mandat de ceux qui participeront à ce
Congrès ?
Sera-t-il
« inclusif », y compris en acceptant la
présence des Kadhafistes, et ne
fera-t-il pas double emploi avec le seul
parlement actuellement légitime, la
Chambre des Représentants installée à
Tobrouk depuis les élections de 2014 ?
Autant de questions sans réponse,
indiquant que s’il devait être organisé
ce Congrès créerait de nouveaux
problèmes et aggraverait les
dissensions.
N’est-il pas plus
rationnel d’aplanir au préalable les
différends entre les parties libyennes
avant de les réunir pour une
réconciliation ? N’est-il pas plus
logique de mener à bien le processus
constitutionnel avant toute perspective
électorale ? L’organisation de ce
Congrès, considéré par Ghassan Salamé et
un diplomate français (lui-même proche
du CDH) comme la solution aux problèmes,
n’est-elle pas, pour l’ONU, une manière
de se débarrasser d’un problème et un
moyen de valoriser les activités de
l’ONG en question ?
Un aggiornamento
indispensable
Le peuple libyen
traverse une crise économique, politique
et morale à laquelle il ne voit guère
d’issue. Les divisions de la communauté
internationale et l’impuissance de l’ONU
nécessitent un aggiornamento (lire
Politique internationale, n°159,
2018). Les désaccords entre les grandes
puissances et les pays influents, on l’a
vu, sont paralysants. L’emprise
croissante de l’Unsmil et de Salamé sur
le processus de décision en Libye, sans
base juridique claire, est très mal
perçue et donne le sentiment d’une mise
sous tutelle de la Libye, sans produire
de résultat.
Dans ces
conditions, une nouvelle période de
transition s’impose avec un exécutif
provisoire soutenu par une assemblée
consultative constituée des tribus et
des représentants des partis politiques
et de la société civile. Il est
impératif de reconstruire l’État, de
désarmer les milices, de finaliser le
processus constitutionnel, de définir le
régime politique et subséquemment la loi
électorale, de relancer l’activité
économique et de renoncer aux réformes
libérales injustes, impopulaires et
inadéquates. Il est impératif de
repréciser et redéfinir la mission de
l’ONU en Libye.
Toute autre
solution qui consisterait à faire voter
les Libyens à la va-vite ou qui
consisterait à organiser un Congrès dont
on attendrait une solution miracle
serait contre-productive, aggraverait la
crise et hypothéquerait pour longtemps
toute réelle transition démocratique.
L’ONU et la communauté internationale
ayant joué un rôle déterminant dans la
fin du régime de Kadhafi, elles ont le
devoir de prendre la vraie mesure de la
profondeur de la crise et d’y apporter
des réponses appropriées.
Trop de temps a été
perdu dans des tergiversations et des
pseudo-solutions qui n’ont fait
qu’approfondir les divisions et les
déchirures. Il faut de toute urgence
repartir sur de nouvelles bases.
Moncef
Djaziri
Enseignant-chercheur in Libyan
politics, Université de Lausanne
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