Opinion
Libye : la médiation de l’ONU
dans l’impasse
Moncef Djaziri
Un membre
de la brigade islamiste « Aube de la
Libye », une alliance islamiste en
guerre
avec l'Etat islamique, le 28 février,
dans la ville de Sabratha, à l'ouest de
Tripoli.
Mahmud Turkia/AFP
Mardi 8 février 2016
La révolte de février 2011, les
bombardements et la
crise multiforme qui s’en est suivie
ont conduit l’ONU à s’impliquer dans la
transition libyenne. L’analyse des
différentes étapes du processus
d’implication onusienne montre une
évolution des objectifs de sa mission,
avec le passage d’une médiation à une
intervention directe dans les affaires
de ce pays.
Sans qu’il faille établir de relation
de cause à effet, le déploiement de la
mission de l’ONU s’est accompagné d’une
aggravation de la crise avec son point
culminant l’existence actuelle de trois
gouvernements (à l’est, à l’ouest et à
l’étranger) et la présence de l’État
islamique, Daech, sur plusieurs points
du territoire. Ce constat conduit à
considérer que l’action de l’ONU, telle
qu’elle a été pensée, n’a pas produit le
résultat escompté. Critiquée par Tobrouk
et Tripoli, sa médiation est dans une
impasse qui nécessite une sérieuse et
urgente réévaluation.
Dialogue illusoire avec les milices
islamistes
Après l’éclatement de la rébellion
qui a conduit à la fin du régime puis à
la mort de Mouammar Kadhafi en octobre
2011, le but de l’ONU, tel qu’il avait
été défini initialement par le
secrétaire général Ban Ki-Moon, était de
« restaurer la règle de droit », de
« renforcer les institutions », de
« protéger les droits de l’Homme et
rétablir l’économie ». Telle fut la
mission du premier envoyé spécial de
l’ONU, le Britannique Ian Martin. Mais,
très rapidement, ces objectifs ambitieux
ont évolué en raison de la détérioration
de la situation sécuritaire et
l’émergence des milices armées.
Avec la nomination, en octobre 2012,
du chrétien libanais Tarek Mitri, dont
les relations avec le Qatar sont
avérées, la mission de l’ONU en Libye a
été redéfinie. Il ne s’agissait plus que
« d’accompagner le processus politique
et de superviser l’aide technique à la
justice et à la police ». On parlait
alors de changement historique que le
nouveau représentant voulait accompagner
sans trop s’immiscer dans les affaires
libyennes pour ne pas déplaire au
Conseil national de Transition (CNT).
Mais assez vite, l’envoyé spécial
avait reconnu que la période de
transition serait très longue et plus
difficile que prévu. Dans son rapport au
Conseil de sécurité de l’ONU de juin
2013, Tarek Mitri précisait ainsi que le
peuple libyen aurait à endurer beaucoup
de souffrances. Tout en adoptant un
point de vue réaliste, il pensait
néanmoins que l’ ONU pouvait jouer un
rôle dans l’organisation du dialogue
national entre les différentes factions.
Le même reconnaissait que les problèmes
sécuritaires n’avaient pas été
suffisamment pris en compte par la
mission de l’ONU et prévoyait une
confrontation armée.
Tarek Mitri persistait, cependant,
dans la voie du dialogue illusoire entre
islamistes et républicains nationalistes
– ce qui apparaissait déjà comme une
voie d’impasse. Ce dernier ne voulait
pas voir que les divergences étaient si
profondes que le dialogue à lui seul ne
pouvait aider à améliorer la situation
toujours plus explosive. Il rechignait à
considérer la nécessité d’une action
ferme contre les milices islamistes, et
avait même critiqué l’opération Dignité
contre Ansar al-Charia menée à Benghazi,
considérant le général
Khalifa Haftar comme peu fiable et
non reconnu par les Libyens. Il lui
reprochait, en fait, de ne pas ménager
les islamistes.
Redéfinition de la mission
Critiqué par les uns et les autres,
Tarek Mitri a finalement été remplacé en
septembre 2014 par un nouvel envoyé
spécial, l’Espagnol Bernardino Léon. Son
arrivée s’est accompagnée d’une légère
redéfinition de la mission de l’ONU dans
un contexte de début de guerre civile
opposant les milices armées entre elles
et au pouvoir. Ainsi, l’instauration
d’un cessez-le-feu devenait l’objectif
prioritaire et la condition de la
relance du processus politique. Pour
l’atteindre, Bernardino Léon a adopté la
méthode de recherche de dialogue
inter-libyen sur la base d’une
plate-forme impliquant le respect des
institutions élues, des droits de
l’Homme et du rejet du terrorisme. Le
dialogue devait porter initialement sur
les conditions de transfert officiel, et
toujours pas réglé, des pouvoirs du
parlement de Tripoli (CGN), issu des
élections de 2012, au nouveau Parlement
(la Chambre des Représentants),
issu des élections de septembre 2014.
L’accent était donc mis sur la
concertation et la confiance entre les
belligérants pour résoudre les problèmes
vitaux du pays.
L’envoyé spécial de l’ONU,
l’Espagnol Bernardino Léon.
Fethi Belaid/AFP
Dans son
rapport au Conseil de sécurité de l’ONU
du 17 septembre 2014, Bernardino
Léon reconnaissait : « Trois ans après
la chute de l’ancien régime, le peuple
libyen est loin de réaliser son
aspiration à un avenir meilleur et à un
État qui garantisse sa sécurité ».
Malgré ce constat, le représentant de
l’ONU concluait son rapport en
réaffirmant que le dialogue demeurait
« la seule façon d’épargner au pays
davantage de chaos et de violence et
d’empêcher qu’il n’attire les groupes
extrémistes et terroristes ». Il faut
bien reconnaître que c’est le contraire
qui s’est produit et les différents
rounds de dialogue qui ont jalonné la
période de janvier 2015 à décembre 2016
n’ont pas mis fin au conflit, ni empêché
l’État
islamique de profiter de la crise
pour prendre racine en Libye et élargir
son pouvoir.
En févier 2015, c’est un nouveau
round qui est lancé. Après une médiation
infructueuse à Alger, c’est Skhirat
(Maroc) qui allait abriter une nouvelle
phase du dialogue. Des Libyens non
représentatifs devaient y poursuivre les
négociations déjà initiées à Ghadamès et
à Genève, sous l’égide de la Mission
d’appui des Nations Unies. Après moult
tractations, des Libyens des deux
parties en conflit ont accepté cette
nouvelle tentative de négociation. Le
but était clairement énoncé : il
s’agissait d’aboutir à un accord
politique sur un gouvernement d’union
nationale dont on avait déjà pressenti
le chef,
Faïez Sarraj.
Après trois projets d’accords rejetés
par les uns ou les autres, l’émissaire
des Nations unies est parvenu à un
apparent consensus sur une quatrième
version à laquelle toutes les parties
semblaient adhérer. L’accord politique –
complexe dans sa forme et sophistiqué
dans sa conception et sa structure –
prévoit notamment le maintien de la
Chambre des Représentants à Tobrouk (Est
de la Libye), la désignation d’un Haut
Conseil d’État, la formation d’un
gouvernement d’union nationale et
l’organisation d’élections législatives
dans une année. Cet accord a aussi pour
but de mettre fin à la situation des
deux pouvoirs qui prévaut encore
actuellement.
Un troisième pouvoir qui complique
la donne
Très rapidement, des problèmes sont
apparus concernant des questions
financières, institutionnelles, le
désarmement des milices de Fajr Libya de
Tripoli et le partage égal du pouvoir
entre Tobrouk et Tripoli. À cela
s’ajoute le fait que les islamistes et
les rebelles du CGN demandent la
destitution du chef de l’armée nationale
libyenne, le général Khalifa Haftar,
considéré comme un traître par Tripoli,
et pourtant nommé par le parlement et le
gouvernement reconnus de Tobrouk.
La signature le 11 juillet 2015, à
Skhirat (Maroc), de l’accord
politique de paix a permis de nommer
un gouvernement d’accord national et un
premier ministre Faïez Sarraj. Ce
dernier dispose du soutien de la
communauté internationale, mais n’a
aucune influence réelle ni à Benghazi ni
a fortiori à Tripoli. L’existence de ce
pouvoir constitue une complication
supplémentaire, car non seulement il est
rejeté par le pouvoir à Tripoli, mais il
peine aussi à se faire accepter à
Tobrouk. Loin de résoudre la crise, ce
troisième pouvoir n’a fait que
l’aggraver, en particulier en créant une
situation de ni guerre ni paix.
En dépit de la signature de l’accord
national, et peut-être parce qu’il n’a
pas réussi à le faire entériner par les
deux parlements, comme cela est prévu,
Bernardino Léon a donc été démis de ses
fonctions, en novembre 2015, et remplacé
par un nouvel émissaire, l’Allemand
Martin Kobler – celui que la presse
a appelé « l’homme omniprésent ». Tout
en s’inscrivant dans la continuité de
son prédécesseur, le nouvel émissaire
s’est fixé comme objectifs généraux : la
paix, la sécurité et la prospérité.
Concrètement, il s’agissait de faire
accepter par les deux parlements
l’accord national et leur faire
entériner le choix onusien de Faïez
Sarraj, comme Premier ministre du
gouvernement d’accord national.
En novembre 2015, l’Allemand
Martin Kobler est nommé envoyé spécial
de l’ONU en Libye.
Manuel Elías/ONU
Au fur et à mesure, la préoccupation
majeure de Martin Kobler, pour ne pas
dire son obsession, est devenue celle de
faire légitimer le gouvernement Sarraj
afin qu’il puisse mener la guerre contre
Daech avec l’appui, sur sa demande, des
puissances occidentales. En oubliant que
le traitement de ce groupe doit être
considéré dans le cadre plus large de la
résolution de la crise libyenne.
Démilitariser, un préalable
indispensable
Au final, nous sommes très loin des
objectifs fixés par le secrétaire
général de l’ONU en mars 2011. À bien
des égards, la situation est pire que ce
qu’elle était en 2011. Aucun des deux
parlements à Tobrouk et à Tripoli ne
veut renoncer à ses prérogatives. La
présence de l’État islamique Daech
constitue une difficulté supplémentaire
et représente une vraie menace pour
l’Europe méditerranéenne. Les divisions
politiques et territoriales sont plus
profondes qu’elles ne l’étaient en 2011.
A cela, il faut ajouter une insécurité
accrue et un risque de désintégration du
pays.
Les quatre missions de l’ONU en Libye
n’ont permis l’émergence d’aucune
solution politique durable et acceptable
par tous. En quatre ans, l’ONU a perdu
beaucoup de son crédit dans un pays où
pourtant l’organisation onusienne avait
un capital de sympathie relative en
raison de son rôle constructif dans
l’indépendance de la Libye en 1951.
Méconnaissance des réalités libyennes
ou problème de méthode pour résoudre la
crise ? Les deux facteurs ont leur
importance dans l’explication de
l’impasse actuelle. Certains des
représentants ont péché par un excès de
confiance et d’optimisme ; d’autres ont
insuffisamment pris en compte le poids
des structures et de l’Histoire. Mais il
y a aussi, et sans doute, un défaut dans
la méthode adoptée. L’obnubilation
onusienne pour le consensus, comme
préalable à toute solution politique, a
fait oublier que celui-ci réside d’abord
dans une vision partagée par les
différentes factions de l’avenir de la
Libye, et qui manque actuellement.
Plus grave encore, c’est l’ordre des
priorités qui est en cause. Les
différents représentants se sont
toujours fixés comme objectif d’obtenir
un consensus sur un accord politique
pour pouvoir ensuite résoudre les
problèmes d’insécurité générée par les
milices armées et celui de Daech. On le
voit, ce consensus n’est pas aisé à
obtenir et on peut se demander s’il
n’aurait pas fallu et s’il ne fallait
pas inverser la démarche et exiger,
voire imposer, la démilitarisation puis
la pacification, comme préalable à toute
solution politique, et non pas
l’inverse.
Enfin, on peut se demander si la
mission de l’ONU en Libye (UNSMIL)
n’aurait pas dû traiter avec les Libyens
qui comptent sur le terrain, plutôt que
d’avoir comme interlocuteurs ceux dont
l’engagement ne porte pas à conséquence,
car ils n’ont pas un réel poids social
et politique. Je pense ici au patchwork
ou à la mosaïque des différents acteurs
– des hommes politiques, quelques
maires, des femmes appartenant à des
organisations féminines et bien entendu
des parlementaires des deux Chambres de
Tobrouk et de Tripoli et dont les
délégations ont été ou sont
controversées – qui constituent ce que
Bernardino Léon puis Martin Kobler ont
appelé les représentants de la « société
civile », mais qui en réalité ne
représentent qu’eux-mêmes. D’ailleurs –
et c’est là l’un des points cruciaux –
la très faible représentativité des
parties au dialogue libyen, et par
conséquent leur absence de légitimité,
expliquent l’inefficacité du processus
et l’absence de résultats sur le
terrain.
La médiation de l’ONU en Libye est
donc dans l’impasse, car la situation
politique, sociale, sécuritaire et
géopolitique est non seulement bloquée,
mais aucune issue heureuse ne semble
pointer à l’horizon. La situation est si
explosive qu’elle ne peut durer sans
conséquence pour la Libye, les pays du
Maghreb et l’ensemble des pays du
pourtour méditerranéen.
Les quatre envoyés spéciaux de l’ONU
qui se sont succédés n’ont pas été en
mesure de donner une réelle et positive
issue à la crise, d’où l’urgence d’une
réévaluation critique de l’implication
de l’ONU et la nécessité de réfléchir à
une autre modalité d’action plus ferme,
déterminée et exigeante. Trop de temps a
été perdu dans la recherche d’un
consensus, alors que le pays a besoin de
sortir du marasme dans lequel
l’intervention occidentale de 2011 l’a
plongé.
Publié sur
The Conversation
Moncef Djaziri, Enseignant-chercheur in
Libyan politics,
University of Lausanne
Moncef Djaziri est spécialiste de la
Libye et consultant. Il est titulaire
d’un docteur ès sciences politiques de
l’Université de Lausanne : le sujet de
sa thèse porte sur le système politique
libyen (1951-1988). Il a enseigné depuis
1992 dans la même université, d’abord
comme assistant, puis professeur
suppléant et maître d’enseignement et de
recherches. Il a donc une très longue
carrière dans l’enseignement et la
recherche. Ses principales recherches et
publications concernent l’histoire de la
formation de l’Etat et du système
politique libyen depuis 1951, en
particulier la problématique de la
construction de l’Etat et les
transformations socio-économiques et
politiques, d’où son intérêt également
pour la problématique des conditions des
transitions démocratiques en Libye et en
Tunisie.
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