Interview
Dr. Olivier Le Cour Grandmaison :
«La
pacification de l’Algérie n’a pas été
un
long fleuve tranquille, bien au
contraire»
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Olivier
Le Cour Grandmaison. DR.
Dimanche 28 octobre 2018 Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez écrit « Coloniser.
Exterminer ». D’après vous,
l’Algérie a-t-elle été un laboratoire
colonial ?
Dr. Olivier Le
Cour Grandmaison : Oui, on peut
effectivement considérer que l’Algérie a
été une sorte de laboratoire pour
l’élaboration d’un certain nombre de
techniques de la guerre que l’on peut
qualifier de guerre
contre-révolutionnaire et de techniques
répressives, notamment après la
nomination de Bugeaud au poste de
gouverneur général de l’Algérie en 1840.
La nomination a pour objectif de mener à
bien ce que les militaires et les
responsables politiques de l’époque
nomment déjà « la pacification de
l’Algérie » et pour ce faire, le général
Bugeaud va employer un certain nombre de
méthodes de guerre et de techniques
répressives parmi lesquelles les razzias
dont il faut préciser qu’elles
débouchent parfois sur la destruction de
villages et d’oasis entiers, l’objectif
étant d’expulser les populations
« indigènes », comme on le dit à
l’époque, et, comme cela se dit aussi
très couramment, de procéder ainsi au
refoulement des « Arabes », de les
chasser des territoires qu’ils
occupaient jusqu’à présent de
façon à pouvoir faire en sorte que les
Européens en général et les Français en
particulier, les colons, puissent
s’installer dans un environnement
« pacifié ». Par ailleurs, on sait, et
c’est parfaitement établi, que le
général Bugeaud a également contribué à
développer des techniques répressives
comme l’internement administratif et la
responsabilité collective qui vont être
utilisés par la suite sous la IIIe
République lors de la construction de
l’empire entre 1881 et 1912 et enfin
lors de la dernière guerre d’Algérie, à
partir du 1er Novembre 1954
et jusqu’en 1962. Des officiers
supérieurs de l’armée française vont
rendre des hommages tout à fait
officiels au général Bugeaud qu’ils
considèrent comme un père fondateur des
guerres coloniales.
Je trouve qu’il
y a une similitude entre le sort du
peuple algérien et celui des
Amérindiens. Ne pensez-vous pas que les
deux ont subi une extermination d’État ?
Il faut préciser
tout d’abord que jusqu’en 1945, le terme
« extermination » n’est pas du tout
synonyme de « génocide » qui désigne les
massacres de masse. Il est utilisé
effectivement par des philosophes
écrivains et par des écrivains, je pense
en particulier à Tocqueville qui parle
en effet d’extermination à propos des
Indiens d’Amérique. Je pense à Émile
Zola qui parle d’extermination à propos
de la Commune de Paris. On peut et on
doit d’ailleurs établir un parallèle, ce
qui ne veut pas dire forcément que tout
est similaire, mais effectivement entre
les méthodes de conquête coloniale
développées par la France en Algérie et
le processus d’expansion de la
démocratie américaine à l’Ouest des
États-Unis, dans les deux cas en effet,
les populations autochtones ont été
refoulées, exterminées, c’est-à-dire
massacrées en masse et privées de tout
ou partie de leur territoire.
Tous vos
ouvrages sont extrêmement intéressants
et référentiels. Ainsi, dans votre livre
La République impériale, vous
évoquez le concept d’impérialisation des
institutions. Que pouvez-vous nous dire
à propos de ce concept ?
En ce qui concerne
le concept d’impérialisation que j’ai
forgé, il s’agissait pour moi de rendre
compte des effets de la construction de
l’empire sur la IIIe
République, donc entre 1881 et 1912, sur
les institutions à la fois politiques,
académiques, et universitaires de la IIIe
République, mais aussi sur les
différentes sciences qui ont
progressivement émergé et notamment ce
qui va assez rapidement s’appeler les
sciences dites « coloniales ». On
s’aperçoit en effet que précisément
parce que la France est devenue très
rapidement la seconde puissance
impériale du monde, il a fallu mettre en
place un certain nombre d’institutions
politiques et juridiques en métropole,
dont la fonction est de gérer les
territoires et les populations de
l’empire, et il a fallu également
développer un droit particulier, le
droit colonial, et développer des
sciences singulières et spécifiques, les
sciences dites coloniales qui sont
doublement coloniales, une première fois
parce qu’elles prennent pour objet les
colonies et les populations qui y
vivent, et une seconde fois parce qu’au
fond, ces sciences coloniales ont pour
objectif d’aider les responsables de la
IIIe République de mener à
bien la gestion des populations
indigènes, comme on le dit à l’époque.
Ne pensez-vous
pas que le Code de l’indigénat est une
aberration ?
Il faut rappeler
que le Code de l’indigénat a été mis en
place en 1875 et n’a été véritablement
aboli qu’à la Libération, et rappeler
que c’est un code qui réunit un certain
nombre de dispositions d’exception
discriminatoires et racistes. C’est
évidemment très important de le préciser
puisque ce code, comme son nom l’indique
d’ailleurs, n’est appliqué qu’aux seuls
indigènes algériens, et plus tard aux
seuls indigènes de l’empire. Il faut
rappeler aussi que son caractère
exceptionnel, les contemporains en
étaient parfaitement conscients puisque
certains d’entre eux, y compris ceux qui
étaient favorables à ce code, ont nommé
ce Code de l’indigénat « monstre
juridique ». Parce qu’effectivement, il
contrevient à tous les principes
républicains et à tous les principes
démocratiques garantis et établis en
métropole mais qui, dans les colonies,
sont violés de façon substantielle entre
autres par ce Code de l’indigénat et un
certain nombre d’autres dispositions
d’exception du droit colonial.
Dans votre livre
« De l’indigénat : Anatomie d’un
monstre juridique », vous
introduisez la notion de racisme d’État.
Que pouvez-vous nous dire à propos de ce
racisme d’État ?
En ce qui concerne
le racisme d’État, il me paraît
parfaitement établi d’une part dans le
droit colonial qui est un droit de part
en part raciste et discriminatoire, qui
repose fondamentalement sur une
représentation du genre humain
hiérarchisée et sur la thèse – partagée
par beaucoup – selon laquelle les
peuples et les races inférieurs de
l’empire ne sauraient être soumis à des
dispositions démocratiques et
républicaines équivalentes à celles qui
sont établies en métropole. Et par
ailleurs, pour revenir au Code de
l’indigénat, on est parfaitement en
droit et l’on peut considérer que l’un
des monuments de ce racisme d’État,
c’est évidemment le Code de l’indigénat
auquel il faut ajouter le principe de la
responsabilité collective appliqué
jusqu’à la Libération, ainsi que
l’internement administratif et toute une
série de dispositions qui, une fois
encore, sont des dispositions
d’exception qui ont été votées par les
parlementaires sous la IIIe
République et qui ont perduré jusqu’à
la Libération et n’ont été abolies qu’à
ce moment-là.
Vous avez aussi
écrit
« L’empire des hygiénistes »
dans lequel vous dites que même la
science était mise au service du
colonialisme. Pourquoi les scientifiques
et les écrivains nous ont-ils refusé
d’être des humains et d’avoir une
histoire et une civilisation ?
Effectivement, pour
beaucoup de contemporains de la IIIe
République, à la fin du XIXe
et au début du XXe siècle,
qu’ils soient savants, ethnologues,
historiens, responsables politiques,
tous ou beaucoup d’entre eux partagent
une même conviction qui est la
suivante : les Arabes et les musulmans
appartiennent certes à une civilisation
mais à une civilisation qui est
considérée non seulement comme
inférieure mais également dangereuse,
c’est pourquoi il est impossible de lui
appliquer des dispositions
institutionnelles, politiques et
juridiques, équivalentes à celles qui
valent en Europe. C’est pourquoi aussi
il est nécessaire d’établir un État
colonial que l’on peut et que l’on doit
qualifier d’état d’exception permanent
avec, évidemment, un certain nombre de
dispositions juridiques qui sont
cohérentes avec cet état d’exception
permanent. Et donc, au cœur de
l’ensemble de ces représentations et
institutions, il y a cette conviction
d’un genre humain hiérarchisé, les
Arabes et les musulmans se trouvant dans
une position intermédiaire, supérieure à
ceux que l’on qualifie de « sauvages » –
et l’incarnation la plus emblématique du
sauvage à l’époque, c’est le noir – et
évidemment inférieur aux Européens qui
pensent occuper le sommet de la
hiérarchie des races, des peuples, et
des civilisations.
L’Algérie
revient souvent dans la sémantique pour
désigner « l’ennemi ». D’après vous, la
France a-t-elle guéri de son passé
colonial ?
Je ne pense pas que
la France soit particulièrement guérie
de son passé colonial. J’en veux pour
preuve notamment, que comparativement à
d’autres anciennes puissances
coloniales, c’est vrai pour la
Grande-Bretagne, c’est vrai pour
l’Allemagne, pour une part aussi des
États-Unis, du Canada, de la Nouvelle
Zélande et de l’Australie, et
relativement au sort indigne qui a été
réservé aux populations dites
autochtones, la France jusqu’à présent,
par la voix des plus hautes autorités de
l’État, n’a jamais véritablement reconnu
les crimes coloniaux commis en Algérie
depuis l’occupation d’Alger en 1830, pas
plus d’ailleurs que la France n’a
reconnu les crimes coloniaux commis dans
l’ensemble des territoires de l’empire
sous la IIIe République, et
de ce point de vue-là, contrairement à
l’image que cherchent à donner les
responsables politiques de droite comme
de gauche, en ces matières, la France
n’est pas à l’avant-garde, elle occupe
au contraire le dernier wagon de queue.
La
reconnaissance de l’assassinat de
Maurice Audin par l’armée française
n’est-elle pas une diversion d’Emmanuel
Macron pour ne pas reconnaître la
souffrance de tout le peuple algérien ?
En ce qui concerne
la reconnaissance par Emmanuel Macron du
sort tragique qui a effectivement été
réservé à Maurice Audin, arrêté,
torturé, et « disparu » par la faute
militaire, il faut dire deux choses :
d’une part, pour la famille d’Audin,
pour la vérité et la justice, c’est
évidemment un pas très important, reste
effectivement que l’on peut dire qu’il y
a, au-delà de la personne de Maurice
Audin, des dizaines de milliers, sans
doute, de Maurice Audin algériens,
français musulmans d’Algérie, pour
lesquels, pour le moment, il n’y a
aucune déclaration officielle des plus
hautes autorités de l’État. Et
d’ailleurs, la déclaration d’Emmanuel
Macron est tout à la fois contradictoire
et oublieuse. Contradictoire justement
parce qu’il qualifie la torture en
Algérie de systématique, mais si elle
est systématique, alors il faut
reconnaître qu’elle a été employée bien
plus largement et cela exigerait
effectivement une déclaration générale
relativement à celles et ceux qui ont
été arrêtés de façon arbitraire,
torturés et qui sont, jusqu’à ce jour,
portés disparus. Par ailleurs, cette
déclaration est oublieuse aussi parce
qu’à aucun moment celles et ceux qui ont
rédigé ce texte, et Emmanuel Macron qui
en porte la responsabilité politique,
n’ont utilisé cette qualification
juridique de « crime contre l’humanité »
alors même que nous savons que la
disparition forcée est bien un crime
contre l’humanité. En ce qui me
concerne, je pense qu’il ne s’agit pas
d’un oubli, il s’agit d’une volonté tout
à fait assumée afin d’éviter d’une part
un tollé de la droite et de
l’extrême-droite, et sans doute aussi
d’éviter des actions contre l’État
français dans la mesure où l’une des
caractéristiques essentielles du
crime contre l’humanité, c’est d’être
imprescriptible.
Dans la même
semaine où il reconnait l’assassinat de
notre camarade Maurice Audin, Emmanuel
Macron rend hommage aux harkis. J’ai
parlé un jour avec le général Meyer et
je lui ai dit que l’affaire des harkis
était une affaire franco-française et il
m’a concédé que la France avait
abandonné ses soldats, les harkis,
n’ayant pas l’intention d’embarquer tout
le monde. Pourquoi les responsables
politiques français nous sortent-ils les
harkis – qui ne concernent que la France
puisque ce sont des soldats supplétifs
qui ont choisi la France – à chaque fois
que l’on parle de l’Algérie ?
Parce que,
fondamentalement, ces affaires de
reconnaissance, du point de vue
d’Emmanuel Macron et des responsables
politiques antérieurs, notamment
François Hollande, sont moins un souci
de vérité qu’un souci politique visant à
plaire à une partie de leur électorat et
à ne pas s’aliéner certains électeurs
français, d’où cette impression
effectivement que le chef de l’État
satisfait certains à gauche et satisfait
ensuite certains à droite.
Notamment les
Pieds noirs.
Et ce qui en pâtit
à chaque fois, c’est évidemment une
reconnaissance plus globale et un souci
plus précis et particulier de la vérité
historique et de la reconnaissance que
cette vérité historique impliquerait.
C’est-à-dire que
la victime de cette instrumentalisation
électoraliste est la vérité historique ?
C’est à la fois la
vérité historique et à la fois celles et
ceux qui ont été victimes des violences
coloniales, leurs descendants et les
héritiers de l’immigration coloniale et
postcoloniale qui sont bien forcés
de constater une fois encore qu’ils sont
victimes d’une discrimination mémorielle
et commémorielle.
Vous êtes
président de l’association 17 Octobre
1961 contre l’oubli, pensez-vous que
cette date est connue du peuple
français ?
Cette date commence
à être connue plus largement en effet
grâce à la mobilisation de très
nombreuses associations de partis
politiques et d’organisations syndicales
qui, à chaque date anniversaire, le 17
octobre, et encore il y a quelques jours
le 17 octobre 2018, se réunissent au
Pont St Michel, mais il y a également
des rassemblements dans plusieurs villes
de banlieue et en province qui ne se
contentent pas de commémorer mais
d’exiger que des reconnaissances soient
faites, d’exiger aussi l’ouverture des
archives, exiger enfin la construction
d’un lieu de mémoire à la mémoire de
ceux qui ont été arrêtés, massacrés,
torturés et assassinés le 17 octobre
1961, dans les jours précédents et dans
les jours qui ont suivi cette date
sinistre, ce qui fait qu’effectivement,
une partie de l’opinion publique sait ce
qui a été perpétré à l’époque par la
police française qui agissait sous les
ordres du préfet de police de l’époque
Maurice Papon.
Je n’ai jamais
compris pourquoi on nous appelait « les
musulmans » au lieu de dire « les
Algériens ». Pourquoi la France
coloniale nous a-t-elle refusé notre
algérianité et nous renvoyait-elle vers
une confession ?
Pour des raisons,
me semble-t-il, qui ne sont pas
forcément simples mais qui sont aisées à
comprendre. Qualifier les populations
indigènes et les populations autochtones
d’Algériens, comme on l’a vu après 1945,
entraînait quasiment immédiatement la
reconnaissance du peuple algérien. C’est
exactement ce que les responsables de la
IVe République, qu’ils soient
de gauche ou de droite, ne voulaient
pas, d’où effectivement l’appellation
tout à fait singulière de « Français
musulmans d’Algérie », d’autant plus
singulière sous la IVe
République que celle-ci venait de
rappeler qu’elle condamnait toute
discrimination de quelque origine que ce
soit, or, à l’évidence, l’appellation
« Français musulmans d’Algérie » visait
à distinguer au sein de celles et ceux
qui vivaient en Algérie, une catégorie
particulière, de la distinguer des
Français venus de métropole et, au fond,
de constituer ces Français musulmans
d’Algérie comme un corps spécifique
d’exception sur lequel va s’appliquer,
après le déclenchement de la Guerre
d’Algérie, de nouveau, hélas, des
dispositions et des principes
d’exception, dispositions juridiques et
pratiques d’exceptions relatives à la
guerre et contre-révolutionnaires.
Nous sommes là,
je pense, au cœur du concept « racisme
d’État ».
C’est l’une des
manifestations, effectivement, du
racisme d’État et qui va perdurer sous
la IVe et sous la Ve
République au moins jusqu’à 1962.
Le colonialisme
n’est-il pas une aberration ?
Ce jugement peut
être porté de façon rétrospective sans
doute, mais du point de vue des
contemporains, le colonialisme n’était
pas du tout pour eux une aberration,
c’était au contraire un moyen absolument
essentiel, et notamment pour les
fondateurs de la IIIe
République et pour la France en
particulier, de rétablir la France comme
grande puissance européenne parce que
grande puissance coloniale et, pour eux,
il s’agissait donc d’une entreprise à
laquelle ils accordaient la plus grande
importance parce qu’ils étaient
convaincus que c’était la seule façon
d’éviter une décadence à la fois
économique, sociale, politique, de la
France, comparativement aux autres États
européens et de cela, ils étaient
extrêmement fiers puisque ce sont les
républicains qui ont permis à la France
de devenir la seconde puissance
impériale du monde. Et donc, d’un point
de vue économique, politique, et
géopolitique, pour eux et à leurs yeux,
ce n’était absolument pas une aberration
mais une nécessité nationale,
internationale et géopolitique.
D’après vous,
pourquoi le mensonge est-il structurel
dans l’histoire coloniale ?
Il l’est en partie
parce qu’un certain nombre de
dispositions juridiques et de
dispositions répressives, de techniques
de répression et de techniques de guerre
sont évidemment absolument contraires
aux principes républicains et aux
principes démocratiques. D’où la
nécessité, pour éventuellement occulter
ces contradictions, de forger un grand
récit impérial républicain qui est
évidemment un grand récit mythologique
et, dans les cas les plus graves, de
forger ce qu’il faut effectivement
appeler un véritable mensonge d’État. Je
pense à deux événements particulièrement
terribles : les massacres du 8 mai 1945
à Sétif, Guelma et Kherrata et,
évidemment, même si les massacres sont
beaucoup moins importants, au massacre
du 17 octobre 1961 pour lequel va être
forgé, effectivement, ce qu’il faut bien
appeler un véritable mensonge d’État
tendant à accréditer l’idée que ce sont
les manifestants pacifiques appelés par
le FLN qui portent la responsabilité des
morts et à minimiser de façon très
spectaculaire le nombre de morts
algériens à l’époque, par conséquent, à
minimiser aussi la responsabilité de
l’État en général et de Maurice Papon en
particulier.
À propos de
Maurice Papon, ne pensez-vous pas qu’il
est un criminel contre l’humanité ?
Il faut tout
d’abord rappeler que Maurice Papon a
effectivement été condamné pour
complicité de crimes et de génocide en
raison de ses responsabilités pendant la
période de Vichy. Relativement au 17
octobre 1961, il faut rappeler et ce
sera une façon de lui rendre hommage,
qu’un certain nombre d’avocats et
notamment Maître Nicole Dreyfus
considéraient que les massacres du 17
octobre 1961 étaient constitués d’un
crime contre l’humanité et qu’à ce
titre, Maurice Papon portait une
responsabilité politique, policière et
personnelle écrasante et qu’on était en
droit effectivement de considérer qu’il
avait commis là un crime contre
l’humanité.
La
responsabilité de François Mitterrand
est aussi établie, notamment dans
l’affaire Fernand Iveton, notre camarade
qui a été guillotiné. Mitterrand était
Ministre de la Justice à l’époque et a
refusé sa grâce. N’est-ce pas toute
l’administration française qui est
impliquée dans la politique répressive ?
En ce qui concerne
le 17 octobre 1961, Mitterrand n’est pas
aux affaires. Ceux qui sont impliqués
sont le ministre de l’Intérieur Roger
Frey, le Premier ministre Michel Debré,
mais, vous avez raison, je n’oublie pas
les responsabilités de François
Mitterrand en tant que ministre sous la
IVe République, et qui a
déclaré que la France s’étendait de
Dunkerque à Tamanrasset et,
effectivement, sa responsabilité dans
l’exécution d’un certain nombre de
militants du FLN et, comme vous l’avez
cité précédemment, de Fernand Iveton.
Aujourd’hui,
l’Algérie fait face comme certains
autres pays, à un néocolonialisme
déchaîné ; je pense à l’attaque de
l’OTAN sur la Libye, de la
déstabilisation de la Syrie, etc.
D’après vous, toutes ces guerres ne
sont-elles pas une continuation des
guerres coloniales ?
Il y a
effectivement des phénomènes de
continuité entre le passé colonial de la
France et un certain nombre de ses
interventions militaires actuelles
assurément, mais il y a aussi des
phénomènes de discontinuité et dans un
certain nombre d’États africains et
anciennes colonies françaises, qui se
trouvent dans un état économique, social
et financier absolument catastrophique,
on ne peut pas exempter les responsables
de ces États de leurs responsabilités.
Ils portent une responsabilité première
et on pourrait ajouter que la France est
souvent complice de l’état dans lequel
se trouvent ces pays.
Il y a un
courant révisionniste sur les deux rives
de la Méditerranée, en France et en
Algérie, qui veut blanchir le
colonialisme. Ne pensez-vous pas que ces
personnalités qui ont pignon sur rue
poursuivent l’œuvre de nombreux
intellectuels tels que Victor Hugo, par
exemple, en prétendant que le
colonialisme était un bienfait ? Comment
expliquez-vous le retour du
révisionnisme en Algérie et en France ?
Pour ce qui est de
la France, il faut rappeler que cette
offensive du révisionnisme de l’histoire
coloniale débute notamment avec la loi
du 23 février 2005, qui est une
entreprise politique et juridique de
réhabilitation sans précédent du passé
colonial français, et rappeler que
contrairement à ce que beaucoup pensent
encore aujourd’hui, cette loi n’a
toujours pas été abrogée et donc, on est
en droit de considérer que cette loi est
une loi scélérate parce qu’elle porte
atteinte à des droits et à des principes
démocratiques élémentaires et notamment
un principe démocratique élémentaire qui
est que l’État, quelle que soit sa
nature et à fortiori si c’est un État
qui se dit démocratique, ne peut pas et
ne doit pas intervenir dans l’Histoire
et moins encore chercher à établir une
version officielle de l’Histoire en
général et de l’histoire coloniale en
particulier.
Que signifie
pour vous les insurrections de l’émir
Abdelkader, des Bouamama, des Mokrani,
etc. et de mes ancêtres, les
Abdelmoumen, qui ont tenu le siège de
Constantine en 1830 ?
Contrairement au
discours officiel des responsables
politiques de l’époque et des
militaires, la pacification de l’Algérie
n’a pas été un long fleuve tranquille,
bien au contraire, puisque,
effectivement, les autorités politiques
et militaires françaises n’ont pas cessé
de se heurter à des résistances, des
insurrections, qui prouvent que,
contrairement à ce qui est dit parfois,
ceux qu’on appelait à l’époque « les
indigènes » avec beaucoup de mépris
n’étaient pas du tout résignés mais ont
cherché, à chaque fois que cela était
possible et en dépit des risques qu’ils
encourraient pour leur liberté et pour
leur vie, à s’opposer à l’entreprise
impériale et coloniale française.
Que signifie
pour vous la Révolution algérienne du
1er Novembre 1954 ?
Cela signifie très
clairement que les dirigeants de
l’époque ayant acquis la conviction
parfaitement établie et légitime que le
colonialisme français en Algérie ne
céderait pas d’un pouce par la voie
pacifique et la voie des négociations,
et qu’il était nécessaire de combattre
ce colonialisme par la force des armes
afin de faire triompher ce qui est
pourtant acquis pour cette même
république mais refusé aux Algériens, à
savoir le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes.
Comment
expliquez-vous que des résistants au
nazisme pendant la guerre 39-45 aient pu
commettre, pour certains d’entre eux,
les crimes du 8 mai 1945, qu’ils soient
de gauche ou de droite ?
C’est effectivement
assez difficile à comprendre
aujourd’hui, ceux qui avaient pris les
armes contre l’occupant ne considéraient
pas moins que pour défendre la France,
son autorité européenne et son autorité
internationale, il fallait défendre
coûte que coûte l’empire colonial
français en général et l’Algérie
française en particulier. Ce qui permet
effectivement de comprendre pourquoi des
forces de droite comme de gauche, parti
communiste compris, se sont engagées
pour défendre l’empire au sortir de
la Seconde Guerre Mondiale, parce que,
encore une fois, par la défense de
l’empire, il s’agissait de rétablir la
France comme grande puissance européenne
et mondiale et de rétablir la France
dans le camp des vainqueurs.
La France
d’aujourd’hui ne doit-elle pas cesser de
soutenir des régimes africains, y
compris le pouvoir algérien, pour ses
propres intérêts même si cela va à
l’encontre de l’intérêt des peuples ?
Il me semble
relativement clair que dans un certain
nombre de cas d’anciennes colonies
françaises dirigées par des dictateurs
ou des régimes autoritaires, la France
porte encore aujourd’hui une
responsabilité écrasante ne serait-ce
que parce que, pour des raisons
géopolitiques, économiques, financières,
militaires, la France soutient
effectivement ces régimes et, une fois
encore, se moque des intérêts des
peuples concernés.
Est-ce une
continuité de son passé colonial ou
est-ce juste par intérêt géopolitique et
économique ?
Je pense qu’il y a
des deux en ce sens que la France
entretient des relations privilégiées
avec un certain nombre d’États au
Maghreb et en Afrique noire
subsaharienne parce que ce sont des
anciennes colonies et donc évidemment ce
passé est un passé qui pèse sur les
relations franco-africaines, pour le
dire très largement, et par ailleurs, il
y a aussi des enjeux géopolitiques,
économiques, financiers et militaires
qui déterminent le maintien de ces
relations et le soutien appuyé, y
compris militaire, à des régimes
notoirement autoritaires et notoirement
dictatoriaux.
Vous êtes un
intellectuel engagé et un Juste, je
tiens à le préciser, et un porteur de
lumière. Ne pensez-vous pas que votre
engagement doit être un modèle pour les
jeunes générations ? Ne doivent-ils pas
s’inspirer des parcours comme le vôtre ?
Je me garderais
bien de conclure en ce sens. Chaque
génération doit affronter les problèmes
qui sont les siens avec les instruments
intellectuels et politiques à sa
disposition.
Avez-vous connu
des pressions dans votre travail ?
Je n’ai eu aucune
pression quelconque en ce qui concerne
l’élaboration, la rédaction et la
publication des ouvrages qui sont les
miens.
En tant
qu’anticolonialiste, que pouvez-vous
dire à tous les résistants
anticolonialistes et anti-impérialistes
qui résistent dans le monde ?
Que la lutte
continue pour le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes contre les
dictatures et les régimes autoritaires
quels qu’ils soient et pour
l’émancipation et contre l’exploitation.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Olivier Le Cour Grandmaison ?
Olivier Le Cour
Grandmaison est un politologue et
historien français spécialiste des
questions de citoyenneté sous
la Révolution française et des questions
qui ont trait à l’histoire coloniale.
Il est professeur de sciences
politiques à l’Université d’Évry-Val
d’Essonne et a dirigé et animé plusieurs
séminaires au Collège international de
philosophie.
Il est président de
l’association
« 17 octobre 1961 : contre l’oubli »
qui préconise la reconnaissance
officielle des crimes commis par la Ve
République lors du massacre des
manifestants pacifiques algériens le 17
octobre 1961 à Paris.
Il est aussi
juge-assesseur désigné par le Haut
Commissariat aux réfugiés de l’ONU
(HCR), à la cour nationale du droit
d’asile (CNDA). Par ailleurs, il
appartient au comité de soutien de
l’Association Primo Levi à Paris qui est
un centre de soins et de soutien aux
personnes victimes de la torture et de
la violence politique.
Le Dr. Le Cour
Grandmaison est l’auteur de plusieurs
ouvrages parmi lesquels « Les
Citoyennetés en Révolution (1789-1794) »,
Paris, PUF,
1992 ; « Les
Constitutions françaises »,
Paris, La Découverte, 1996, « Haine(s) :
Philosophie et politique »,
avant-propos d’Étienne Balibar, Paris,
PUF, 2002 ; « Coloniser,
exterminer. Sur la guerre et l’État
colonial », Paris, Fayard, 2005
(édité en arabe en 2007, Algérie) ; « Le
Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa,
Guantanamo » avec G. Lhuilier et
J. Valluy, Autrement, 2007 ; « La
République impériale : politique et
racisme d’État », Paris, Fayard,
2009 (édité en arabe en 2009, Algérie) ;
« Douce
France. Rafles, rétentions, expulsions »,
collectif, Le Seuil/Resf, 2009 ; « De
l’indigénat. Anatomie d’un « monstre »
juridique : le droit colonial en Algérie
et dans l’empire français »,
Paris, Zones/La Découverte, 2010 (édité
en arabe) ; « L’Empire
des hygiénistes. Vivre aux colonies »,
Paris, Fayard, 2014.
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