Interview
Prof. Richard Wolff :
« Le socialisme représente la
revendication cruciale d’étendre la
démocratie à la sphère économique »
Mohsen Abdelmoumen
Prof. Richard Wolff. DR.
Dimanche 22 septembre 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez fait un
travail très important tout au long de
ces années, et vous avez écrit entre
autres ce livre remarquable
New Departures in Marxian Theory
que vous avez cosigné avec votre
collègue Stephen Resnick. A votre avis,
n’y a-t-il pas un besoin d’une
interprétation révolutionnaire du
marxisme loin des sentiers battus ?
Prof. Richard
Wolff : Marx et le marxisme étaient
eux-mêmes surdéterminés (au sens
d’Althusser) par leurs conjonctures
sociales. Il en sera de même pour la ou
les prochaines interprétations
révolutionnaires du marxisme. La crise
mondiale actuelle du capitalisme, bâtie
sur son effondrement mondial de
2008-2009, plus les critiques des
marxistes sur (1) la montée et la chute
de l’URSS et (2) d’autres premières
expériences de construction du
« socialisme » vont produire ensemble
ces prochaines interprétations
révolutionnaires. Sur ce point,
permettez-moi de vous diriger, vous et
vos lecteurs, vers deux ouvrages : S.
Resnick et R. Wolff,
Class Theory and History: Capitalism and
Communism in the USSR (Routledge,
2002) et aussi R. Wolff,
Understanding Marxism (2019).
Comment peut-on
construire aujourd’hui un mouvement
ouvrier capable de combattre le grand
capital de la manière la plus efficace ?
Du point de vue des
États-Unis, nos deux principales
priorités sont (1) l’organisation de la
gauche (qui est vaste et profonde, mais
complètement désorganisée) et (2)
l’élaboration d’un ensemble clairement
défini d’objectifs et de stratégies
sociaux… qui n’imitent pas le mantra
stratégique du passé (socialiser les
moyens de production et remplacer les
marchés par la planification) parce
qu’ils sont gravement incomplets, ce qui
les rend inefficaces pour cette tâche.
Vous avez écrit
Occupy the Economy: Challenging
Capitalism. D’après vous,
pourquoi le mouvement Occupy a-t-il
échoué ? Pourquoi la gauche américaine
peine-t-elle à être une force
d’encadrement de la classe ouvrière ?
Le mouvement Occupy
n’a pas persévéré, mais il n’a pas
échoué non plus. Son succès a consisté à
montrer à des millions de citoyens de
gauche américains qu’ils n’étaient pas
isolés, seuls, etc. mais faisaient
plutôt partie d’un large segment de la
société américaine et qu’une définition
politique clairement anticapitaliste
pouvait conquérir des millions de
citoyens et d’électeurs américains. Avec
Occupy, il n’y aurait pas eu de Bernie
Sanders en 2016. Occupy n’a pas réussi à
se maintenir et à se développer parce
qu’il a souligné le manque
d’organisation de la gauche américaine
plutôt que de le voir comme un problème
et d’offrir une solution.
Vous avez écrit
le livre percutant
Capitalism hits the fan. Selon
vous, pourquoi le capitalisme ne
survit-il que par des crises et pourquoi
n’est-il pas réformable ? Pourquoi le
système capitaliste est-il générateur de
crises permanentes ? Qu’en est-il des
alternatives à ce système agonisant ?
Au lendemain de la
plus grave crise du capitalisme à ce
jour (la Grande Dépression des années
1930), un soulèvement de masse s’est
produit aux États-Unis, dirigé par une
coalition de syndicats (CIO [ndlr :
Congrès des organisations
industrielles]), deux partis socialistes
et un parti communiste. Elle comprenait
des éléments réformistes et
révolutionnaires. L’aile réformiste a
gagné avec pour résultat que le « New
Deal » de Franklin Delano Roosevelt a
gouverné les États-Unis pendant la
Dépression. Le capitalisme a été
réformé. Depuis les années 1940, un
capitalisme réformé a inversé le
processus et supprimé ou réduit chacune
des réformes du New Deal. C’est là une
leçon cruciale. Si les réformes laissent
la position des capitalistes intacte à
la tête des entreprises et bénéficiaires
de l’excédent social, ils peuvent et
vont utiliser cette position et cet
excédent pour annuler les réformes
passées et bloquer les réformes futures.
La conclusion que tirent de plus en plus
de gens chaque jour est que les réformes
ont eu leur chance, que les résultats
empiriques de l’histoire nous sont
visibles, pour que la transformation
révolutionnaire devienne la nécessité
d’assurer des réformes et de faire
avancer la société d’une nouvelle façon.
Par transformation révolutionnaire,
j’entends la démocratisation des lieux
de travail (usines, bureaux et
magasins).
Donald Trump a
développé le concept « America first »
(l’Amérique d’abord). Comment
analysez-vous ce concept ? A votre avis,
est-ce juste un slogan électoral ? Par
ailleurs, Trump est en campagne pour se
faire réélire. Quel est votre analyse du
bilan de sa présidence ?
Trump a trouvé un
soutien pour America first parmi
les capitalistes et beaucoup plus parmi
les Américains blancs à revenu moyen, il
a donc adopté ce slogan pour recueillir
et organiser des appuis pour sa victoire
de 2016 et pour son régime par la suite.
C’est un slogan électoral, mais qu’il
peut et devra abandonner (en pratique,
sinon en théorie) parce que sa poursuite
littérale et systématique provoquera une
telle opposition parmi les capitalistes
que son régime sera menacé. Déjà,
l’opposition nationale que ses
politiques ont suscitée rend sa
réélection de plus en plus
problématique.
Vous avez
développé le concept Democracy at
work. Pouvez-vous l’expliquer à
notre lectorat ?
Les révolutions
bourgeoises ont apporté au moins des
formes de démocratie à la sphère
politique (gouvernement) dans les
sociétés modernes. Le socialisme
représente la revendication cruciale
d’étendre la démocratie à la sphère
économique, c’est-à-dire surtout aux
lieux de travail (usine, bureau,
magasin). Tous les travailleurs doivent
devenir l’employeur collectif de chaque
travailleur en tant qu’individu. Chaque
personne se voit attribuer des tâches
dans le cadre de la division du travail
du lieu de travail (tâches qui peuvent
être réparties en rotation entre les
personnes) mais se voit également
attribuer un rôle constitutif (un
travailleur, une voix) dans la
direction, la conception, etc. Toutes
les décisions importantes de
l’entreprise seraient alors prises
démocratiquement (règle de la majorité).
Vous êtes un
intellectuel engagé et avez soutenu Jill
Stein à la présidentielle en 2015. Ne
pensez-vous pas que les thématiques
liées au climat, avec notamment les
incendies en Amazonie et les ouragans
dévastateurs, etc. doivent être une
priorité dans la lutte contre le
capitalisme ?
Je soutiens le
Parti Vert en tant qu’alternative
importante à la domination des partis
républicain et démocrate puisqu’ils
soutiennent tous deux sans équivoque et
sans critique le système capitaliste
américain. J’ai soutenu les efforts de
Sanders pour des raisons parallèles en
2016. La gauche américaine très
désorganisée n’a pas encore trouvé les
moyens et les formes d’organisation pour
rassembler une formation
contre-hégémonique appropriée au
changement social qui doit avoir lieu
aux États-Unis. Je travaille dans ce but
avec toutes les forces sociales qui vont
dans cette direction et qui essayent de
résoudre ce problème d’organisation.
Bien sûr, le changement climatique est
un objet prioritaire parmi d’autres à
l’ordre du jour d’une telle gauche.
Le 1% qui
s’accapare des principales richesses n’a
jamais profité autant qu’aujourd’hui
alors que le capitalisme est en pleine
crise. Comment expliquez-vous cela ?
La richesse
concentrée – surtout quand elle ne
connaît aucune limite à son expansion –
est l’autre face de la crise
capitaliste. C’était vrai dans le passé
et c’est encore vrai aujourd’hui. C’est
encore un autre exemple de la raison
pour laquelle Marx a souligné la
nécessité de ne pas perdre de vue la
dialectique de Hegel lorsque nous
critiquons ce que lui et les autres en
ont fait.
Les guerres
impérialistes continues profitent aux
grands capitalistes et au complexe
militaro-industriel. Ce sont toujours
les mêmes qui profitent. N’y a-t-il pas
nécessité d’un front mondial pour
contrer l’impérialisme et le
capitalisme ?
En effet, mais pour
cela, il faut une solidarité concertée
des victimes et des critiques de
l’impérialisme capitaliste, une
coalition de victimes et de militants
dans les populations colonisées et
vivant sous la botte de l’impérialisme
et dans les populations des nations
impérialistes. Et cela exige à son tour
un travail politico-idéologique profond
et continu de la part des deux faces de
la coalition.
Les élections
américaines auront lieu l’an prochain
aux États-Unis. Pourquoi, face aux
candidats des plus riches, n’y a-t-il
pas un candidat qui défend les intérêts
des classes défavorisées ?
Dans toute la
mesure du possible (et c’est bien plus
que ce que les États-Unis ont vu depuis
la fin des années 1940), ces défenseurs
sont présents chez Bernie Sanders et
Elizabeth Warren. Quoi qu’il leur arrive
en tant que candidats individuels, ils
ont déjà déplacé le discours politique
américain vers la gauche d’une manière
qui favorise la croissance et le
développement de la gauche.
Vous avez
développé une nouvelle approche très
intéressante de l’économie politique
avec votre collègue Stephen Resnick.
Pouvez-vous expliquer à notre lectorat
pourquoi vous avez éprouvé le besoin
d’aller vers autre chose en développant
une approche novatrice ?
Simplement, alors
que nous avons été tous les deux
profondément impressionnés et
respectueux des énormes réalisations du
marxisme et du socialisme de 1850 à 1970
(se répandant à travers le monde comme
l’ombre critique du capitalisme), nous
pensions aussi que ses échecs, puis
l’implosion de l’URSS, constituaient des
obstacles majeurs à l’avènement de la
nouvelle société que les révolutions
française, américaine, russe et chinoise
avaient imaginée à divers moments de
l’histoire. Nous avons vu la puissance
des analyses de Marx et nous avons voulu
les appliquer pour expliquer ce qui
manquait dans les premières expériences
de construction de la société socialiste
(URSS, RPC, etc.) qui pourraient
expliquer leurs échecs et les blocages
qui y étaient liés. Notre critique
marxiste de l’organisation du lieu de
travail découlait de ces préoccupations.
Ne pensez-vous
pas que les sciences économiques telles
qu’elles sont étudiées aujourd’hui
n’offrent ni perspectives ni
alternatives et ne servent juste que
l’intérêt du grand capital ?
L’économie moderne,
dans ses variantes néoclassiques et
keynésiennes, est basée sur le système
capitaliste, en dépend et sert à le
reproduire. Smith et Ricardo l’ont dit
avec une grande fierté. De nos jours, la
prétention positiviste selon laquelle
l’économie est une « science » sociale
« neutre en termes de valeurs » empêche
les économistes du courant dominant de
faire des aveux comparables. Steve
Resnick et moi avons produit un manuel
d’économie utilisé dans les écoles à
travers les États-Unis qui compare
soigneusement et systématiquement
l’économie néoclassique, keynésienne et
marxiste pour enseigner aux étudiants
comment distinguer leur contenu et leurs
implications. Une réponse très complète
à ces questions est disponible dans ce
livre : R. Wolff et S. Resnick, Contending
Economic Theories: Neoclassical,
Keynesian and Marxian (Cambridge
and London: MIT Press, 2016).
La plupart des
experts paraissent dans les médias de
masse en jonglant avec des chiffres et
ne poursuivent qu’un seul but : réformer
le capitalisme. Ne pensez-vous pas que
l’économie est quelque chose de plus
sérieux qu’une question de chiffres et
qu’il est temps de passer à autre chose
que ce système capitaliste mortifère ?
Oui, mais c’est
plutôt la façon dont vous comprenez et
dont vous utilisez les chiffres qui fait
la différence….en bref, la perspective
et les valeurs qui régissent votre
travail.
D’après vous,
relire Marx n’est-il pas indispensable
pour que la classe ouvrière à travers le
monde puisse s’organiser efficacement
contre le grand capital ?
Oui, c’est
essentiel. On peut apprendre des
économistes qui aiment le capitalisme,
mais on peut aussi apprendre des
économistes qui ne l’aiment pas. La plus
grande erreur est d’imaginer qu’on ne
peut apprendre que par le biais dune
seule méthode. Et c’est vrai pour tous
les domaines possibles de la pensée et
de la connaissance.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Prof.
Richard Wolff ?
Richard D. Wolff
est professeur émérite d’économie à
l’Université du Massachusetts, à
Amherst, où il a enseigné l’économie de
1973 à 2008. Il est actuellement
professeur invité au programme de
deuxième cycle en affaires
internationales de la New School
University à New York.
Auparavant, il a
enseigné l’économie à l’Université de
Yale (1967-1969) et au City College de
la City University de New York
(1969-1973). En 1994, il a été
professeur invité d’économie à
l’Université de Paris 1, la Sorbonne
(France). Richard Wolff a également été
un conférencier régulier au Brecht
Forum à New York.
Au cours des
vingt-cinq dernières années, en
collaboration avec son collègue Stephen
Resnick, il a développé une nouvelle
approche de l’économie politique. Tout
en conservant et en élaborant
systématiquement la notion marxiste de
classe en tant que main-d’œuvre
excédentaire, il rejette le déterminisme
économique typique de la plupart des
écoles d’économie, généralement associé
au marxisme. Cette nouvelle approche
apparaît dans plusieurs ouvrages
coécrits par Resnick et Wolff et dans de
nombreux articles rédigés séparément et
ensemble. Les travaux du professeur
Wolff ont en commun deux composantes
essentielles. Le premier est
l’introduction de la classe, dans sa
définition élaborée de la main-d’œuvre
excédentaire, en tant que nouveau
« point d’entrée » de l’analyse
sociale. Le second est le concept de
surdétermination en tant que logique
d’un projet analytique systématiquement
non déterministe :
Repenser le marxisme.
Depuis 2005, le
professeur Wolff a écrit de nombreux
textes analytiques plus courts axés
principalement, mais pas uniquement, sur
la crise capitaliste émergente puis
explosive. Il publiait régulièrement de
tels articles analytiques sur le site
Web du magazine Monthly Review et
occasionnellement dans de nombreuses
autres publications, imprimées et
électroniques. La large diffusion
d’articles plus courts associée à
l’aggravation de la crise l’ont amené à
recevoir de nombreuses invitations pour
présenter ses travaux dans des forums
publics.
En particulier
depuis 2008, le professeur Wolff a donné
de nombreuses conférences publiques dans
des collèges et universités (Notre Dame,
Université du Missouri, Washington
College, Franklin et Marshall College,
Université de New York, etc.) dans le
cadre de réunions communautaires et
syndicales, dans des écoles secondaires,
etc. Il donne également des interviews
aux médias (sur de nombreuses stations
de radio indépendantes telles que KPFA à
Berkeley, KPFK à Los Angeles, WBAI à New
York, des stations de radio publiques
nationales, le Real News Network,
l’émission Thom Hartmann, etc.). Il a
pris la parole devant des groupes
professionnels et des lycées locaux, des
églises et des conférences mensuelles au
Brecht Forum à New York.
Les allocutions du
professeur Wolff et ses interviews avec
les médias portent généralement sur un
ou plusieurs des sujets suivants : La
crise économique actuelle: origines et
conséquences ; La démocratie au travail:
un remède contre le capitalisme ; La
crise économique actuelle et la
mondialisation ; Crise économique et
stratégie socialiste ; La différence
entre les théories économiques
(néoclassique, keynésienne et
marxiste) ; L’histoire de la tradition
théorique marxiste ; La pertinence
contemporaine et les perspectives
uniques de l’économie marxiste ; Analyse
de classe de l’ascension et de la chute
de l’URSS.
L’émission
hebdomadaire du professeur Wolff, Economic
Update avec Richard D. Wolff,
est diffusée sur plus de 70 stations de
radio du pays et peut être téléchargée
sur Free Speech TV.
Le Prof. Wolff a
écrit plusieurs ouvrages, dont :
Understanding Marxism (2018) ;
Capitalism’s Crisis Deepens: Essays on
the Global Economic Meltdown (2016) ;
Democracy at Work: A Cure for Capitalism
(2012) ;
Occupy the Economy: Challenging
Capitalism (2012) ;
Contending Economic Theories:
Neoclassical, Keynesian, and Marxian
(2012) ;
Capitalism Hits the Fan: The Global
Economic Meltdown and What to Do About
It (2009) ;
New Departures in Marxian Theory (2006) ;
Economics: Marxian versus Neoclassical
(1987) ;
Rethinking Marxism (1985) ;
Economics of Colonialism: Britain and
Kenya, 1870-1930 (1974).
Le
site du Prof. Richard Wolff
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
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