Algérie Résistance
Tewfik Hamel : « On ne lutte pas contre
les moustiques avec une kalachnikov,
mais en «expurgeant le marais» qui les
soutient. »
Mohsen Abdelmoumen
Tewfik
Hamel. DR.
Vendredi 22 juillet 2016
English version here:https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/2016/07/22/tewfik-hamel-we-dont-fight-against-mosquitoes-with-a-kalashnikov-but-in-cleaning-the-swamp-that-support-them/
Mohsen Abdelmoumen :
D’après vous, Daech n’est-il pas
en train d’opérer un retrait tactique
notamment en Syrie et en Irak, surtout
quand on voit des villes comme Falloujah
tomber aussi facilement, ce que les
médias occidentaux présentent comme une
défaite de Daech ?
Tewfik Hamel : Il
est encore tôt de parler de la défaite
de Daech. En Syrie, en Irak comme en
Libye, ni le pire ni le meilleur n’est
inévitable. La situation est très
complexe. Ces pays subissent ce que l’on
appelle dans le jargon militaire la «
guerre parmi les populations » où les
concepts traditionnels de la victoire
décisive peuvent avoir moins de sens.
Dans ce type de conflit, les groupes
armés non étatiques de toutes sortes
puisent leur force et liberté d’action
principalement de leur capacité à
manipuler, intimider et mobiliser les
populations, et ils le font en utilisant
un éventail de méthodes allant de la
contrainte à la persuasion.
Le niveau politique doit identifier
les objectifs politiques et les
corroborer avec la stratégie militaire
adéquate. Ensemble, les niveaux à la
fois militaires et politiques doivent
coopérer dans le choix de la fonction la
plus adéquate de la force:
l’amélioration, la contrainte, la
dissuasion ou la destruction. Sur le
terrain, les forces militaires doivent
utiliser la force pour atteindre de
nouveaux objectifs: quand vous combattez
parmi les populations, vous devez gagner
la population, et pas nécessairement
occuper ou détruire des cibles
traditionnelles. En effet, « faire la
guerre à des insurgés » c’est comme «
manger de la soupe avec un couteau »,
une chose « difficile à apprécier
pleinement jusqu’à ce que vous l’ayez
fait », disait John Nagl, qui en a fait
l’expérience.
Dans la lutte contre la criminalité,
le terrorisme et les insurgés, le
gouvernement dispose d’un avantage
initial en termes de ressources,
cependant contrebalancé par l’obligation
de maintenir l’ordre et de protéger la
population et les ressources critiques.
Les terroristes et insurgés réussissent
en semant le chaos et le désordre ; le
gouvernement échoue s’il ne maintient
pas un ordre satisfaisant. Donc s’il se
borne à tuer ou à faire des prisonniers,
l’Etat ne peut gagner. Gagner les
guerres et gagner la paix sont ainsi
deux missions fort différentes.
Terroristes et criminels peuvent semer
le désordre partout, tandis que l’armée
doit maintenir l’ordre partout. Le
rétablissement de l’ordre en Syrie et en
Irak passe par le renforcement de l’Etat
exigeant la poursuite de la « tactique
du salami », « tranche après tranche,
jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien ».
C’est-à-dire récupérer les territoires
des terroristes quartier après quartier,
ruelle après ruelle, village et village,
région après région, etc.
Une étude de la RAND Corporation
de 2008, analysant les groupes
terroristes qui existaient dans le monde
entier entre 1968 et 2006, a révélé que
la plupart des groupes terroristes ont
mis fin à leurs activités en raison des
opérations de la police locale ou des
opérations des services de renseignement
qui ont permis la suppression ou l’arrêt
des membres-clés (40%) ou parce que ces
groupes ont rejoint le processus
politique (43%). La force militaire a
rarement été la raison principale de la
fin de ces groupes. Il est vrai aussi
que « les groupes terroristes religieux
prennent plus de temps à être éliminés
que d’autres groupes et atteignent
rarement leurs objectifs ». Aucun n’a
réussi à remporter la victoire, et la
probabilité qu’Al-Qaïda et même Daech
renverse un gouvernement au Moyen-Orient
est nulle. Malgré le soutien que
reçoivent les groupes terroristes actifs
en Syrie et en Irak, ils n’ont pas
réussi à renverser le régime syrien.
L’internationalisation du conflit
assombrit les perspectives pour une
issue rapide et a aggravé la souffrance
de la population syrienne.
Ne pensez-vous pas que Daech
se redéploye en Libye pour en faire une
véritable base arrière dans le futur qui
compensera les territoires qu’elle a
perdu en Irak et en Syrie ? Le centre de
commandement de Daech ne va-t-il pas se
déplacer en Libye ?
C’est un scénario peu probable.
Premièrement, Daech, par essence, est
une organisation irakienne -le produit
d’un contexte particulier. Dans le
slogan « Etat islamique », il n’y a
d’Etat ou d’islamique que le nom. Elle
est davantage une organisation laïque
(baathiste dans ses veines) que
religieuse, qui a compris que « la
religion devient une arme dangereuse
quand on sait comment s’en servir »
(pour reprendre l’expression de Frédéric
le Grand en 1747). La religion joue un
rôle central dans l’auto-compréhension
de nombreuses personnes et a un effet
significatif sur les buts, les objectifs
et les structures de la société. Dans
certains cas, l’auto-compréhension
religieuse peut jouer un rôle
déterminant ou régulateur de la
politique, la stratégie ou la tactique.
Mais les institutions étatiques – qui
définissent les règles de l’appartenance
politique, la représentation et
l’allocation des ressources – jouent un
rôle-clé et c’est l’identité politique
qui domine le jeu politique.
En Grande Bretagne, par exemple, la
majorité des sondages réalisés depuis le
11 Septembre 2001 montre – malgré un
contexte général défavorable – que les
musulmans se sentent plus britanniques
que les autres minorités. Les jeunes
britanniques musulmans se sentent plus
intégrés que leurs homologues européens
[1].La mouvance islamiste algérienne a
connu plusieurs transformations
radicales, habituellement en réponse à
des pressions externes, des menaces
existentielles et des opportunités
d’expansion. Deux changements
interdépendants ont eu lieu : la
conversion du GSPC en AQMI ; et un
processus de « sahelisation »,
c’est-à-dire un changement stratégique à
partir de l’Algérie comme le centre
opérationnel principal vers la région du
Sahel, une zone comprenant le Sud de
l’Algérie, le nord du Mali, la
Mauritanie et le Niger. Son déplacement
vers le Sud pour survivre a impliqué le
centrage de ses opérations,
parallèlement à l’érosion de sa
puissance en Algérie. En effet, les
groupes armés sont des organismes
vivants, pas des structures mécaniques.
Ils changent, se transforment et se
recombinent en permutations infinies.
Les acteurs locaux ne disparaissent pas
dans les nouveaux réseaux mondiaux. Au
contraire, leur mise en réseau mondial
permet aux entités criminalo-terroristes
traditionnelles de survivre et de
prospérer, en échappant, à un moment
difficile, au contrôle d’un Etat donné.
De cela, AQMI est un exemple clair. Même
« régionalisée » et intégrée au « djihad
mondial », sa direction est
essentiellement algérienne et ses
activités visent principalement
l’Algérie. Pareil pour Daech. Sa
direction est surtout composée d’anciens
officiers de Saddam.
Il est peu probable qu’une
organisation telle que Daech puisse voir
le jour en Libye. Les contextes sont
différents. L’Algérie ne le permettra
pas. Seule, elle a les moyens de rendre
l’organisation moins destructrice et
moins cohérente plutôt que de la vaincre
militairement. Elle n’hésitera pas à le
faire si la sécurité nationale est en
jeu. Daech en Syrie est devenue
puissante car elle bénéficié du laxisme
des acteurs impliqués dans ce conflit
qui avaient des objectifs
contradictoires. L’Occident, la Turquie
et les pays de Golfe étaient centrés sur
le renversement du régime syrien. Ce
n’est que tardivement que la lutte
contre Daech a été inclue comme un
second objectif. La situation en Libye
est différente. Contrairement à la
Syrie, le régime Kadhafi est renversé.
Les divergences portent sur le partage
du « butin ». L’Europe et les États-Unis
ne l’accepteront jamais. Malgré la
divergence des intérêts, le processus de
rétablissement de l’ordre est déjà en
cours. Et tout acteur menaçant cet
objectif sera combattu.
[1] Voir « British Muslims », The
Times, 3 juillet 2012 ; Ruth Smith, «
Britain’s young Muslims more integrated
than rest of Europe », Children & Young
People Now, 12 aout 2009
Quelle est votre analyse de
l’attentat de l’aéroport d’Istanbul et
de l’attaque qui s’est déroulée à Dhaka
au Bengladesh ? Et comment
expliquez-vous que Daech intensifie ses
attentats à l’étranger ? Quel en est le
message sous-jacent ?
Le terrorisme est une menace
transnationale croissante. Il s’étend de
l’Afrique à l’Europe et l’Asie, etc. Il
est une menace dans le monde entier avec
de variables modes d’expression et de
justification et avec différentes
tactiques de modus operandi. Un
phénomène ni récent ni statique, le
terrorisme a considérablement évolué au
fil du temps, même s’il conserve
certaines caractéristiques qui l’ont
historiquement caractérisé. Bien que des
événements aléatoires puissent
évidemment terroriser, le terrorisme est
par sa nature un événement organisé et
planifié ou politique. Le terrorisme se
produit à la fois dans le contexte de la
résistance violente à l’État et à
l’impérialisme ainsi qu’au service des
intérêts de l’Etat. A travers ces
attentats, Daech cherche probablement à
desserrer l’étau qui se referme autour
d’elle. Daech s’apparente à une mosaïque
hybride criminalo-terroriste dont la
réputation sanglante est connue par tout
le monde. Il est donc clair que l’impact
d’un groupe local sera plus important
s’il a déclaré son allégeance à Daech.
Le terrorisme fait partie de la
politique mondiale depuis le début du
20e siècle. Ses caractéristiques sont
fonction de l’évolution des processus
globaux et des structures liées à : la
guerre, l’impérialisme, le renforcement
de l’État, et la structure de
l’économie-monde. Le terrorisme et la
lutte contre le terrorisme ont également
évolué dans une pratique géopolitique
mondiale. Donc, la modernisation produit
un ensemble interdépendant de facteurs
qui sont une cause importante du
terrorisme, comme la complexité accrue à
tous les niveaux de la société et de
l’économie a crée des opportunités et
des vulnérabilités. Des réseaux
sophistiqués de transport et de mobilité
offrent la communication et les moyens
de la publicité pour les terroristes. En
outre, compte tenu d’une source de
mécontentement (et dans l’Etat moderne
centralisé avec sa bureaucratie sans
visage, le manque de réactivité face aux
demandes omniprésentes), le terrorisme
est considéré comme une stratégie
intéressante pour les petites
organisations de diverses tendances
idéologiques qui veulent attirer
l’attention sur leur cause, provoquer le
gouvernement, intimider les opposants,
impressionner le public, ou promouvoir
l’adhésion des fidèles.
La direction de Daech (et d’Al-Qaïda)
a poursuivi une stratégie de
mobilisation des groupes locaux avec des
griefs locaux au jihad mondial. Il n’y a
pas de réseau ennemi monolithique avec
un seul ensemble de buts et objectifs.
La nature de la menace est plus
compliquée. La tendance dans le monde
des mouvements islamistes semble
fonctionner à travers des « théâtres
d’opérations » régionaux (l’Europe
Occidentale, les Amériques, l’Afrique de
Nord, le Moyen-Orient, l’Afrique de
l’Est, le Caucase et la Russie, l’Asie
centrale et du Sud, l’Asie du Sud-est)
plutôt que comme un bloc monolithique.
Les preuves suggèrent que des groupes
islamistes au sein des théâtres suivent
des approches idéologiques ou
stratégiques générales qui sont
conformes aux déclarations de Daech, et
partagent un style tactique commun et le
lexique opérationnel. Mais il n’y a pas
de preuve claire qu’elle contrôle ou
dirige le jihad dans chaque théâtre
directement. Avec de plus en plus de
filiales au Yémen, en Somalie et en
Afrique du Nord, Al-Qaïda et Daech sont
plus diffuses dans leurs portée et
mission.
La tendance est à l’autonomisation
des cellules locales, qui auront plus de
liberté à tracer leur propre chemin et
planifier leurs propres campagnes. Comme
effet pervers, la décapitation
d’Al-Qaïda semble semer les graines d’un
nouveau terrorisme que Daech a
centralisé. Mais il est probable que la
direction des nouvelles cellules –
toujours plus décentralisées et
atomisées – quitte cette logique. Les
experts disent que le réseau ne peut pas
être contrôlé par un seul leader, sur
une base quotidienne. Mais du fait de
l’autonomisation et la diversité des
intérêts et des enjeux, les déclarations
d’allégeance des groupes locaux à Daech
et Al-Qaïda, par exemple, ne valent pas
grand-chose. Les rivalités entre
Al-Qaïda et Daech ne sont que la
traduction – au niveau macro du djihad
mondial – des rivalités existantes entre
les groupes locaux affiliés. Il s’agit,
probablement, d’un lien symbolique
mutuellement bénéfique. Pour les groupes
locaux, l’attribution du label pourrait
renforcer la légitimité parmi les
radicaux et faciliter le recrutement –
un moyen classique d’assurer la loyauté
à la cause commune et d’asseoir les
fondements d’une obéissance aveugle.
Pour Al-Qaïda et Daech, cela leur donne
l’illusion de la toute-puissance et
d’une présence mondiale. Il n’est pas
exagéré de dire que Daech et Al-Qaïda
sont devenues plus un logo commercial de
marketing pour fomenter le terrorisme.
À votre avis, les anciens
réseaux terroristes tels que ceux du GIA
et d’autres groupes, notamment en
Belgique, en Suisse et dans diverses
capitales européennes, ne sont-ils pas
des réseaux logistiques de Daech ? Y
a-t-il eu la jonction entre les anciens
et les nouveaux réseaux djihadistes ?
Daech, organisation hybride
criminalo-terroriste, est composée
d’éléments hétérogènes. Le problème,
c’est que la vaste gamme de mouvements
islamistes – très variés dans la
constitution sociale, la structure et
programme – a laissé de nombreux
observateurs perplexes. L’Occident ne
sait pas vraiment quoi en penser. Les
raisons du récit extrémiste trouvent un
terrain fertile dans tant de sociétés à
travers le monde qui sont aussi diverses
que les sociétés elles-mêmes. On peut
distinguer la présence de trois groupes
salafistes distincts qui traversent et
composent à la fois les organisations du
djihad mondial (comme Daech et Al-Qaïda)
et les groupes locaux (comme le FIS) :
politique, djihadiste et da’wa (les
puristes). Bien que ces groupes
distincts acceptent les mêmes
enseignements religieux à un niveau
macro, l’application d’une
interprétation puriste du texte du Coran
et de la Sunna, les chefs religieux
locaux interprètent ces textes en
fonction des contextes locaux. Ces
communautés distinctes, cependant, ne
sont pas des entités statiques qui sont
restées inchangées au fil du temps.
Chacune a prédominé à un moment donné.
Au cours des trente dernières années,
les allégeances et les appartenances
locales dans les sectes politiques,
djihadistes et da’wa ont beaucoup
changé. La nature changeante de ces
communautés salafistes, particulièrement
la montée du salafisme politique dans
les années 1980 et djihadiste dans les
années 1990, s’explique par l’évolution
du contexte politique mondial, et le
déplacement des possibilités d’accès au
pouvoir sur le terrain. Le contexte
international lié au retour du religieux
et l’impact de la fin de la guerre
froide et de la mondialisation sont à
prendre en considération. L’insurrection
islamiste est l’un des aspects du
nationalisme religieux affrontant l’État
séculier.
Le FIS a ainsi fourni un véhicule
pour la propagation du radicalisme par
glissements à travers la société, qui a
ensuite été aggravé par sa fracturation
après l’annulation des élections en
1992. Les Salafistes djihadistes sont
ceux qui sont actifs dans les conflits
armés contre l’État ou d’autres acteurs
internationaux. Plusieurs de ces groupes
ont opéré ou continuent d’opérer au sein
du GIA, GSPC, et enfin AQMI. Le
renforcement de la tendance djihadiste
fut en partie facilité voire accéléré
par le retour des militants algériens
qui avaient combattu en Afghanistan et
ont apporté une idéologie mondiale
djihadiste dans le pays. Ce sont ces
éléments qui constituaient le noyau dur
du GIA, qui s’est rapidement démarqué
des autres groupes armés à travers sa
volonté d’utiliser les formes extrêmes
de violence. Estimés entre 2 000 à 3 000
à leur retour en Algérie, les « Afghans
» algériens ont dérivé vers l’aile
extrême du mouvement islamiste, et plus
tard ont formé le noyau du plus féroce
des groupes terroristes algériens. Ce
qui a fait la brutalité unique du GIA
est leur position au sein du groupe.
Ce sont eux qui ont constitué en
quelque sorte une « avant-garde » de
l’insurrection islamiste et ont été en
mesure de renforcer le soutien à l’islam
révolutionnaire en prétendant qu’ils
avaient réussi contre l’URSS et en
soulignant combien l’islamisme modéré
n’avait pas réussi à atteindre le
pouvoir pacifiquement ailleurs. De
manière générale, les islamistes
radicaux voient dans une « avant-garde
composée de vrais croyants, des agents
de la révolution qui montrent la voie à
suivre ». Selon les radicaux, la
révolution islamiste ne peut être
laissée à la population parce que son
esprit a été contaminé par les idées
étrangères des forces décadentes. En
outre, la création d’une petite unité
d’avant-garde répond aux besoins
stratégiques et aux exigences de
sécurité. Daech se compose des trois
catégories (politiques, djihadistes,
puristes) et d’autres groupes sans lien,
y compris des gangs criminels. En ce
moment, la force est en faveur des
éléments djihadistes qu’il faut
affaiblir. La solution passe par « une
stratégie de désagrégation » visant à
démanteler, ou briser, « les liens dans
le jihad mondial ». L’Algérie l’a fait
au niveau national de multiples façons
(groupes auto-défenses et police
communale, réconciliation nationale,
forces armées, etc.).
Une stratégie de désagrégation «
signifie des choses différentes à des
moments différents ou dans des théâtres
différents, mais fournit une conception
stratégique unificatrice pour une
confrontation mondiale prolongée.
Néanmoins, plusieurs idées pratiques
découlent de cette conception
stratégique ».
Selon vous, les services de
renseignement occidentaux ont-ils étudié
sérieusement le cas algérien et se
sont-ils instruits notamment de
l’expertise de l’armée et des services
de renseignement algériens dans la lutte
antiterroriste ?
La menace terroriste est appréciée
différemment. Si Al-Qaïda comme
organisation est devenue virtuelle suite
à la guerre totale contre le terrorisme,
Daech en est aussi le produit. L’Algérie
a de l’expérience dans la lutte
anti-terroriste, ce qui a fait dire au
sous-secrétaire d’État William Burns : «
Washington a beaucoup à apprendre de
l’Algérie sur les moyens de lutter
contre le terrorisme ». Les visites
répétitives de hauts dirigeants
européens et américains témoignent de
cet intérêt. Mais il est clair que
l’Algérie n’a pas encore exploité tout
son potentiel en la matière. Durant la
guerre froide, on vantait le « pouvoir
égalisateur de l’atome ». Aujourd’hui,
la nature de l’ennemi et les besoins du
combat exposent le « pouvoir égalisateur
de l’information ». L’information est le
pouvoir. Savoir s’en servir importe plus
que l’information elle-même. Comme les
grandes puissances sont fascinées par la
haute technologie, et vu la nature
insidieuse de l’ennemi et le caractère
asymétrique de la lutte, ce facteur est
la meilleure carte des petits États pour
conserver une place privilégiée dans le
concert des grandes puissances et
renforcer leur influence et leur pouvoir
de négociation. Avoir sa voix au
chapitre signifie être « l’homme sur le
rocher ». Une source de la CIA a
expliqué que l’agence était incapable
d’empêcher les attaques de 9/11 parce
qu’ils ne disposaient pas d’un espion en
place au sein du cercle d’Al-Qaïda. « Si
seulement », dit-il, « nous avions eu un
homme sur le rocher à côté d’Oussama ben
Laden, étudiant ses pensées, étudiant
ses plans ».
Certaines de nos sources
européennes liées au renseignement nous
ont affirmé que des agents ont travaillé
sur des réseaux du GIA et du GSPC
agissant en Algérie dans les années ‘90.
Ces agents ont averti leurs
gouvernements, pourquoi n’ont-ils pas
été entendus à cette époque là ? Les
populations occidentales ne sont-elles
pas en train de payer les erreurs
stratégiques passées de leurs
gouvernements ?
Les attaques du 11 septembre ont eu
lieu malgré les alertes répétitives de
la CIA en direction des décideurs
politiques. Richard Immerman, historien
et ancien haut officier du
renseignement, soutient que l’analyse
stratégique du renseignement n’a jamais
compté dans le processus décisionnel de
la sécurité nationale des États-Unis.
Cela peut s’expliquer également par le
fait que les décideurs cherchent de
l’information à l’appui de leur point de
vue et agenda existants, tout en
ignorant ou en rejetant des informations
contradictoires. Par exemple, les
principaux décideurs américains étaient
impatients de voir les liens entre les
attentats du 11 septembre et le régime
irakien de Saddam Hussein. Cela est
généralement associé à la perception.
Les perceptions (comment les individus
interprètent et comprennent les données
qui leur sont présentées) sont parmi les
influences les plus importantes dans la
prise de décision. Une variété
d’arguments ont été développés pour
mobiliser le soutien pour une attaque
contre l’Irak alors que les services
renseignements les mettaient en garde
qu’une guerre contre l’Irak pourrait
accroître le terrorisme.
Toutes les professions développent
des savoirs ésotériques. Leurs
hypothèses et logiques ne sont
généralement pas partagées par le reste
de la société. Elles définissent les
problèmes dans des termes spécifiques
qui leur sont propres. Les membres de
ces organisations et les professions qui
sont bien engagés et socialisés dans les
normes de leur domaine en viennent à
accepter ces cadres cognitifs,
symboliques et émotionnels comme
naturels et évidents. Le modèle des
relations civilo-militaires favorise une
division entre militaire et politique.
Les officiers militaires demandent
toujours des objectifs clairs, alors que
politiciens préfèrent éviter des
déclarations claires et définitives sur
quoi que ce soit. Cela explique en
partie ce décalage entre la perception
de la menace par les services de
renseignement et la réaction des
politiques qui devront intégrer leurs
alertes en tenant compte d’autres
priorités et facteurs y compris
l’opinion publique, les coûts-avantages,
etc.
Et en Occident, on ne sait pas
vraiment quoi penser des divers groupes
actifs dans la région. Dans de nombreux
cas, le « bon sens » est privilégié au
détriment de l’analyse scientifique et
de terrain. Dans la guerre contre le
terrorisme, les dirigeants américains et
leurs alliés ont privilégié la clarté
morale à la clarté stratégique. Ils
voient en effet les causes du terrorisme
comme une réaction contre la
mondialisation, tirée principalement par
l’anomie, l’envie, l’irrationalité, les
États faillis, ou, en effet, le mal tout
simplement. Plus précisément, il a
subordonné la clarté stratégique à la
clarté morale. À Washington, par
exemple, le débat fait rage entre les «
Confrontationists » et les «
Accommodationists » dans leur
tentative d’interpréter l’islam
politique comme le montre Fawaz A.
GERGES.
· Les « Confrontationists »
voient un « choc des civilisations » et
l’Islam comme incompatible avec, et une
menace pour, la démocratie (comme
Bernard Lewis, Judith Miller, Martin
Kramer, Mortimer Zuckerman, Daniel
Pipes, Samuel Huntington, Peter Rodman,
Walter McDougal, Charles Krauthammer).
Pour eux, les islamistes sont
intrinsèquement antidémocratiques et
profondément anti-occidentaux.
· Les « Accommodationists »,
par contre (comme John Esposito, Yvonne
Haddad, Graham Fuller et Leon Hadar) ont
tendance à minimiser l’importance de
l’extrémisme islamiste et dire que la
menace est exagérée.
S’agissant de la politique américaine
sous Clinton, le gouvernement s’appuyait
sur les deux courants pour formuler ses
positions. D’où un paradoxe : lorsqu’on
se réfère aux discours, les
porte-paroles du gouvernement ont à
l’unanimité épousé l’approche des «
Accommodationists » et se sont
montrés « culturellement sensibles et
politiquement corrects ». Mais lors de
la formulation et l’exécution des
politiques vers des pays et des
problèmes spécifiques, l’approche des «
Confrontationists », inspirée
par « un résidu profond d’ambivalence,
de scepticisme et de méfiance », est
dominante. Les approches de Georges W.
Bush et d’Obama ne pas différentes si ce
n’est dans la forme.
La montée de l’islamiste
révolutionnaire dans le monde est le
produit de plusieurs facteurs. Au-delà
des facteurs internes liés à chaque
pays, quelques événements
internationaux-clés ont contribué à
modifier l’équilibre entre les trois
catégories du salafisme que nous avons
citées (politiques, djihadistes,
puristes) et à radicaliser les segments
du mouvement islamiste :
· La révolution iranienne a stimulé
la mouvance islamiste en les poussant
vers l’avant dans d’autres pays, qui
sont devenus plus actifs dans la vie
politique.
· La résistance des moudjahidines
contre les Soviétiques en Afghanistan a
donné lieu à des Talibans et a montré
que la lutte armée (djihad) pourrait
réussir à créer un État islamique. Le
retrait soviétique d’Afghanistan,
considéré comme une victoire pour les
moudjahidines, a donné un nouvel élan
pour la re-politisation de l’islam.
· La politique américaine a aggravé
le problème. Une étude de 2010 du
Center for International Development and
Conflict Management de l’Université
de Maryland révèle que les données
suggèrent fortement que le terrorisme
d’aujourd’hui est en grande partie un
sous-produit de la guerre en Irak et est
largement différent du terrorisme du
dernier quart du XXe siècle. Le total
des attaques terroristes et meurtrières
– qui ont augmenté de façon
spectaculaire entre 1970 et début des
années 1990 – a diminué jusqu’au début
du XXIe siècle, puis de nouveau a
augmenté au cours des dix dernières
années. Les augmentations sont nettement
plus élevées après 2003 si l’on inclut
tous les cas de terrorisme en Irak. Même
après exclusion des cas en Irak, où
aucun groupe spécifique ne peut être
identifié, le total des attaques
terroristes a presque triplé entre 2000
et 2006.
L’intervention de l’Otan a eu les
mêmes effets déstabilisants sur
l’Afrique du Nord et le Sahel. La
déstabilisation de la Syrie n’a fait
qu’aggraver le problème du terrorisme
international. Ces événements
constituent des moments-clés dans le
changement de l’environnement
stratégique de sécurité dans le
Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie et même
l’Europe. Aujourd’hui, l’Irak, la Libye
et la Syrie sont devenus « exportateurs
de la terreur ». À ce rythme, le
terrorisme risque de devenir ingérable
dans un proche avenir. Les conflits en
Afghanistan, Irak, Libye, Syrie ont
servi et servent encore à socialiser une
jeune génération de recrues
potentielles, tant en Afrique qu’en
Europe.
Pourquoi selon vous certains
gouvernements occidentaux ont-ils
accueilli des groupes djihadistes sur
leur sol, notamment des groupes qui
frappaient dans les années ‘90 en
Algérie ? Comment expliquez-vous ce
laxisme ?
En plus d’être un phénomène
omniprésent qui transcende les contextes
culturels, religieux, économiques et
politiques, le terrorisme est une menace
pour la stabilité politique, la sécurité
internationale et le bien-être humain.
Malgré le caractère récurrent de ce
phénomène plus vaste, il est encore mal
défini, et ouvert à des interprétations
erronées, des confusions, des
détournements, des abus et des
justifications morales. La tendance
dominante identifie le terrorisme à
l’islam radical : les seules attaques
terroristes à craindre seraient
perpétrées par des musulmans. C’est
évidement faux. Le renouveau de la
radicalisation religieuse ou sous
d’autres formes et couleurs n’épargnent,
depuis plusieurs décennies, aucune
région du monde, ni aucune religion.
C’est un raccourci dangereux. Si
aujourd’hui, terrorisme et
Al-Qaïda/Daech (et groupes semblables
motivés par le fanatisme religieux) sont
devenus pratiquement synonymes, sans
doute parce que la majeure partie du
terrorisme contemporain est le fait de
ses adhérents, cela rend possible le
maintien de l’ambiguïté quant aux
intentions réelles.
Au moins jusqu’au 11 septembre 2001,
la plupart des menaces transnationales y
compris le terrorisme ont clairement un
profil globalement plus bas dans les
considérations de sécurité mondiale que
ne le sont les rivalités géopolitiques
des grandes puissances, les guerres
régionales, et la prolifération des
armes de destruction massive. En outre,
une partie de la classe politique
occidentale ne comprenait pas vraiment
ce qui se passait en Algérie et la
position des pays occidentaux n’était
pas la même. Après tout, l’Algérie ne
faisait pas partie du camp occidental
durant la guerre froide et
l’insurrection terroriste islamiste
servait les intérêts stratégiques de
nombreux pays occidentaux. Cela n’a pas
changé avec la guerre mondiale contre le
terrorisme.
La guerre contre le terrorisme est
une réalité, mais les objectifs sont
multiples et parfois contradictoires et
nuisent à la lutte antiterroriste. Ce
discours – qui ne puise pas dans le
vide, mais s’insère dans celui de la
mondialisation – a des effets
idéologiques puissants, en ce sens que
l’objectif déclaré de combattre et de
vaincre le terrorisme peut servir à
occulter d’autres objectifs, y compris
la poursuite de la mondialisation
néolibérale par d’autres moyens, la
préservation et la consolidation de
l’hégémonie américaine, l’ouverture de
nouveaux marchés pour les produits
américains, l’expansion de la présence
militaire, le contrôle des
approvisionnements pétroliers
internationaux, etc. La GWOT (ndlr :
Global War on Terror) est devenue
le moteur du projet mondialiste.
L’expansion économique et du libre
marché est justifiée par la lutte contre
le terrorisme. Ce discours a aussi eu
des effets constructifs réels comme il
est opérationnalisé et mis en œuvre dans
des systèmes, institutions et moyens
d’action. Une caractérisation générale
du discours de la GWOT en termes d’un
certain nombre de thèmes centraux peut
être décelée.
Certaines voix n’écartent pas
d’autres attentats à venir en Europe.
Pensez-vous que les terroristes vont
choisir des cibles significatives ou
choisiront-ils des cibles molles à
défaut d’atteindre des cibles
stratégiques ?
Connaître l’ennemi et ce qui
constitue son centre de gravité est
indispensable. En ce sens, « un
terroriste sans cause (au moins de son
point de vue) n’est pas un terroriste »
(Konrad Kellen) mais il n’est pas
certain, comme le prétend George W. Bush
Jr, qu’« ils embrassent la tyrannie et
la mort comme une cause et une croyance
». Leur idéologie a été appelée « Islam
militant », « salafisme », « islamisme
», « wahhabisme », « quotbisme », «
djihadisme », et même « l’islam », alors
que le voile n’est pas la même chose que
la ceinture d’explosifs. Les attentats
des dernières années à travers le monde
soulignent la menace posée en
particulier par les terroristes
islamistes. Toutefois, ils reflètent et
sont l’expression d’un phénomène plus
large et plus sanglant qui s’étend bien
au-delà de l’Islam.
D’ailleurs, bien que les motifs
religieux puissent avoir de
l’importance, le terrorisme suicidaire
moderne ne se limite pas à l’intégrisme
islamiste. Les groupes islamistes
reçoivent le plus d’attention dans les
médias occidentaux, mais, jusqu’à 2001
au moins, le leader mondial dans le
terrorisme suicidaire était le groupe
des Tigres Tamoul. Le recours à la
religion n’est pas le propre des
islamistes. Sous l’administration Bush,
« la religion est devenue un instrument
utilisé pour fournir une justification
morale pour ce qui est, en fait, une
stratégie d’empire », disaient Andrew
Bacevich et Elizabeth Prodromou. Le
terrorisme va bien au-delà d’Al-Qaïda et
de Daech qui non seulement leur est
antérieur mais va leur survivre. Compte
tenu de cela, si le terrorisme doit être
combattu plus efficacement, tout accord
sur celui-ci doit aller au-delà de la
menace qui est actuellement posée par
ces deux organisations en particulier.
Sans une telle approche, non seulement
le terrorisme sera insoluble, mais il
risque d’être ingérable.
Pour répondre à votre question, il
semble nécessaire d’avoir un aperçu
historique. Le terrorisme d’inspiration
religieuse (après avoir été la logique
dominante avant le 19e siècle)
réapparaît à partir des années 1980
alors que certains facteurs ont catalysé
sa sécularisation au 20e siècle. Le
processus de re-politisation façonne un
processus plus large où une série de
facteurs sont à la fois des produits,
des composantes et des catalyseurs.
Alors qu’hier, le terrorisme était
considéré comme une facette de la
politique moderne laïque, principalement
associée à la montée du nationalisme, de
l’anarchisme et du socialisme
révolutionnaire, le terrorisme islamiste
s’inscrit dans la « quatrième vague »,
celui motivé par des impératifs divins.
Il est donc indissociable de l’émergence
des « nationalismes religieux » qui
sont, à leur tour, directement liés à la
mondialisation néolibérale et
géopolitique mondiale. Le nationalisme
religieux est la relation entre le
nationalisme et une croyance religieuse
particulière. Cette relation peut être
décomposée en deux aspects: la
politisation de la religion et
l’influence réciproque de la religion
sur la politique. L’évolution des
tendances au sein de la « quatrième
vague » a conduit à un changement
significatif dans les menaces posées à
la société.
Les « nationalistes religieux sont
modernes sans être modernistes ». Ils
sont unis par un ennemi commun – le
nationalisme séculier – et un espoir
commun de la renaissance de la religion
dans la sphère publique, explique Mark
Juergensmeyer. Deux catégories peuvent
être distinguées dans le « nationalisme
religieux » : ethnique et idéologique.
Une des plus grandes différences entre
les objectifs des nationalistes
religieux est la mesure dans laquelle la
religion est un aspect de l’identité
ethnique (ce type de nationalisme
religieux se trouve en Irlande par
exemple) et la mesure dans laquelle la
religion fait partie d’une « critique
idéologique » contenant une vision
alternative de l’ordre politique. Ce
dernier type du nationalisme religieux
se trouve, par exemple, dans la
révolution islamique en Iran de
l’ayatollah Khomeiny.
Tandis que la religion semble être la
tendance générale dominante de la
quatrième vague du terrorisme, les
attentats-suicides semblent être la
force motrice de la hausse de la
létalité. Le terrorisme motivé par les
impératifs religieux diffère du
terrorisme purement laïc. En
particulier, il s’appuie sur des
systèmes de valeurs, des mécanismes de
légitimation et de justification
radicalement différents. Les concepts de
la moralité embrassée par des
terroristes « de quatrième vague » et
les vues millénaristes qui forment
souvent leur processus de pensée et
influencent leurs actions, sont aussi
différents. En tant que telles,
certaines ruptures ont profondément
bouleversé la donne en matière de
létalité, à savoir : la généralisation
des attaques suicides que Bruce Hoffman
a appelées « les missiles de croisière
humains » ; le culte de la mort
collective (tuer autant que possible) ;
le choix d’attaques de cibles plus
faciles ; le déclin des groupes. Bref,
la voie est à la « privatisation de la
violence » mettant fin à la fameuse
expression : « le terrorisme, c’est peu
de victimes mais beaucoup de spectateurs
». Il est suggéré que le choix de cibles
faciles est en partie dû à l’incapacité
de frapper des cibles difficiles. Au
sein de la « quatrième vague », on
distingue deux types de terrorisme
religieux à savoir :
· Le « terrorisme religieux politique
» qui vise un objectif politique et où
la religion est utilisée comme un moyen
pour mobiliser et attirer des disciples,
et justifier ses actions ; et
· Le « terrorisme millénaristique »
qui n’a pas un tel objectif temporel et
se bat pour un but sacré plus abstrait
qui est impossible à atteindre.
C’est le « terrorisme millénaristique
» qui affecte le plus les sociétés
européennes et que l’on craint le plus.
Les études montrent que les groupes liés
à Al-Qaïda sont beaucoup plus meurtriers
(36,1 morts par attaque) que les groupes
religieux qui ne sont pas affiliés à
Al-Qaïda (9,1 mort par l’attaque).
Al-Qaïda et Daech sont bien sûr les
meilleurs exemples de la montée du
terrorisme religieux millénaristique.
Seuls les groupes millénaristiques
semblent perpétrer des attaques au cœur
de l’Occident. Les conflits en
Afghanistan, Irak, Libye, Syrie ont
servi et servent encore à socialiser une
des générations de recrues potentielles,
tant en Moyen-Orient, en Afrique, qu’en
Occident. Une distinction est faite
entre les recrues au Moyen-Orient et en
Afrique qui sont souvent des groupes où
l’on voit plus d’activité criminelle.
Ils se rapprochent davantage des
guérilleros, chefs de guerre et gangs et
sont moins intéressés par la recherche
du martyre. Quant aux recrues d’origines
occidentales, pour Daech/Al-Qaïda, leur
utilité peut dériver de leurs
aspirations idéologiques ou au martyre.
Daech leur offre un système dogmatique
fermé de rituels, d’idées, de
conceptions, de directives et de
représentations délimitant les
différences entre le sacré et le
profane, et entre le bien et le mal. Ce
faisant, elle rationnalise les
contradictions des différents groupes en
leur fournissant une cause commune.
Vous êtes au courant des
récentes opérations antiterroristes que
mène l’armée algérienne avec des
résultats très probants où le
renseignement a joué un rôle-clé dans la
réussite de ces opérations. En tant
qu’expert dans le domaine
sécurité-défense, à votre avis, quel
impact auront ces opérations sur les
autres groupes terroristes qui pullulent
dans la région MENA ?
Un coup d’œil sur la carte
géopolitique du terrorisme fait
ressortir une multitude de facteurs à
l’origine de ce phénomène bien que,
aujourd’hui, celui-ci se cristallise
dans cet ensemble de désordres qui
implique l’Afrique du Nord et le
Moyen-Orient. Si le terrorisme n’est pas
un phénomène nouveau, le lieu des
attaques terroristes a changé entre les
régions du monde: l’Europe occidentale
avait le taux le plus élevé dans les
années 1970, l’Amérique Latine dans les
années 1980, et le Moyen-Orient après
2003. Pour les besoins opérationnels, il
vaut mieux appréhender l’ennemi comme un
système : plutôt que des organisations
terroristes, des « organismes »
complexes qui dépendent de plusieurs
facteurs ; leadership, populations,
ressources, infrastructures et défenses.
Perdre l’un de ces éléments-clés et
l’ennemi est paralysé. Les perdre tous
et l’ennemi est éliminé. De manière
générale, les idéologies terroristes
peuvent être fondées sur l’ethnicité, le
nationalisme, la religion ou la vision
du monde d’un leader terroriste
charismatique. Et les terroristes
agissent parce qu’ils pensent qu’ils
peuvent atteindre leurs objectifs,
généralement dans l’espoir que l’État
dans lequel ils agissent sera trop
faible pour les arrêter ou pour prévenir
de tels actes à l’avenir. Cela signifie
: Où sont-ils ? Que sont-ils ? Que
veulent-ils être ou/et faire ? Que
redoutent-ils ?
C’est à ces niveaux que l’Algérie
pourrait venir à bout du terrorisme. Sur
le long terme, le pays ne peut pas
compter éternellement sur la force
armée, car les affirmations chiffrées
posent un problème de pertinence pour la
raison toute simple que compter les
terroristes est une affaire glissante.
Il n’est pas évident de pouvoir faire un
inventaire complet. Les estimations
varient. Ces évaluations sont inexactes
en partie parce que le nombre total de
camps d’opération n’est pas fermement
accepté. En effet, même si les experts
connaissent le nombre total exact des
camps, les personnes qui ont suivi la
formation ne deviennent (ou ne sont
restées) pas nécessairement des membres
réels de l’organisation. Étant donné que
ce sont toutes des estimations, on ne
sait pas quelle est la proportion parmi
les terroristes que les forces
algériennes ont capturés ou tués. En
outre, il existe un réservoir islamiste
important parmi la société algérienne
qui pourrait être réactivé, surtout que
la mouvance islamiste algérienne n’a pas
connu un processus de déradicalisation,
mais de désengagement. La population
djihadiste elle-même est dynamique,
surtout avec le chaos régional où
criminalité flirte avec terrorisme et où
les groupes terroristes sont apatrides.
Bien qu’elle ait été affaiblie par
les opérations antiterroristes de
l’armée algérienne, AQMI continue à
opérer dans certaines régions du Sahel.
AQMI et d’autres organisations
terroristes et criminelles constituent
une menace pour la région du Sahel. La
réalité est que les pays de la région
font face à une nouvelle catégorie de
terroristes directement liés à la guerre
mondiale contre le terrorisme. Les
autorités algériennes ont arrêté des
terroristes venant juste de rentrer
d’Irak. Leurs calendrier, méthodes et
objectifs semblent tous porter la marque
d’un groupe de type Al-Qaïda. Avant
2007, les attentats-suicides ne font pas
partie de ces pays africains, et
maintenant ils s’infiltrent
progressivement dans le continent.
L’insurrection islamiste en Afrique du
Nord est entrée dans sa deuxième phase,
celle succédant à l’échec et à
l’effondrement de la première vague de
militantisme islamiste qui a jeté
l’ombre de sa menace à travers cette
vaste région dans les années 1990. Après
avoir subi la défaite en Algérie, Libye
et Égypte, une seconde vague
d’islamistes tente de s’organiser à
l’échelle régionale.
Parmi ces combattants, plusieurs ont
absorbé d’importantes expériences,
leçons tactiques et techniques apprises
sur les champs de bataille urbains en
Irak ou dans les campagnes rurales en
Afghanistan. Peu nombreux, ces
moudjahidin de la deuxième génération
ont le potentiel de menacer la stabilité
politique et économique de la région
surtout avec le chaos libyen. Ces
nouveaux guerriers sont moins intéressés
par le nationalisme que par le « jihad
mondial » défendu par Al-Qaïda/Daech
avec lesquelles bon nombre de ces
combattants continuent de maintenir des
liens étroits quoiqu’ambigus.
En Europe, diverses
commissions et personnalités ont pointé
du doigt le manque, voire l’absence, de
coordination entre services européens et
parfois même entre services du même
pays. À quoi sont dues ces défaillances
et ne servent-elles pas en premier lieu
les terroristes de Daech et d’Al-Qaïda ?
Dans la lutte contre les terroristes,
il est facile de les tuer vu l’asymétrie
des ressources en faveur du
gouvernement; il est juste très
difficile de les trouver. Ainsi, vous
pouvez comprendre pourquoi l’accent est
tant placé sur le renseignement. Et
c’est là que le facteur humain prend
toute son importance. Au lieu d’un front
stable, les services de sécurité et de
renseignement font face à « champ de
bataille » en évolution constante. Les
ennemis sont divers, fluides, en
réseaux, imprévisibles, dynamiques, en
constante évolution. Les terroristes
n’opèrent pas comme des unités armées,
ne tentent généralement pas de saisir ou
de tenir un territoire, évitent
délibérément d’engager des forces
militaires ennemies au combat. En effet,
l’âge de l’ennemi sans visage et agile a
bouleversé « l’art de guerre » et, dans
ce type de conflit, la réalisation de la
victoire stratégique est susceptible
d’être de plus en plus difficile à
atteindre. L’accent sera mis sur des
frappes chirurgicales ciblant de
minuscules cellules terroristes et
laboratoires d’armes présumés. Le succès
ne se mesurera pas en nombre de
territoires gagnés et de corps capturés,
mais de réseaux pénétrés, de
communications interceptées, de
virements bancaires bloqués, et de
programmes d’armement secrets
découverts. C’est une guerre dans
laquelle intelligence et surveillance,
diplomatie multilatérale, et vigilance
accrue sur le front intérieur ont autant
d’importance que les prouesses
militaires.
Les services occidentaux sont réussi
à déjouer beaucoup d’attentats et le
risque zéro n’existe pas. Malgré
l’intégration européenne, il y a
toujours une aversion pour la
centralisation et le partage de
l’information. L’information est en
quelque sorte le pouvoir. Le
renseignement est un domaine très
sensible. Les égoïsmes nationaux
persistent toujours, ce qui paralyse la
coopération en matière antiterroriste.
Parfois le partage de l’information est
lent à cause de la bureaucratie et des
procédures alors que le « facteur temps
» est central dans la lutte contre le
terrorisme. Dans de nombreuses régions
du monde, les attaques du 11 septembre
ont catalysé le recrutement et le
soutien global pour les organisations
terroristes islamistes, la propagation
de la génération de cellules
auto-radicalisées et une tendance vers
le « micro-terrorisme ». Le contexte
post-11/9 a entraîné d’importants
changements au sein des terroristes,
donnant naissance à des organisations
avec une structure ayant un moindre
degré de centralisation, qui fonctionne
maintenant dans une logique de bas en
haut qui fait que l’initiative en
matière de la planification et de
l’exécution des attaques est fixée
principalement entre les membres des
cellules et pas nécessairement au sein
des structures de direction.
Depuis le début des années 1990,
existe Europol, une organisation de
police européenne spécialisée dans le
renseignement criminel mais aussi dans
le renseignement sur le terrorisme
depuis 2001. Depuis le 1er janvier 2016,
il est doté d’un Centre européen de
contre-terrorisme dont la principale
faiblesse est le manque de moyens,
particulièrement humain. Les grandes
puissances sont fascinées par la haute
technologie au détriment du facteur
humain, central dans la collecte de
l’information. Les opérations contre les
cellules hybrides criminalo-terroristes
sont susceptibles d’entraîner des
actions très petites par des forces plus
réduites ne nécessitant pas une
technologie très sophistiquée, sauf pour
les activités de renseignement et le
système de surveillance à travers le
monde. La nouvelle génération de
dirigeants est follement passionnée par
la technologie, attirée par des
solutions technologiques mécanistes aux
problèmes complexes. Les solutions
proposées sont, par exemple, le projet
de fichier PNR (Passenger Name
Record), renforcement de l’agence
Frontex, création d’une CIA européenne,
etc.
Mais pourquoi y a-t-il plus de
djihadistes européens qu’algériens en
Syrie ? C’est une question à laquelle il
faut répondre. Les pays européens et
américains sont des exportateurs de
terroristes, comme le révèle un
classement fourni par le journal
britannique The Economist en
septembre 2014. La France compte plus de
700 ressortissants activistes en Syrie,
la Grande-Bretagne : 400, l’Allemagne :
270, la Belgique : 250. Parmi les
djihadistes il y a 250 Australiens, 70
Américains et près de 400 Turcs. Le
nombre d’Algériens dans ces groupes est
inférieur à 100. La Tunisie compte plus
de 3 000 ressortissants, suivie par
l’Arabie Saoudite (2 500), la Jordanie
(2 000), et le Maroc avec 1 500
djihadistes. En d’autres termes, ce «
rêve technologique » (c’est-à-dire la
création de forces armées légères,
professionnelles et de haute technologie
capables d’obtenir le succès militaire
décisif avec des coûts minimaux en
termes de pertes en vies humaines), est
une question très sensible dans l’ère de
la « guerre post-héroïque » qui pose de
nombreuses lacunes. Ses défenseurs
négligent la plupart des continuités
dans les conflits armés et ne
reconnaissent pas les limites des
nouvelles technologies et des capacités
militaires émergentes. En particulier,
les concepts reposant principalement sur
la capacité de cibler les forces
ennemies avec des munitions de précision
à longue portée séparent la guerre de
ses contextes politiques, culturels et
psychologiques.
Il y a eu beaucoup d’erreurs dans la
stratégie antiterroriste, qui se fonde
sur une mauvaise sociologie et traduit
une lecture simplifiée de la violence
irrégulière y compris le terrorisme
islamiste. Les interventions ouvertes ou
déguisées en Syrie, Libye, Irak, la
rupture des relations avec la Russie,
l’alignement sur la stratégie américaine
sont autant d’erreurs. La guerre
mondiale contre le terrorisme est «
étato-centriste » comme le montre la
stratégie des États-Unis et de l’Europe
en Syrie. En fait, la lutte contre Daech
et les groupes terroristes est une
réalité, mais elle est directement
subordonnée à l’objectif central qui est
le renversement de Bachar El-Assad. Au
début, il y a même eu usage et
manipulation du terrorisme pour
atteindre cet objectif que ce soit
directement ou via les alliés du Golfe
ou la Turquie. Ce n’est qu’après que
Daech s’en soit pris aux intérêts
occidentaux que la lutte contre cette
organisation a été entreprise
parallèlement à l’objectif de
renversement du régime syrien.
Philip Golub disait que « la
structure de sécurité n’est pas
principalement conçue pour garantir la
sécurité. Sa raison d’être est
relativement indépendante de toutes les
menaces réelles ou supposées, qu’elle
est censée écarter ou combattre ». Un
nombre important des activités des pays
occidentaux en Afrique et au
Moyen-Orient n’a rien à voir avec la
lutte antiterroriste, mais avec d’autres
objectifs de politique étrangère qui
parfois nuisent gravement aux efforts de
lutte contre le terrorisme. Ce faisant,
leurs services de sécurité et de
renseignement se trouvent saturés et
dispersés à gérer les conséquences de
politiques contradictoires. L’Irak n’est
qu’un exemple parmi d’autres. Le
résultat de ces politiques
d’intervention : un désordre régional
qui risque de devenir ingérable et des
ressources insuffisantes pour y faire
face, des ressources qui auraient pu
être utilisées pour renforcer la
sécurité des citoyens.
Les gouvernements occidentaux
peuvent-il combattre le radicalisme
djihadiste ?
La stratégie de lutte contre le
terrorisme transnational met largement
l’accent sur la manifestation du
terrorisme dans sa forme tactique, sans
s’attaquer aux causes sous-jacentes
domestiques. Une grande stratégie pour
vaincre le terrorisme entraînera
nécessairement un réexamen de la
politique américaine et des pays
européens, car la stratégie occidentale
est basée sur une mauvaise sociologie,
soutenue par un discours largement axé
sur les valeurs et la clarté morale, et
stipulant que les terroristes ne sont
rien d’autre que des barbares attaquant
le monde libre et ses valeurs. Et comme
Bernard Brodie l’a dit en 1973, une «
bonne stratégie suppose une bonne
anthropologie et sociologie. Certaines
des plus grandes bévues militaires de
tous les temps ont résulté d’évaluations
naïves dans ce domaine ».
Il est difficile de trouver des
explications générales en ce pourquoi
une personne s’engage dans le
terrorisme. Le terrorisme est le produit
de choix éclairés résultant
d’interactions dynamiques entre les
individus, les organisations et les
conditions environnementales, influencé
par des considérations temporelles et
spatiales et par quiconque nous aide à
interpréter le monde qui nous entoure.
La participation à la guerre sainte sous
sa forme locale ou globale est une
décision individuelle, le résultat
d’interactions de trois niveaux :
l’individu, l’organisation et
l’environnement. Mais le discours
occidental dominant tire des lectures
réductrices et, ce faisant, tente
d’imposer la clarté historique et morale
où d’autres pourraient trouver
l’ambiguïté. Loin d’être une simple
utilisation ornementale de la langue, le
recours à la métaphore du « mal » n’est
pas un accessoire stylistique
superficiel et/ou une façon de décorer
le discours sans affecter son sens.
Décrire l’ennemi comme le « mal »
peut être un moyen efficace de légitimer
des mesures extrêmes. On ne peut pas
négocier avec le « mal », mais seulement
chercher à l’éradiquer. Il est inutile
d’essayer de comprendre le « mal » ou de
chercher des explications et, par
conséquent, aucune étude sociologique du
phénomène n’est possible. C’est même
dangereux. C’est supposer que les
terroristes sont rationnels, que leurs
griefs sont légitimes ou même qu’ils ont
une cause. L’accent mis sur les valeurs
au lieu des intérêts est de nature à
cristalliser le conflit, à nier toute
légitimité à leur cause et à écarter le
dialogue, la barbarie et l’irrationalité
caractérisant leurs revendications.
C’est une façon de dire que seule
l’option militaire est possible, seule
leur extermination est possible. Il est
donc absurde d’envisager de traiter les
« méchants » terroristes comme des
personnes rationnelles qui agissent sur
la base de la raison pour atteindre des
objectifs particuliers. La politique et
la diplomatie ne sont pas pertinentes,
la violence seule peut répondre à la
violence.
En d’autres termes, la seule réponse
possible au terrorisme est la guerre.
L’analyse historique non plus n’est pas
perspicace – aucun des torts ou des
injustices passés ne peut expliquer le «
mal ». Le président Obama, par exemple,
décrit Daech comme la « brand of
evil » et met en avant la force
comme l’unique alternative : « Aucun
Dieu ne tolère cette terreur. Aucun
grief ne justifie ces actions. Il ne
peut y avoir aucun raisonnement – aucune
négociation – avec cette marque du mal.
Le seul langage compris par des tueurs
comme ceux-ci est le langage de la force
», dit-il. Mais, enfin, Daech est un
produit direct de la politique
américaine, ce que les dirigeants
américains ne reconnaissent jamais. Dans
le rapport d’Oxford Research Group,
le directeur de Transnational
Foundation for Peace and Future Research,
Jan Oberg, indique que « le discours de
sécurité post-11/9 dominant tourne
autour de trois mythes : que le
terrorisme n’a pas de causes qui valent
d’être discutées, que le terrorisme est
seulement non-gouvernemental, et que la
« guerre contre le terrorisme » devrait
avoir la priorité sur tous les autres
défis mondiaux ». Ce rapport intitulé
Global Responses to Global Threats
« démystifie ces mythes ».
Comment expliquez-vous le
déséquilibre qu’il y a entre la maîtrise
et l’efficacité des djihadistes dans
l’utilisation des nouvelles technologies
et de la communication, et de l’autre
côté les médias de masse qui ne font que
compter les attentats sans analyser la
matrice djihadiste avec ses variantes et
ses constantes ?
Au-delà des motivations, les
terroristes de la « quatrième vague »
opèrent désormais dans un environnement
complètement différent, c’est-à-dire
saturé de médias de masse, et où l’accès
à des armes de plus en plus
sophistiquées est de plus en plus
facile. Les agendas des terroristes et
médias sont différents. Les premiers ont
appris à manipuler les seconds
subtilement et efficacement. En 1974,
Brian Jenkins a suggéré que « les
attentats terroristes sont souvent
soigneusement chorégraphiés pour capter
l’attention des médias électroniques et
de la presse internationale » qui se
révèlent, en fin de compte, incapables
de négliger ce que Bowyer Bell a
pertinemment décrit comme « un événement
(…) spécialement élaboré pour répondre à
leurs besoins ».
Les mêmes mécanismes et forces
technologiques et économiques servant la
diffusion de la mondialisation ont
augmenté le pouvoir des individus et
petits groupes et permis au terrorisme
une portée mondiale. La diffusion de la
technologie, de l’information et de la
finance, donne aux groupes
terroristes/criminels une plus grande
mobilité et l’accès au monde entier. Le
volume, la vitesse et la propagation
géographique de la mondialisation
économique a conféré un certain degré
d’anonymat à ceux qui y participent. Les
groupes armés exploitent cet anonymat de
trois façons distinctes. D’abord, la
taille de l’économie mondiale permet aux
groupes armés de masquer leur commerce
de marchandises licites et illicites, de
déplacer les personnes, et d’échapper à
la détection. Ensuite, la capacité de
communiquer et de travailler de manière
anonyme sur de grandes distances permet
à des groupes armés de créer des liens
avec d’autres ayant des idéologies, des
objectifs, des appartenances et des
structures opérationnelles disparates.
Enfin, la connectivité accrue du monde
globalisé a permis à des groupes armés
de transmettre des informations et de
recruter à l’échelle internationale tout
en masquant leur qualité d’auteur et les
intentions au milieu du bruit de
l’interaction mondiale légitime.
L’ère de l’information semble aider
les acteurs non-étatiques plus que les
États. Les nouvelles technologies
permettent aux différents groupes de
travailler en réseau, de promouvoir
leurs causes et d’accroitre leur «
efficacité organisationnelle, leur
létalité et leur capacité à opérer à une
échelle véritablement mondiale ». La
montée de Daech/Al-Qaïda a ainsi
bénéficié de l’explosion mondiale des
technologies de communication : les
groupes radicaux sont toujours plus
connectés à une sorte de nébuleuse
extrémiste mondiale, que ce soit
idéologiquement, virtuellement et/ou
physiquement. Toutefois, il faut
nuancer. Le savoir-faire militaire
(maîtrise des communications,
fabrication d’armes et d’explosifs,
stratégie et tactique militaires, etc.)
n’est pas dû principalement à
l’internet, comme on le répète souvent.
Il faut se poser la question de savoir
où sont passés les anciens membres de
l’armée irakienne et libyenne, par
exemple. Leur savoir-faire et leur
expertise militaire et organisationnelle
ont été diffusés sur le terrain un peu
partout au Moyen-Orient et en Afrique.
Il n’est pas exagéré de dire que leur
rôle reste décisif sur le champ de
bataille et dans la stratégie de Daech.
C’est l’intervention américaine et de
l’OTAN qui a provoqué la diffusion des
techniques de guerre en décapitant
l’armée irakienne et libyenne – et non
pas l’internet, entre autres.
Ne pensez-vous pas que pour
combattre le terrorisme, il faut des
services de renseignement efficaces, et
une coordination entre différents
services de renseignement à travers le
monde n’est-elle pas vitale dans ce
combat ?
Effectivement. Mais l’histoire
militaire est pleine de surprises.
Historiquement, le concept de l’ennemi a
été plus omniprésent que le concept de
la menace. Face au terrorisme, les
militaires se trouvent confrontés à un
problème d’identification puisque la
philosophie d’Al-Qaïda ne possède aucun
sanctuaire géographique. La guerre
évoque les concepts de champs de
bataille. Mais avec le terrorisme, tout
et n’importe quoi pourrait être un champ
de bataille. La menace est
transnationale, caractérisée par des
ennemis sans territoire, sans frontières
et sans bases fixes. Comme un essaim de
frelons en colère entourant un homme non
protégé, ils se précipitent en livrant
une attaque cinglante, et se retirent
rapidement. Le hasard et l’incertitude
sont personnifiés par des forces
irrégulières soutenues par une large
idéologie, une infrastructure
organisationnelle et opérationnelle
étendue, et une adhésion multinationale.
Comme le terrorisme mondial ne se
compose pas de 50 divisions blindées,
l’accent sera mis sur des frappes
chirurgicales contre de minuscules
cellules terroristes et des laboratoires
d’armes. L’opération commando des forces
spéciales contre Ben Laden en Somalie et
en Libye est « l’exemple classique » de
la façon d’exécuter parfaitement les
opérations militaires à hauts risques.
La réussite de ce type d’opérations est
basée sur une information fiable.
D’où l’intérêt d’avoir un service de
renseignements efficace et
d’institutionnaliser la coopération
entre les différents services en la
matière. Mais la politique est l’art du
possible. Pour que ça marche, il faut au
préalable se mettre d’accord sur la
définition du terrorisme. Actuellement,
chaque État a sa propre liste des
organisations terroristes. Donc « tant
qu’il n’y a pas d’accord sur « ce qu’est
le terrorisme », il est impossible
d’attribuer la responsabilité aux pays
qui soutiennent le terrorisme, de
formuler des mesures pour faire face au
terrorisme à un niveau international, et
de lutter efficacement contre les
terroristes, les organisations
terroristes et leur alliés ». Le système
international est resté anarchique.
L’espionnage massif des Américains du
reste du monde, y compris leurs alliés
européens (même ceux engagés à leurs
cotés dans la guerre contre le
terrorisme), est révélateur de la
prédominance des intérêts nationaux et
de la méfiance stratégique profonde qui
existe.
Pour que la coopération
internationale dans ce domaine puisse
fonctionner et potentiellement réussir,
les pratiques de la guerre ne doivent
pas seulement être acceptées,
régularisées et institutionnalisées,
mais aussi apparaitre comme la seule
option pour la paix dans le monde. Les
autorités qui prétendent être en charge
de déterminer les paramètres des
politiques anti-terroristes doivent se
présenter comme disposant des
connaissances faisant autorité sur la
nature du terrorisme. Mais le discours
américain sur le terrorisme est
fragmentaire et approximatif. La
nécessité d’une définition cohérente et
consensuelle du terrorisme est une base
essentielle pour une meilleure
compréhension. Désigner les concepts
clairement et précisément reste une
condition préalable absolue à une
politique efficace. Au lieu de cela, et
afin de soutenir des politiques
porteuses d’intérêts nationaux
particulièrement américains, les
États-Unis et leurs alliés ont agi de
diverses manières (hard et
soft) pour mondialiser le discours
et nécessairement les pratiques de la
GWOT.
À votre avis, peut-on venir à
bout du phénomène terroriste uniquement
sur le terrain militaire ou faut-il agir
avant tout sur l’idéologie et la matrice
qui secrète ce terrorisme ?
Il est important de définir notre
terminologie, la perception de tout
problème intellectuel étant façonné par
la compréhension des concepts. Un point
de vue spécifique sur les
caractéristiques et les causes du
terrorisme façonne les perceptions quant
à savoir si un État peut employer ses
forces armées dans le cadre de ses
efforts pour contenir et finalement
vaincre le terrorisme, ou si
l’utilisation de moyens militaires
serait contre-productive. Beaucoup de
gens ne pensent pas au terrorisme comme
un problème militaire, ni n’en parlent
en termes de « guerre mondiale contre le
terrorisme », sauf peut-être comme une
métaphore. La réponse américaine aux
attaques du 11 septembre de 2001 a
militarisé le conflit, tant en termes de
la rhétorique de la « guerre » qu’en
termes d’opérations militaires réelles.
Pour la réussite de toute stratégie
antiterroriste, il semble crucial de
comprendre que les options militaires ne
sont qu’un instrument dans la lutte
contre le terrorisme. Comme l’expérience
d’autres pays empêtrés dans de telles
luttes l’a montré, l’incapacité de
développer une stratégie globale et
parfaitement coordonnée a souvent mis à
mal, même annulé, leurs efforts de
contrer le terrorisme.
Pour être efficace, une stratégie de
lutte contre le terrorisme doit être
soutenue et ses objectifs être
réalistes. En clair, personne ne devrait
épouser l’illusion que le monde
développé peut remporter ce conflit dans
un avenir proche. Comme c’est le cas
avec la plupart des insurrections, la
victoire n’apparaît pas décisive ou
complète. Le traitement des maux
politiques, sociaux et économiques peut
aider, mais à la fin ne sera pas
décisif. Dans cette guerre, la force
militaire directe continuera à jouer un
rôle dans l’effort à long terme de
contrer les terroristes et d’autres
extrémistes. Mais sur le long terme, «
tuer ou capturer » ne peut pas
constituer le chemin vers la victoire.
On ne lutte pas contre les moustiques
avec une kalachnikov, mais en «
expurgeant le marais » qui les soutient.
Une stratégie intégrée axée sur les
trois « D » (Diplomatie, Défense,
Développement) est nécessaire. La
stratégie impose la discrimination des
menaces et l’harmonisation des fins et
des moyens, et exige des objectifs
clairs, tout du moins un ennemi
identifiable et probablement un théâtre
d’opérations spécifique. Tout ce qui
fait défaut à la guerre contre le
terrorisme : mondiale et dirigée contre
un moyen (terrorisme) plutôt que contre
un groupe belligérant. Ce faisant, elle
a subordonné la clarté stratégique à la
clarté morale.
Dans ses discours, Ben Laden était
silencieux sur les libertés et les
valeurs américaines. Il ne semble pas se
soucier beaucoup des croyances des «
Croisés ». Son accent était toujours axé
sur la politique étrangère américaine au
Moyen-Orient. L’examen des 24
déclarations qu’il a faites, entre 1994
et 2004, par le politologue James L.
Payne révèle que 72% de leur contenu
aborde les attaques occidentales ou
israéliennes contre les musulmans, alors
que 1% seulement critique la culture ou
le mode de vie américain. Dans une vidéo
de 2004, Ben Laden a directement réfuté
les affirmations de Bush sur les
motivations d’Al-Qaïda d’attaquer les
États-Unis : « Contrairement aux
déclarations de Bush revendiquant que
nous détestons votre liberté, si cela
était vrai, alors qu’il explique
pourquoi nous n’avons pas attaqué la
Suède ». Les études de terrain et les
sondages d’opinion montrent que la
plupart des reproches des musulmans
portent sur « ce que font les États-Unis
» et non pas « qui nous sommes ». Même
un rapport du Pentagone a reconnu cette
réalité en 2004. Daech est une autre
question, mais elle est un produit
direct de la politique américaine.
Cela pour dire qu’il est temps de
faire un bilan objectif de la politique
américaine au lieu de se cacher derrière
« pourquoi nous-haïssent-ils ? ». Le
terrorisme n’a pas de religion et doit
être condamné et combattu sous toutes
ses formes et couleurs, et dans tous
lieux. Il n’y a pas de bons et de
mauvais terroristes. On ne peut pas
combattre le terrorisme en Afrique, et
soutenir des groupes similaires en
Syrie. En outre, les musulmans n’ont pas
attendu la guerre contre le terrorisme
pour combattre ce fléau. L’Algérie en
est l’exemple, et l’a fait seule. En
tout cas, la grande majorité des
musulmans aux États-Unis et dans le
monde entier ont rejeté l’idéologie
violente d’Al-Qaïda et de Daech. Cela
explique pourquoi 85% des victimes
d’Al-Qaïda à travers le monde entre 2004
et 2008 étaient des musulmans, selon une
étude de West Point’s Combating
Terrorism Center. Il n’y a pas de
réseau ennemi monolithique avec un seul
ensemble de buts et d’objectifs. La
nature de la menace est plus compliquée
pour la réduire à l’« islamo-fascisme ».
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est Tewfik Hamel ?
Tewfik Hamel est chercheur en
Histoire militaire & Études de défense
attaché à CRISES (Centre de Recherches
Interdisciplinaires en Sciences Humaines
et Sociales) de l’université Paul Valéry
à Montpellier et consultant. Chargé de
recherche à la Fondation pour
l’innovation politique (2008-2009), T.
Hamel est membre de RICODE (Réseau de
recherche interdisciplinaire «
colonisations et décolonisations ») et
du comité de lecture de la revue
Géostratégiques(Académie
géopolitique de Paris). Il est également
rédacteur en chef de la version
française de l’African Journal of
Political Science (Algérie).
T. Hamel est auteur de nombreuses
publications dans des ouvrages
collectifs ainsi que dans de grandes
revues spécialisées en France et dans le
monde arabe (Sécurité Globale,
Revue de défense nationale,
Géoéconomie,Géostratégiques,
STRATEGIA, Revue du marché
commun et de l’Union européenne,
Matériaux pour l’histoire de notre
temps, NAQD, Magazine of
Political Studies & International
Relations, etc.). Auteur de rapports sur
la situation géostratégique dans le
Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, sa
dernière étude d’une centaine de pages
est intitulée « Le concept de
mondialisation à la lumière des
nouvelles mutations géostratégiques »
(Institut National d’Études de Stratégie
Globale, Présidence de la république,
Alger, 2015). Son article dans la revue
Sécurité Globale sera publié
aux États-Unis sous le titre « The Fight
Against Terrorism and Crime: A Paradigm
Shift? An Algerian Perspective ».
Published in English in American
Herald Tribune, July 21, 2016:http://ahtribune.com/politics/1082-tewfik-hamel.html
In Oximity:https://www.oximity.com/article/Tewfik-Hamel-On-ne-lutte-pas-contre-le-1
Reçu de l'auteur pour
publication
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