Interview
Miguel Urbán Crespo : « Prolétaires du
monde,
unissez-vous. C’est le dernier
appel »
Mohsen Abdelmoumen

Miguel Urbán Crespo
. DR.
Vendredi 22 mai 2020 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez appelé à
appliquer une taxe Covid sur les grosses
fortunes et les multinationales.
Pourquoi ? A votre avis, la crise du
Covid-19 ne nous a-t-elle pas montré la
faillite du modèle néolibéral ?
Miguel Urbán
Crespo : L’émergence du Covid a été
particulièrement meurtrière après des
décennies de politiques néolibérales et
de coupes dans les services publics et
les soins de santé. Le coronavirus nous
a montré que dans les centres et les
pays où l’on a investi davantage dans la
santé, il y a moins de décès, car comme
nous le savions déjà, il n’y a pas de
meilleur bouclier social que la
protection des droits fondamentaux et du
bien commun. Le droit à la santé a été
réduit par les politiques néolibérales
et le coût de cette pandémie se chiffre
en centaines de milliers de vies.
La délocalisation
et la désindustrialisation ont fait que
les pays européens en plein désastre
viral n’ont pas pu fabriquer les
équipements d’urgence nécessaires pour
combattre le Covid-19. L’Europe a besoin
d’une réindustrialisation en accord avec
un changement du modèle de production
qui soit social, écologiquement juste et
féministe. L’économie doit être au
service de la vie, et non pour
engraisser les profits privés. C’est
sans aucun doute l’une des grandes
leçons de cette crise.
La crise du
Covid-19 n’a-t-elle pas accentué la
crise du capitalisme ? Ne faut-il pas en
finir une fois pour toutes avec le
système capitaliste ?
Cette pandémie a
mis à nu le caractère honteux du
capitalisme. L’incapacité du capitalisme
à relever le défi de la protection des
classes populaires et de la sauvegarde
des vies a été démontrée. C’est le
moment d’examiner les conséquences des
années de coupes continues dans le
domaine public. Avant cette pandémie, le
Forum de Davos annonçait déjà
l’imminence d’une crise économique. Le
Covid-19 a accéléré son arrivée. Nous
devons dénoncer les politiques qui nous
ont conduits ici. Si Marx devait écrire
le manifeste communiste aujourd’hui, il
terminerait par la phrase :
« Prolétaires du monde, unissez-vous.
C’est le dernier appel ».
La crise financière
de 2008 a finalement été payée par les
classes populaires en socialisant les
pertes des banques et des grandes
entreprises après des décennies de
privatisations des profits. Il est
impossible de socialiser à nouveau les
dettes et les pertes d’une minorité
redoutable de millionnaires, laissant
des familles entières sombrer dans la
misère. Les classes populaires n’ont pas
à payer pour leurs crises, ni à faire
face, seules, à leurs effets
dévastateurs.
En définitive,
aujourd’hui le capitalisme nous pousse
dans un précipice civilisationnel.
Être anticapitaliste, c’est
mettre le frein d’urgence à ce train fou
qui se dirige vers le précipice qu’est
devenu le capitalisme.
Vous avez
travaillé sur l’évasion fiscale en
Europe qui s’élève à des sommes
astronomiques. Comment expliquez-vous le
comportement de ce 1% de riches qui ne
paient pas l’impôt ?
J’ai coordonné les
travaux du groupe de la Gauche (GUE)
pendant deux ans au sein des commissions
spéciales d’enquête sur la fraude et
l’évasion fiscales du Parlement
européen. Dans le monde, plus de 600
milliards – la moitié du PIB de
l’Espagne – sont détournés vers ces
paradis fiscaux. Les Panama Papers, par
exemple, ont montré comment un vol a été
commis dans chaque dotation de finances
publiques par l’intermédiaire de ce
qu’on appelle à tort des « paradis
fiscaux ». Selon la Conférence des
Nations unies sur le Commerce et le
Développement, plus de 30 % des
investissements mondiaux en 2015 ont été
réalisés par l’intermédiaire de paradis
fiscaux ou de centres d’investissement
offshore. Stiglitz a déclaré au
Parlement européen que nous sommes
confrontés à un régime fiscal mondial
déloyal et que derrière les paradis
fiscaux, il y a un secteur qui s’appuie
sur le secret pour créer une « économie
mondiale de l’ombre ».
Malgré les
proclamations patriotiques répétées dont
les principaux partis politiques se
remplissent la bouche, les
multinationales et les milliardaires
auxquels ils prêtent allégeance n’ont
pas d’autre patrie que l’argent. Fuite
après fuite, nous découvrons de nouveaux
noms de sociétés, de célébrités ou de
politiciens qui utilisent des sociétés
offshores ou des couvertures pour cacher
leur véritable richesse dans des paradis
fiscaux en dehors des obligations
fiscales. La seule véritable patrie des
évadés fiscaux est l’argent.
Qu’ils ne couvrent pas de drapeaux les
coffres-forts où ils conservent les
bénéfices non taxés et qui devraient
financer les politiques sociales.
Nous assistons à
une véritable insurrection des
privilégiés, où les milliardaires et les
multinationales refusent de payer des
impôts, pratiquant un véritable
terrorisme fiscal avec l’aide complice
des gouvernements et des grands partis,
alors qu’ils s’emploient à dénoncer ou à
menacer ceux qui dénoncent leurs
pratiques de détournement des finances
publiques. C’est pourquoi la lutte
contre l’évasion fiscale est plus que
jamais une remise en cause de l’ordre
mondial néolibéral dominant, une remise
en cause de la monopolisation de toutes
les ressources de la planète par la
minorité du 1%.
Comment
expliquez-vous le fait que les
inégalités se soient accentuées entre
une minorité de 1% qui concentre la
totalité de la richesse mondiale et une
majorité qui vit la précarité totale ?
La fraude et
l’évasion fiscales ne sont pas des cas
isolés ou circonstanciels, elles sont un
phénomène structurel du capitalisme
liquide de notre époque, intimement lié
à l’offensive néolibérale qui sévit dans
nos économies depuis des décennies.
Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie,
a déclaré au Parlement européen que nous
souffrons d’un régime fiscal mondial
déloyal et que derrière les paradis
fiscaux, il y a un secteur qui s’appuie
sur le secret pour créer une « économie
mondiale de l’ombre ».
Les paradis fiscaux
sont l’un des principaux responsables de
l’extrême inégalité dans la
concentration des richesses, car ils
permettent aux grandes multinationales
et aux grandes fortunes de ne pas payer
leur juste part d’impôts. En fait,
toutes les études montrent qu’il n’y a
jamais eu autant d’argent dans les
paradis fiscaux qu’aujourd’hui. Selon
l’économiste Gabriel Zucman, il y a
environ 7,6 billions de dollars de
fortunes personnelles cachées dans des
endroits comme la Suisse, le Luxembourg
et Singapour. De ce fait, les
statistiques sur les inégalités
sous-estiment considérablement le
véritable degré de concentration des
richesses, car elles n’incluent pas
l’argent caché dans ces territoires
opaques ou dans les paradis fiscaux.
Nous devons opter
pour un modèle déterminé de
redistribution des richesses, nous ne
pouvons pas, nous les 99%, détenir 1% de
la richesse mondiale. La réponse doit
être internationale. Netflix, qui touche
plus de trois millions de ménages en
Espagne, paie 3 000 euros d’impôts –
soit le même montant qu’un travailleur
ayant un faible revenu imposable en
Espagne. Maintenant qu’il est question
du Green New Deal en Europe, nous devons
nous rappeler que Roosevelt imposait 94
% d’impôt sur le revenu des personnes
ayant une fortune de plus de 200 000
dollars – l’équivalent de plus de 2
millions d’euros aujourd’hui. Nous
devons placer la répartition des
richesses et du travail au cœur du
débat, inclure des logiques féministes
et parler d’éco-socialisme. Ce sont les
axes fondamentaux de nos propositions.
Tout cela n’est pas possible si une
minorité menaçante reste immensément
riche. Une décision doit être prise :
soit on gouverne pour une dangereuse
minorité de milliardaires, soit pour les
majorités sociales.
Une taxe Covid doit
être mise en place pour que les plus
nantis paient une taxe généralisée sur
les grandes fortunes, les milliardaires
et les multinationales afin de financer
nos services sociaux et de santé. Des
mesures ambitieuses de ce type doivent
être prises. C’est à ceux qui ont le
plus de moyens de payer les factures et
non aux classes laborieuses.
Vous êtes un
défenseur des peuples très engagé dans
les causes justes, notamment celle du
peuple sahraoui. Pourquoi, selon vous,
cette cause est-elle ignorée en
Occident ? Pourquoi les médias ne
parlent-ils jamais de la lutte du peuple
du Sahara Occidental pour sa
libération ?
Ce silence trouve
ses racines dans l’origine du fait même,
en 1975, lorsque l’Espagne a simplement
vendu le Sahara au Maroc, au milieu des
intérêts géopolitiques stratégiques
spécifiques des puissances en présence.
Malgré le fait que l’échiquier
international ait changé, les intérêts
sur la région sont restés les mêmes et
ce sont ces mêmes intérêts qui
maintiennent le silence et l’inaction
complices de ce que nous voyons
aujourd’hui.
En 1975, sur la
scène internationale et en pleine guerre
froide, les États-Unis, avec Henry
Kissinger à la tête de la diplomatie, ne
permettent pas l’instauration d’un
régime socialiste proche de l’Algérie,
alliée des Soviétiques, dans une zone
d’importance stratégique telle que le
Sahara occidental, tant en raison de sa
situation géographique que de ses
ressources riches en phosphate. Il a
donc soutenu et encouragé l’annexion du
Sahara occidental au Maroc, en utilisant
ses alliés, l’Espagne et l’Arabie
saoudite.
Par ce même geste,
Kissinger a assuré la stabilité de la
monarchie marocaine, rivale de l’Algérie
et située sur le flanc nord-ouest de
l’Afrique, avec un littoral sur deux
mers et la capacité de contrôler le
détroit qui relie la Méditerranée et
l’Atlantique, tandis que dans le même
temps, l’Arabie saoudite a fourni un
allié important dans la Ligue arabe. Le
tout avec le soutien des États-Unis et
un financement saoudien. Kissinger a été
très clair sur le jeu géopolitique de
l’époque et n’a jamais eu de scrupules à
agir en fonction des intérêts du moment.
Dans le cas
spécifique de l’Espagne, cette trahison
envers le peuple sahraoui est liée au
début de la restauration des Bourbons,
inaugurant l’une des pages les plus
sombres de la politique étrangère
espagnole dans la transition et le rôle
de la personne qui est maintenant le roi
émérite Juan Carlos I. En ce sens,
l’approfondissement de cette trahison
historique implique de remettre en
question le retour de la monarchie et la
monarchie elle-même, ce que les médias
et l’establishment politique ont nié
tout au long de ces années et même
aujourd’hui lorsque, en plein
confinement par la COVID-19, le énième
scandale de corruption lié à la couronne
a explosé avec la découverte d’un autre
compte d’un million de dollars et de la
fondation offshore Lucum, dans laquelle
Juan Carlos I a amassé 100 millions
d’euros de commissions supposées
illicites en provenance d’Arabie
Saoudite. Il y a une histoire d’échange
de faveurs et de corruption entre la
théocratie saoudienne et le roi émérite,
dont l’abandon du Sahara occidental
n’est que le début. Ainsi, nous ne
devons pas oublier que la couronne
espagnole est l’héritière du régime de
Franco et que la figure du roi a joué un
rôle clé dans la transition et les
pactes de la Moncloa, qui ont
institutionnalisé l’impunité sur
laquelle repose la démocratie espagnole.
Remettre en cause la monarchie, c’est
remettre en cause tout ce système
d’impunité.
J’ai interviewé Ana Gomes,
députée au Parlement européen, qui m’a
parlé d’un lobbying marocain très
puissant au sein des institutions
européennes et du Parlement européen.
Comment expliquez-vous que certains
parlementaires élus par leur peuple se
vendent et, au lieu de soutenir la cause
juste d’un peuple, défendent l’occupant
et le colonisateur, à savoir le Maroc ?
N’est-ce pas immoral ?
À Bruxelles, il y a
environ 15 000 « lobbyistes » qui
travaillent pour quelque 2 500 groupes
de pression ou lobbies. Bien que des
initiatives aient été lancées pour
réglementer cette activité, elle est
dictée par les intérêts du capital et
des grandes entreprises, et les
relations entre l’UE, le Maroc et le
Sahara occidental ne sont pas exemptes
de cette réalité. Sur le plan global,
cette UE est une grande machine à
garantir le fonctionnement des marchés
et non à garantir les droits des
individus. Nous l’avons vu et nous le
voyons encore aujourd’hui, quand on
parle de faire face à une crise sociale
et économique qui a été annoncée mais
qui a été déclenchée par une crise
sanitaire, qui remet directement en
cause les services publics de qualité,
c’est-à-dire les droits. Nous sommes
venus dans les institutions pour changer
ces pratiques, pour nous les approprier,
pour les mettre au service du
fonctionnement des majorités populaires
et de la solidarité entre les peuples et
non des marchés.
Il est évident que
le gouvernement marocain dépense
d’énormes sommes d’argent pour
influencer les politiques européennes,
nous l’avons vu dans le rapport du
Parlement européen sur l’accord
commercial UE-Maroc. Un accord qui ne
pouvait en aucun cas inclure les
territoires sahraouis occupés comme l’a
décidé la Cour européenne de justice
elle-même, mais en fin de compte, la
pression du gouvernement marocain est
intervenue et ils ont été inclus. Peu
avant le vote sur le rapport
parlementaire approuvant l’accord
commercial, nous avons appris que le
député rapporteur appartenait à une
fondation financée par le gouvernement
marocain. Un tel scandale aurait suffi à
invalider le rapport lui-même, mais en
fin de compte, la signature du député
éclaboussé par le scandale a été retirée
et le rapport a été approuvé tel quel.
Je suis Algérien
et mon pays a subi les crimes du
colonialisme français. La cause du
peuple sahraoui ne concerne-t-elle pas
toute l’humanité sachant qu’il s’agit de
la décolonisation d’un pays ?
Bien sûr, mais pas
seulement le peuple sahraoui. Tant
d’autres peuples luttent aujourd’hui
pour le droit à l’autodétermination
comme condition sine qua non pour des
processus de décolonisation plus
importants. Dans le monde entier, nous
avons de nombreux cas : le peuple kurde,
le plus grand sans État propre et divisé
entre quatre États ; le peuple
palestinien, qui accumule des décennies
de sang, d’occupation et d’injustice ;
les peuples autochtones d’Amérique
latine, tels que le peuple Mapuche qui,
divisé entre ce qui est aujourd’hui le
Chili et l’Argentine, n’a cessé de
résister depuis la colonisation initiale
de l’invasion espagnole il y a 500 ans.
En ce sens,
l’émancipation des peuples et leur
décolonisation est l’affaire de tous
ceux qui aspirent à changer le monde à
la base. Mais il est nécessaire
d’élargir nos schémas d’analyse sur les
implications de la « décolonisation »
selon les offensives néocoloniales
telles que l’extractivisme en tant que
politique économique qui détruit
l’environnement et qui est imposée à des
régions entières, l’imposition d’une
culture hégémonique, les divisions
imposées par les frontières elles-mêmes,
entre autres, et que les exemples
mentionnés ci-dessus illustrent comme
faisant partie de la même lutte.
Toute l’humanité
subit le Covid-19. Comment
expliquez-vous le traitement inhumain
que subit le peuple palestinien à Gaza
privé de tout et qui continue de subir
le blocus criminel d’Israël ?
Il n’est pas facile
d’expliquer les horreurs de l’humanité.
Alors que la dynamique internationale
est marquée par la pandémie de Covid-19,
l’armée israélienne continue à s’engager
dans le siège humanitaire de Gaza et le
harcèlement des communautés
palestiniennes de Cisjordanie qu’Israël
tente d’expulser depuis des décennies,
également avec un certain silence et la
complicité internationale.
Nous avons vu fin
mars comment Israël a confisqué des
tentes destinées à une clinique sur le
terrain dans le nord de la Cisjordanie,
c’est-à-dire que l’apartheid israélien
continue de démontrer qu’il n’a aucune
mesure ni frein malgré l’urgence
sanitaire actuelle. Intervenir dans le
cadre d’une initiative communautaire de
soins de base lors d’une crise sanitaire
est un exemple cruel d’abus israélien,
mais c’est déjà la norme dans ces
communautés et cela va bien sûr à
l’encontre de tous les principes et
normes des droits de l’homme.
Pourquoi ce
silence du monde sur les conditions de
vie extrêmement dures du peuple gazaouis
sous le Covid-19 ?
Le silence est
relatif, mais généralisé par rapport aux
effets des nécropolitiques que le
capitalisme déploie au niveau mondial.
Dans votre question et pour le cas
d’Israël, nous savons que le lobby
sioniste est nécessaire pour renforcer
l’État militariste d’Israël et est un
outil nécessaire pour blanchir ses
propres stratégies dans les agendas des
organisations internationales et chez
son allié naturel, les États-Unis, en
imitant les positions officielles dans
les politiques qui émanent de
Washington, avec des intérêts
géopolitiques clairs. Il est évident que
l’appareil médiatique qui l’accompagne
doit nécessairement avoir ce même
pouvoir et cette même portée. Il
convient également de noter que lors de
la pandémie de Covid, notre groupe
politique au Parlement a souligné la
situation dramatique à Gaza, dénonçant
son blocus illégal et inhumain.
Vous avez
travaillé sur la montée de
l’extrême-droite en Europe. Comment
expliquez-vous que l’idéologie du
fascisme qui a causé la mort de millions
d’Européens ait pu ressusciter à
nouveau ? Cette montée des groupes
d’extrême-droite et néo-nazis qui ont
pris le pouvoir dans certains pays, ne
traduit-elle pas l‘échec des partis
politiques traditionnels qui ont
gouverné l’Europe après la 2e
guerre mondiale ?
La montée de
l’extrême droite est une réalité
dangereuse qui nous renvoie aux pires
fantômes en Europe, mais il y a quelque
chose d’au moins aussi dangereux :
comment les propositions de l’extrême
droite sont achetées par les grands
partis de la Grande Coalition
néolibérale, un phénomène connu par de
nombreux sociologues comme la
lepénisation (ndlr: en
référence à Jean-Marie Le Pen, fondateur
du Front National – extrême-droite – en
France) des politiques migratoires
européennes. De plus, en Europe, les
réductions des droits et libertés ont
été justifiées par des politiques de
xénophobie institutionnelle telles que
celles de la forteresse Europe, qui ont
fait de la Méditerranée le plus grand
charnier du monde. Tout cela a sans
doute contribué à normaliser l’extrême
droite, ce qui est encore paradoxal,
alors que le jour du souvenir de
l’Europe est le 9 mai, jour de la
victoire sur le nazisme. Une célébration
qui reconnaît implicitement la genèse
antifasciste de la démocratie
européenne.
La crise des partis
qui ont traditionnellement détenu le
pouvoir après la Seconde Guerre mondiale
ne semble pas être un symptôme
particulier d’un pays spécifique mais
plutôt européen, un symptôme de sa
transformation en ce centre extrême qui
gouverne l’Europe en une grande
coalition. Ces dernières années, nous
avons vu comment c’est fondamentalement
la social-démocratie qui a été remplacée
sur le plan électoral par l’émergence de
nouvelles forces qui occupent une grande
partie de son espace politique. Bien que
dans la plupart des cas ce déplacement
se soit fait vers la droite, dans
certains cas il s’est également fait
vers la gauche comme en Grèce ou en
Espagne. Mais récemment, nous avons
également constaté un lourd coût
électoral de la part de la droite
démocrate-chrétienne qui a cédé la place
à sa droite, le cas de l’Espagne avec
l’émergence de Vox en est un bon
exemple.
La progression de
l’extrême droite est étroitement liée à
la propagation des politiques
néolibérales. Car, au-delà des coupes et
des privatisations concrètes,
l’austérité est, comme le dit
l’économiste Isidro Lopez,
« l’imposition » pour 80% de la
population européenne d’une pénurie
imaginaire. Un « il n’y en a pas assez
pour tout le monde » qui ouvre la porte
à « quelques-uns en auront ». La rareté
comme moteur des mécanismes d’exclusion.
Ce phénomène qu’Habermas a défini comme
le « chauvinisme du bien-être » et où se
croisent les tensions toujours latentes
entre le statut de citoyen et l’identité
nationale. Des situations dans
lesquelles les troubles sociaux et la
polarisation politique sont canalisés
par leur maillon le plus faible (le
migrant, l’étranger ou simplement
« l’autre »), exonérant ainsi les élites
politiques et économiques qui sont en
réalité responsables du pillage.
Le Brexit est un
bon exemple de la façon dont la
polarisation politique peut s’exprimer
de façon contradictoire dans une révolte
anti-establishment qui combine
nationalisme d’exclusion, démagogie
anti-immigration, et lassitude face à
l’inégalité sociale. Ainsi, le vide
généré par une alternative politique
européenne crédible est rempli par la
peur, la xénophobie, le repli
identitaire, l’égoïsme étroit et la
recherche de boucs émissaires. Mais il
est important de garder à l’esprit que
ce phénomène n’est pas exclusivement
européen. Nous sommes confrontés à une
vague internationale autoritaire et
réactionnaire où il existe différentes
croyances et religions : le rôle des
évangélistes en Amérique latine,
l’islamisme ou l’hindouisme radical n’en
sont que quelques exemples. Nous
assistons à une régression démocratique
sans précédent au cours des dernières
décennies, qui met en péril les concepts
mêmes de la démocratie libérale.
En tant que
Député européen engagé dans les causes
justes, ne pensez-vous pas que le
Parlement européen doit jouer un rôle
plus important qu’actuellement dans la
résolution des conflits qui font rage
dans certains pays comme le Yémen, la
Libye, etc. ?
Je le crois et je
l’ai dénoncé à plusieurs reprises. Le
problème est que pendant trop longtemps,
la plupart des pays européens ont eu
l’Arabie Saoudite comme partenaire
privilégié dans la région grâce à la
diplomatie du pétrodollar et/ou les
juteux contrats d’infrastructure et
d’armement d’entreprises espagnoles,
françaises, britanniques ou allemandes,
qui ont payé la violation systématique
des droits de l’homme par de tonitruants
silences officiels, comme stratégie
d’achat volontariste à laquelle
participent les gouvernements et les
médias européens. Aussi difficile qu’il
soit de le dire et de l’entendre, toutes
les morts ne valent pas la même chose,
tous les conflits armés n’ont pas le
même impact ni le même traitement
politique de la part des institutions
européennes.
Le Venezuela
continue à être agressé par les
États-Unis. L’Europe, en soutenant Juan
Guaido, le pantin des Américains,
n’a-t-elle pas commis une faute grave ?
D’après vous, les interventions
impérialistes américaines ne
doivent-elles pas cesser ?
Lorsque Guaidó
s’est autoproclamé président en janvier
2019, tous les États membres ne l’ont
pas reconnu. L’un des premiers à le
reconnaître a été l’Espagne, ce qui me
semble une véritable honte. En tant que
bloc, l’UE a également cédé aux
pressions des États-Unis face à la
situation : le 31 janvier, par une
résolution du Parlement européen, Juan
Guaidó a été reconnu comme président
intérimaire de la République
bolivarienne du Venezuela.
Cet épisode a
permis de franchir une nouvelle étape
dans l’offensive internationale contre
le Venezuela. D’une part, le capital
transnational entrevoit dans Voluntad
Popular, le parti de Leopoldo López et
Guaidó, une possibilité de sortie en
faveur de la logique de restructuration
du marché, c’est pourquoi il continue à
bénéficier de la reconnaissance et du
soutien de nombreux pays. Par ailleurs,
plus de soixante pays subordonnés aux
États-Unis ont lancé une offensive
médiatique contre le gouvernement Maduro
et une nouvelle possibilité
d’intervention sous couvert d’« aide
humanitaire ».
Nous avons toujours
maintenu un rejet total de toute forme
d’offensive de l’opposition contre le
gouvernement bolivarien. Il ne faut pas
oublier que l’opposition vénézuélienne
est dirigée par des secteurs
profondément antidémocratiques liés à la
classe dominante, qui s’est enrichie
grâce à des concessions d’extraction et
d’exportation de pétrole par
l’intermédiaire de sociétés américaines.
L’industrie pétrolière organise les
terrains de la lutte des classes au
Venezuela. Ainsi, cette
pétro-bourgeoisie prépare un programme
autoritaire contre les conquêtes de la
révolution bolivarienne, dont certaines
sont très diminuées par la crise que
connaît le pays depuis quelque temps.
En ce sens, il est
prioritaire d’arrêter l’offensive de
l’impérialisme et de la classe
dominante, ce qui ne signifie pas ne pas
avoir de critiques à formuler à l’égard
du gouvernement de Maduro et de sa
gestion politique. Quant à savoir qui ou
comment arrêter cette offensive
impérialiste, bien sûr, la réponse ne
doit pas venir de l’Europe. On ne peut
pas démanteler un impérialisme en
activant un autre sous un
néocolonialisme. La révolution doit
passer par un accroissement des
libertés, un approfondissement de la
démocratie, une plus grande
redistribution des richesses et la mise
en place de mécanismes institutionnels
qui garantissent que l’économie serve
les besoins des classes populaires. En
un mot : le pouvoir du peuple contre
toutes les formes d’offensives
impérialistes.
Ne faut-il pas
un front anti-impérialiste mondial pour
contrer les plans funestes des
administrations US successives ?
L’Europe ne doit-elle pas s’affranchir
de l’hégémonie US ?
Certaines
stratégies qui dans le passé ont servi à
relancer des cycles d’accumulation,
comme l’expansionnisme impérialiste
colonial, sont bloquées parce que
l’expansion capitaliste elle-même a fait
qu’aucun endroit dans le monde n’est
exempt de la logique du capital.
Comme dans le cas
du Venezuela, tout comme la direction
politique de l’opposition répond à ses
intérêts de classe, les intérêts du
capital sont défendus dans le monde
entier. Bien que cette action soit
impulsée par les États-Unis sous la
direction de Trump, elle s’inscrit dans
une logique globale et, régionalement,
dans un contexte de coups d’État mous ou
autoritaires selon les pays en Amérique
latine comme au Brésil, au Honduras, au
Paraguay et plus récemment en Bolivie
(bien que cela n’entre pas dans la
catégorie d’un coup d’État mou) dans la
même logique, mais dont les conséquences
immédiates ont été une répression sévère
des militants et des communautés en
résistance. Ces coups d’État ont été
accueillis avec le silence complice des
gouvernements et de la presse
internationale.
Le capitalisme est
dans une longue vague de dépression
causée par une crise de la rentabilité,
dont la cause principale est la tendance
à la baisse du taux de profit. Face à
cette difficulté permanente, le
capitalisme a cherché son échappatoire,
comme il le fait systématiquement, en
intensifiant l’exploitation des êtres
humains et de la nature dans un
processus de dévaluation permanente du
travail et de dégradation de la
biosphère. Ainsi, ce sera la crise
écologique qui introduira, comme elle le
fait déjà, de nouvelles limites au
développementalisme capitaliste mais
aussi de nouvelles limites aux cycles de
transformation et à leurs stratégies. En
ce sens, il est fondamental de susciter
une nouvelle solidarité et un
internationalisme militant capables de
construire un projet éco-socialiste qui
réponde, à partir des différents
contextes et des particularités
régionales, au défi commun de faire face
à un scénario post-capitaliste.
Dans l’histoire,
on a toujours vu que les crises du
capitalisme mènent à la guerre. Ne
pensez-vous pas que la récession qui
s’annonce avec la crise du Covid-19
pourrait mener à une guerre provoquée
par l’administration Trump contre la
Chine ?
La crise écologique
et la raréfaction des ressources de la
planète sont essentielles pour
comprendre l’évolution de la crise
capitaliste, à plus forte raison dans le
monde post-Pandémie Covid-19, dont on ne
peut encore voir l’impact dans sa
totalité, mais qui va vraisemblablement
modifier les rapports de force et
accélérer la crise qui s’éternise depuis
2008. Jusqu’à ce moment, la tendance à
une recomposition du capitalisme au
niveau mondial avait pris la forme d’une
» déglobalisation » bien
qu’apparemment depuis, la toile de fond
soit toujours la financiarisation
globale de l’économie. C’est le nœud
central, aujourd’hui, de la géopolitique
: comment, dans un monde compétitif et
en crise, les grandes puissances
parviennent à améliorer leur situation.
Les États sont en concurrence les uns
avec les autres pour le capital, ce qui
se manifeste par la réorganisation à
grande échelle de l’oligarchie
capitaliste avec de nouveaux agents, de
nouvelles strates de capital (surtout en
Asie) qui se disputent le contrôle des
richesses et des revenus.
La guerre
commerciale entre les États-Unis et la
Chine, ou le Brexit, s’inscrit dans ce
processus de restructuration du système
mondial au niveau planétaire, qui
tentera de diviser le monde en zones
d’influences concurrentes. Cela explique
également l’émergence de nouvelles
formes de pillage de pays défavorisés,
particulièrement graves dans les
industries extractives et le contrôle
des terres fertiles ou des ressources en
eau. La possibilité d’une guerre à
grande échelle semble temporairement
exclue pour des raisons politiques, et
j’insiste sur le fait que c’est la crise
écologique qui déterminera le cours de
la crise.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Miguel
Urbán Crespo ?
Miguel Urbán Crespo
est un homme politique espagnol, membre
du Parlement Européen dans le Groupe de
la Gauche unitaire européenne/Gauche
verte nordique, et un militant
anticapitaliste. En tant que Député
européen, il est membre de la Commission
au Développement, de la Sous-commission
« droits de l’homme », de la Délégation
pour les relations avec le Mercosur et
de la Délégation à l’Assemblée
parlementaire euro-latino-américaine. Il
est aussi membre suppléant de la
Commission des libertés civiles, de la
justice et des affaires intérieures, et
de la Délégation pour les relations avec
la République fédérative du Brésil.
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