Interview
Dr. Anthony DiMaggio : «Il y a un besoin
très fort
d’un mouvement
anti-impérialiste.»
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Anthony
DiMaggio. DR.
Mercredi 10 octobre 2018 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre “When
Media Goes to War: Hegemonic Discourse,
Public Opinion, and the Limits of
Dissent”, vous faites un constat
très pertinent sur le rôle des medias
qui se transforment en outil
impérialiste de propagande. D’après
vous, l’empire a-t-il besoin de médias
qui informent ou a-t-il juste besoin de
médias qui diffusent sa propagande ?
Dr. Anthony
DiMaggio : Le but d’un système de
propagande efficace est à la fois
d’informer et d’endormir le public.
Les gens devraient croire qu’ils
apprennent des choses sur le monde pour
que ce système prospère. Mais un tel
apprentissage se produit d’une manière
très tronquée et étroite, dans laquelle
les points de vue des peuples à travers
le monde sont minimisés ou ignorés, et
les voix officielles du gouvernement
américain sont mis en évidence et
célébrés en tant qu’informateurs
«légitimes» et conducteurs de la
politique étrangère. Ce point remonte au
marxiste italien Antonio Gramsci qui a
écrit sur les systèmes de contrôle
hégémoniques, via les efforts des élites
politiques et commerciales pour
endoctriner le grand public. Un système
hégémonique sert des intérêts politiques
dominants et surtout des intérêts
économiques, donc, si ce système fait
bien son travail, les individus vont
croire qu’ils ne font qu’apprendre les
affaires du monde, plutôt que d’être
manipulés par de la désinformation
politique.
Bien entendu, en
limitant les rapports aux vues
officielles, ces organes de presse
pratiquent également la propagande en
amplifiant artificiellement les vues
officielles sur celles des critiques et
des citoyens. Cette propagande est
filtrée par des sociétés privées à but
lucratif plutôt que contrôlée
directement par le gouvernement
lui-même, ce qui rend l’identification
plus difficile pour de nombreuses
personnes. L’impérialisme, comme vous le
mentionnez, est une chose très réelle,
car les États-Unis utilisent le pouvoir
militaire pour s’imposer à un public
mondial généralement réticent. Mais
l’état de la propagande
politico-médiatique américaine est
consacré à la normalisation de
l’impérialisme en dépeignant la nation
comme étant engagée dans la promotion de
la liberté, des droits de l’homme, de la
démocratie et de la prospérité à
l’étranger. Dans un état de propagande
qui fonctionne sans heurts, les gens
acceptent ces revendications par
réflexe. Un exemple récent est la
célébration généralisée dans les médias,
et parmi d’innombrables américains, de
John McCain le «héros de guerre», malgré
la réalité de la guerre du Vietnam qui
était une intervention illégale vendue
par la tromperie et les mensonges et qui
a entraîné la mort de millions de civils
vietnamiens. Ces points de vue
fondamentaux sont enfouis dans le
discours politique américain qui célèbre
la politique étrangère des États-Unis
comme étant humaine et altruiste, tandis
que les points critiques sont ignorés
car ils ne flattent pas la bureaucratie
américaine.
J’ai eu
l’honneur d’interviewer Edward S. Herman
et Noam Chomsky et leur livre
« Manufacturing Consent » (La
fabrication du consentement)
reste une œuvre visionnaire qui explique
la manipulation de masse. Quel est votre
avis à ce sujet ?
Le livre d’Herman
et Chomsky était et demeure un ouvrage
majeur dans les études de propagande. La
principale force du livre réside dans le
fait qu’il documente sur la discipline
extraordinaire de la propagande des
médias américains en matière de défense
de la politique étrangère US en Europe,
en Amérique latine et en Asie, tout en
omettant les critiques fondamentales.
Ils ont démontré la discipline
impressionnante qu’exercent les
journalistes quand il s’agit d’ignorer
et d’omettre de sérieuses contestations
aux responsables américains. Mais les
principales limites du livre sont qu’il
n’analyse pas la couverture médiatique
de la politique intérieure et ne cherche
pas à évaluer l’efficacité des campagnes
de propagande des responsables et des
médias en termes de fabrication du
consentement public. Malheureusement, en
signe du mauvais état de la communauté
intellectuelle américaine, leurs
affirmations sur l’état de propagande
ont été largement ignorées d’un point de
vue empirique pendant des décennies.
J’ai passé la plus grande partie de ma
carrière universitaire jusqu’à présent à
chercher à étendre leur recherche, à
mesurer comment les messages politiques
et la propagande sont effectivement
reçus par le public consommateur
d’informations. La preuve de
l’efficacité de la propagande américaine
est mitigée. Je trouve que les
fonctionnaires réussissent beaucoup
mieux à vendre leurs politiques en
matière de politique étrangère, ce qui
est logique si l’on considère que
l’Amérique est extrêmement bornée et
autonome sur le plan culturel et un
grand nombre d’Américains connaissent
peu ou pas du tout le monde. Il est
beaucoup plus facile de manipuler des
personnes qui connaissent peu ou pas le
sujet. D’un autre côté, les responsables
se battent beaucoup plus souvent pour
vendre leurs propositions politiques sur
des questions politiques nationales, en
particulier lorsque les sondages
d’opinion précédents sont contraires à
ce que les fonctionnaires tentent
d’accomplir, et concernant les questions
politiques dont le public est déjà plus
familier. C’est pourquoi, par exemple,
les efforts pour vendre la privatisation
de Medicare, Medicaid et Social Security
échouent, et pourquoi les élites
politiques luttent si souvent pour
réduire ou éliminer l’État providence
américain. Une fois que les Américains
ont acquis une expérience avantageuse
des programmes gouvernementaux, il est
très difficile, voire impossible, de les
convaincre que l’élimination de ces
programmes aiderait ceux qui comptent
sur ces avantages. Nous avons vu cela
récemment avec l’opposition grandissante
du public à l’abrogation de
l’«Obamacare», malgré ses défauts,
considérant que son expansion de
Medicaid a beaucoup aidé les Américains
nécessiteux à obtenir des soins de
santé.
Enfin, Herman et
Chomsky doivent être inscrits dans la
mémoire pour avoir commencé un projet
empirique pour étudier scientifiquement
le fonctionnement de la propagande dans
les sociétés occidentales «libres» et
«démocratiques». Mais des décennies plus
tard, le programme de recherche débute à
peine. L’étude de la propagande
occidentale en est encore à ses débuts,
malheureusement, parce que le sujet est
largement considéré comme un tabou parmi
la grande majorité des intellectuels
américains qui : 1) préfèrent les récits
manigancés par les élites politiques, et
2) craignent d’offenser ceux qui
détiennent le pouvoir politique en
mettant l’accent sur ce sujet.
Vous avez écrit
“Mass
Media, Mass Propaganda: Understanding
the News in the ‘War on Terror‘”.
Peut-on dire que les medias américains
ont cette spécificité d’être
exclusivement au service de
l’impérialisme US ?
Il est parfois
possible pour les médias américains de
contester l’impérialisme et la
propagande, même par inadvertance. Un
bon exemple est la guerre en Irak, et
plus particulièrement la diffusion
tardive par les médias des mensonges de
l’administration Bush au sujet des armes
de destruction massive et la couverture
régulière par les journalistes de la
violence en Irak à la fin des années
2000, les deux contredisant de manière
flagrante la rhétorique absurde de
l’administration Bush. L’administration
a insisté sur le fait que l’Irak
constituait une menace pour la sécurité
nationale et que la situation en Irak
s’améliorait quotidiennement tout au
long de l’occupation, malgré la guerre
civile de plus en plus violente qui a
entraîné la mort de plus d’un million de
personnes. Compte tenu notamment du
nombre important de morts militaires
américaines, il aurait été impossible
pour les journalistes américains de
conserver un minimum de crédibilité
auprès des auditoires sans faire état de
la réalité de la guerre civile en Iraq.
Les journalistes excellent en général à
amplifier les voix officielles et à ne
pas contester les discours du
gouvernement, mais certains mensonges
sont tout simplement trop gros pour
qu’on puisse les avaler. Le mythe du
«progrès» en Irak dans les années 2000
en était un. Il en était de même de
l’affirmation selon laquelle l’Irak
constituait une menace pour la sécurité
nationale – au moins dans la période qui
a suivi l’invasion des États-Unis et à
la suite de l’échec total de la
découverte des prétendues armes de
destruction massive. Les Américains sont
devenus de plus en plus sceptiques face
à la guerre, la plupart la considérant
comme indéfendable et immorale à la fin
des années 2000, en grande partie à
cause des mensonges du gouvernement
concernant les ADM et en réponse à
l’escalade de la violence. Mes
recherches récentes montrent comment
l’attention portée aux nouvelles sur
l’Irak et les ADM suite à l’invasion et
l’attention portée à la violence en Irak
ont produit une opposition graduelle et
croissante à la guerre entre le milieu
et la fin des années 2000.
Il est donc
possible de parler de médias contestant
les récits officiels. En règle générale,
les journalistes semblent plus libres de
contester la rhétorique officielle plus
ils se concentrent sur les événements
qui se produisent dans le monde, en
particulier, ceux qui se sont déroulés
loin du centre de pouvoir de Washington,
DC. L’Irak, au milieu des années qui ont
suivi la guerre et non les premières
années, en a été un bon exemple. En
reconnaissant les tromperies évidentes
de l’administration Bush en Irak, les
journalistes ont sapé l’effort de
guerre, non pas parce qu’ils étaient
idéologiquement attachés à un programme
anti-guerre, mais parce qu’un niveau
minimum de compétence en matière de
reportage les obligeait à démystifier ce
qui était devenu des tromperies
évidentes, des mensonges proférés par
l’administration Bush. Rien de tout cela
ne signifie que nous pouvons
régulièrement compter sur les médias
américains pour contester la propagande
officielle. Mais il y a parfois des
exceptions à la règle.
Les médias
restent muets face au massacre du peuple
yéménite par l’Arabie saoudite, alliée
des USA et d’Israël. Cette guerre ne
reflète-t-elle pas le vrai visage des
médias d’aujourd’hui, qui servent le
plus puissant contre l’opprimé ?
Le Yémen est un
allié politique, tout comme l’Arabie
saoudite, cette dernière étant
responsable de violations majeures des
droits de l’homme au Yémen via ses
frappes aériennes contre des civils et
son interruption de l’aide humanitaire.
Herman et Chomsky ont popularisé la
notion de «victimes dignes» et
«indignes» dans
La fabrication du consentement,
dans laquelle ils ont fait remarquer que
les pertes civiles provoquées par des
ennemis de l’État reçoivent une
attention sans fin en raison de leur
valeur de propagande à la politique des
élites. En revanche, les pertes en vies
humaines dans les pays alliés ou les
violations commises par des alliés sont
largement sous-estimées, car elles
risquent de compromettre l’image des
États-Unis et de leurs alliés en faveur
des droits humains mondiaux. J’ai
documenté la tendance des victimes
dignes/indignes dans de nombreux
ouvrages. Plus récemment, j’ai constaté
que les victimes civiles en Syrie –
officiellement désigné État «ennemi» –
ont été régulièrement soulignées dans
les médias américains. En comparaison,
les décès dans les pays alliés et en
cours de guerre et/ou de rébellion tels
que le Bahreïn et le Yémen ont reçu très
peu d’attention. Expliquer la couverture
médiatique américaine est vraiment
simple : il faut examiner à quelle
fréquence les présidents américains
discutent de chaque pays en question, ce
qui est le principal facteur qui
détermine si les journalistes américains
couvrent ou non un conflit et les
victimes associées. C’est encore une
preuve d’un état de propagande
politico-médiatique au travail.
Vous avez écrit
“The
Politics of Persuasion: Economic Policy
and Media Bias in the Modern Era”.
Peut-on encore parler de liberté
d’expression et du devoir d’informer
quand on voit que des journalistes
servent les intérêts de la classe
dominante au lieu d’informer le peuple ?
Les journalistes
ont toujours le devoir d’informer, même
si le système des médias américains rend
cette tâche difficile. Je pense que nous
devrions reconnaître les limites
institutionnelles des médias
d’entreprise, qui s’intéressent
principalement à la vente de produits de
consommation de masse. Le recours aux
voix officielles s’inscrit dans cet
agenda commercial, dans la mesure où les
journalistes régularisent leur accès aux
sources d’information en s’appuyant sur
Capitol Hill et la Maison-Blanche pour
leurs informations, s’assurant ainsi
d’un flux régulier de lecteurs, de
téléspectateurs et d’auditeurs, et
garantissant qu’ils sont en mesure de
bénéficier d’un flux régulier de revenus
publicitaires. Ce modèle a atteint son
ultime absurdité sous l’administration
Trump, lorsque le président de CBS, Les
Moonves, a reconnu de façon tristement
célèbre : «Ce n’est peut-être pas bon
pour l’Amérique, mais c’est sacrément
bon pour CBS.» Il faisait référence à
l’audience croissante de la chaîne,
compte tenu de la couverture des
commentaires incendiaires et théâtraux
de Trump, ce qui a considérablement
accru la rentabilité du média au cours
de la campagne présidentielle de 2016.
Je pense que la voie à suivre avec la
réforme des médias est de commencer à
discuter de la manière de dépasser les
médias d’entreprise et d’avoir une
version des nouvelles à but non lucratif
financées par des fonds publics – une
version officiellement protégée de la
censure gouvernementale. La voie à
suivre n’a pas encore été définie, de
sorte que la discussion sur la manière
d’y parvenir est extrêmement importante.
Lorsque nous commencerons à envisager
des solutions de rechange au système
actuel de médias de propagande à but
lucratif, il sera plus facile de
débattre sérieusement du devoir
d’informer et de la liberté d’expression
des voix dissidentes actuellement sur la
liste noire des médias de masse.
Les États-Unis
et leurs alliés ont déclaré des guerres
et détruit de nombreux pays comme
l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, etc.
sous l’alibi fallacieux d’exporter la
« démocratie », le « new way of
civilization », « l’American way of
life », le « monde libre », etc. Ne
pensez-vous pas que toutes ces guerres
sont juste des guerres impérialistes
contre des peuples et des États visant à
démanteler des pays pour pouvoir piller
leurs richesses ? Ces guerres
auraient-elles pu avoir lieu sans la
complicité des médias au service de
l’empire ?
Eh bien, il existe
un long registre officiel de documents
gouvernementaux et de discussions au
Département d’État, au Bureau ovale, au
Conseil de sécurité nationale et à
d’autres organismes gouvernementaux, qui
admet que les États-Unis s’intéressent
principalement à la projection de la
puissance militaire et économique dans
le monde entier. D’importance
primordiale, cette foule de documents –
au cours des 70 dernières années – admet
la domination du pétrole du
Moyen-Orient, considéré comme le moteur
du capitalisme américain. Quiconque qui
a étudié l’histoire de la planification
de la politique étrangère américaine ne
doute ou nie ces points fondamentaux.
Mais on voit aussi que les dirigeants
américains sont extraordinairement bien
placés pour mentir sur leurs
motivations. Il arrive souvent que des
documents classifiés des États-Unis sur
la planification des politiques traitent
des motivations impérialistes et de la
realpolitik, ainsi que de hautes
revendications sur les droits de la
personne et de la démocratie. Cette
contradiction devrait être absurde à
première vue. Il ne peut pas y avoir
d’impérialisme humanitaire, pas en ce
qui concerne les effets tragiques des
guerres que les États-Unis mènent à
travers le monde, et en ce qui concerne
les alliés répressifs que les États-Unis
soutiennent et tous les dégâts qu’ils
font à leurs propres peuples. Mais les
humains ont une capacité remarquable à
rationaliser les atrocités et les crimes
les plus horribles, et les dirigeants
américains ne sont pas différents à cet
égard. Personne ne veut aller dormir la
nuit en pensant qu’il est une mauvaise
personne, alors ils se racontent des
mensonges pour cacher leurs motivations
égoïstes et leurs actions nuisibles.
Mais les mensonges des responsables
américains sont beaucoup plus
préjudiciables que ceux d’une personne
moyenne, car ils bénéficient de la
puissance de la machine de guerre
militaire américaine et de la
responsabilité minimale en termes de
punition pour leurs transgressions.
Dans votre livre
“Selling
War, Selling Hope: Presidential
Rhetoric, the News Media, and U.S.
Foreign Policy since 9/11”, vous
avez abordé entre autres le printemps
arabe. Les medias ne sont il pas aussi
coupables que les régimes criminels
qu’ils servent et n’ont-ils pas perdu
toute crédibilité et honneur ?
Les États-Unis ont
été complices d’actes répressifs et
criminels dans les temps modernes.
Ils utilisent la violence en
toute impunité contre divers
gouvernements au Moyen-Orient. Les
exemples comprennent leurs frappes
illégales de drones, leurs frappes
aériennes illégales en Syrie et leur
soutien aux attaques contre des civils
par des gouvernements répressifs dans
toute la région et ailleurs. Lors du
«printemps arabe», les États-Unis ont
contribué à la déstabilisation de la
société syrienne, favorisant un
déplacement interne massif et une crise
des réfugiés. Ils appuient l’occupation
illégale et violente des territoires
palestiniens occupés par Israël, ainsi
que la violence de l’Arabie saoudite au
Yémen. La liste est encore très longue.
Je ne pense pas que beaucoup au
Moyen-Orient croient que les États-Unis
étaient sérieusement engagés pour la
«démocratie» lors du «printemps arabe»,
contrairement aux revendications d’Obama
dans des pays comme l’Égypte, après la
révolution qui a renversé Hosni
Moubarak. Notons que l’administration
Obama a continué d’apporter un soutien
économique et militaire au régime au
plus fort des manifestations et de la
révolution de début 2011, et a insisté
sur le fait que même si Moubarak ne
pouvait pas rester au pouvoir, quelqu’un
dans son régime dictatorial devrait
prendre les rênes. Ce n’est qu’après que
son renversement fut inévitable que les
États-Unis commencèrent à célébrer leur
«engagement» en faveur de la transition
démocratique en Égypte, un signe
révélateur du peu de valeur qu’ils
avaient pour la démocratie.
Des mots comme
«honneur» sont très répandus dans le
discours politique américain, mais il y
a peu d’honneur dans l’impérialisme. Les
États-Unis ont certes beaucoup de
«crédibilité» dans le monde, si ce terme
est défini par la reconnaissance du
danger que la nation fait peser sur la
stabilité et l’ordre mondiaux. Mais si
par «crédibilité» vous voulez dire que
les gens prennent au sérieux la noble
rhétorique du pays, je ne pense pas que
ce soit le cas. Une grande partie du
monde s’est laissé prendre par la
rhétorique démocratique et idéaliste de
l’administration Obama, les enquêtes
mondiales ayant montré que des majorités
dans la plupart des régions du monde, à
l’exception du Moyen-Orient, contenaient
des images positives des États-Unis sous
Obama. La bonne volonté limitée d’Obama
s’est rapidement dissipée sous Trump.
Bien que les politiques de Trump
s’inscrivent largement dans le
prolongement de l’embargo impérialiste
d’Obama, sa rhétorique est beaucoup plus
belliqueuse et belliciste que celle
d’Obama et, par conséquent, il a
rapidement éloigné les États-Unis de la
communauté internationale.
Ne pensez-vous
pas que les États-Unis sont un pays
fasciste ?
Les États-Unis se
transforment progressivement en une
nation fasciste, bien qu’ils conservent
encore diverses protections et libertés
démocratiques. Par exemple, je suis
confiant que lorsque j’enseigne mon
cours «Propagande, médias et politique
américaine» et que je parle de la
manipulation et de la désinformation du
gouvernement à mes étudiants, je ne
serai pas arrêté le lendemain par le
FBI, torturé, et disparu. Et nous
devrions reconnaître cette distinction
par rapport aux dictatures à part
entière gouvernées par des dirigeants
autoritaires. Peut-être qu’une partie de
mon privilège d’intellectuel et d’érudit
est que je suis un homme blanc en
Amérique, ce qui est un avantage
significatif, contrairement à la
répression habituelle et quotidienne des
personnes de couleur qui souffrent des
forces de police locales de plus en plus
militarisées et violentes. Mais nous ne
devrions pas toujours prendre pour
acquis certaines des libertés
américaines dans la mesure où elles
existent. Les journalistes bénéficient
toujours officiellement de la liberté de
la presse en vertu du premier
amendement, et l’ont exercé – dans une
certaine mesure – dans leurs critiques
régulières de Trump même si les médias
ont également créé le phénomène Trump
pour commencer. Ils n’ont pas encore été
fermés, contrairement à la rhétorique de
Trump, ce qui, selon moi, serait une
bonne chose. Comme beaucoup
d’Américains, je suis de plus en plus
préoccupé par les efforts de ce
président pour normaliser les forces
fascistes d’extrême droite et
suprématistes/nazies blanches, à l’ère
post-Charlottesville. Mes propres
recherches suggèrent que peut-être un
cinquième de la population est sensible
aux objectifs des nationalistes et
suprématistes blancs, ce qui est
inquiétant. Les États-Unis ont toujours
conservé des éléments du fascisme dans
leur politique, mais ces éléments, comme
on le voit dans la vénération sectaire
pour Trump, sa diabolisation des médias
et de ses autres ennemis politiques et
le soutien public important parmi les
bases de Trump pour des activités
politiques répressives telles que la
fermeture des médias et le «report» des
élections de 2020, devrait inquiéter
quiconque croit en la primauté du droit
et à un gouvernement limité.
Comment
expliquez-vous la nécessité pour les
États-Unis d’avoir un ennemi extérieur
comme ce fut le cas jadis avec l’Union
soviétique jusqu’à l’Iran aujourd’hui,
en passant par le Vietnam, la Corée,
Cuba, le Venezuela, etc. ?
Les nations
impériales ont toujours besoin de
construire des ennemis, malgré
l’absurdité de l’effort.
Étiqueter des pays entiers comme la
Syrie comme un État «ennemi», et punir
des millions de personnes par des
bombardements aériens et la
déstabilisation, est une forme de
punition collective. De même que
permettre aux pays alliés tels que
l’Arabie saoudite de mettre sous embargo
des «alliés» comme le Yémen, provoquant
une crise des droits de l’homme. Je
pense que tant que le monde aura le
nationalisme, nous verrons toujours la
construction d’ennemis par des leaders
politiques opportunistes.
Mais dans une nation impérialiste, le
besoin d’ennemis est constant, car ils
sont essentiels pour attiser la peur et
l’hystérie nationale en justifiant le
recours à la force et pour défendre le
projet impérial en général.
À votre avis, en
voulant une guerre contre l’Iran et son
alliée la Russie, et la Corée du Nord,
Donald Trump et les faucons qui
l’entourent ne sont-ils pas en train de
jouer avec la stabilité du monde ?
L’administration
Trump s’est avérée extrêmement
versatile, ce qui suggère très
certainement une menace pour le monde
entier. L’administration menace de
«rayer la Corée du Nord de la carte»
afin de faire pression sur elle dans une
réunion, qui n’était guère plus qu’une
victoire de relations publiques de
l’administration Trump, et qui a produit
peu de substance tangible. Nous aurions
pu le faire sans les menaces de guerre
nucléaire et de destruction mutuellement
assurée, pour dire le moins, et sauter
directement aux négociations. La
théâtralité de l’administration Trump a
rendu cela impossible. Cette
administration a également intensifié
radicalement sa rhétorique de
confrontation avec la Chine, en
particulier dans les premiers mois de
l’administration lorsque Steve Bannon a
promis une éventuelle guerre nucléaire,
et plus récemment avec la tentative de
Trump de provoquer une guerre
commerciale. D’une part, c’est un signe
positif que l’administration Trump –
quelles que soient les raisons du
Président – ait fait un pas en arrière
devant la guerre nucléaire avec la
Russie. Mais cela ne fait pas beaucoup
de bien à la nation s’il intensifie la
rhétorique de confrontation avec
d’autres pays, comme il l’a fait. La
nomination de John Bolton au poste de
conseiller à la sécurité nationale ne me
pousse pas non plus à la confiance,
compte tenu de son bilan de guerre et de
son comportement criminel en Irak
pendant les années Bush. En fin de
compte, il semble que cette
administration, ce soit du pareil au
même en matière de politique étrangère
belliqueuse, bien que certains, à
gauche, ont prétendu que Trump allait
alimenter la politique anti-guerre et
défier «l’État profond» et l’empire
américain.
Face à
l’offensive ultralibérale et aux guerres
impérialistes qui ravagent le monde, ne
pensez-vous pas qu’il y a une nécessité
d’avoir un mouvement de résistance
efficace qui fait abstraction des
divergences tactiques et qui s’inscrit
plutôt dans une démarche stratégique ?
Il y a un besoin
très fort d’un mouvement
anti-impérialiste. Dans la
mesure où nous en avons eu un, il est
rapidement mort au milieu des années
2000, quelques années après la guerre en
Irak. En tant que partisan enthousiaste
et membre de ce mouvement, son déclin
rapide a été un moment déprimant pour
moi. En prenant une vue d’ensemble,
cependant, je suis heureux des succès
des mouvements anti-guerre du Vietnam et
anti-guerre d’Irak, car ils ont rendu
tabou l’introduction d’un grand nombre
de troupes au sol dans de nouveaux
conflits, au moins après l’Irak. Mais
les dirigeants américains ont fait
preuve de beaucoup plus de discernement
dans leur utilisation du militarisme ces
dernières années, en s’appuyant
davantage sur un nombre limité de forces
spéciales, et particulièrement sur les
frappes de drones. Le militarisme
américain est encore incroyablement
meurtrier, mais il est loin d’être aussi
destructeur que dans les décennies
précédentes. Chomsky fait valoir ce
point lorsqu’il oppose les guerres en
Irak et au Vietnam. La guerre du Vietnam
a impliqué plus d’un million de troupes
sur le terrain et des dizaines de
milliers de victimes militaires (environ
58.000), et des millions de civils
vietnamiens tués, associé à
l’utilisation criminelle de la violence
aveugle sous la forme de tapis de
bombes, du napalm, de l’agent orange,
etc. La guerre en Irak, criminelle et
horrible, a impliqué environ 5 000
Américains tués et peut-être un million
de morts irakiens en raison de la guerre
civile et en grande partie de la
violence et des frappes aériennes
américaines. Aussi mauvais soit-il, ce
n’était pas aussi grave que la
destruction au Vietnam, et la
criminalité en Irak était, relativement
parlant, plus limitée par rapport au
Vietnam en grande partie en raison de
l’engagement militaire «léger» des
États-Unis. Cet engagement limité était
un signe direct aux tendances
anti-guerre du grand public, même après
les attentats du 11 septembre 2001,
signifiant que les élites politiques et
les intellectuels appellent largement le
«syndrome du Vietnam» – opposition à de
fortes concentrations des forces
terrestres sur de longues périodes,
entraînant un grand nombre de victimes
et de destructions massives. Cette
culture anti-guerre persistante ne peut
se substituer à un véritable mouvement
anti-guerre, loin de là. Mais cela vaut
mieux que rien, et c’est certainement
préférable à la culture de guerre
belliqueuse qui a dominé les États-Unis
pendant les premières années de la
guerre du Vietnam, alors que peu
d’Américains se sont interrogés sur la
montée en puissance de l’Asie du
Sud-Est.
À propos de la
Palestine, on remarque, comme avec le
Yémen, que les médias au service de
l’impérialisme n’évoquent le massacre de
ces peuples qu’en termes de statistiques
et non pas comme une tragédie humaine.
Dans ce conflit, les médias n’ont-ils
pas encore choisi le camp de
l’oppresseur plutôt que celui de
l’opprimé ?
Il est assez bien
documenté que les médias américains
idéalisent la perspective israélienne
par rapport à celle du peuple
palestinien. J’avais l’habitude
d’enseigner la politique du Moyen-Orient
dans une autre vie, il y a plus de dix
ans, et Israël a toujours été une plaie
pour beaucoup de mes étudiants plus
conservateurs, qui considéraient
malheureusement toute critique du pays
comme de l’antisémitisme. Mes
expériences ne sont guère uniques. Il y
a une longue histoire dans la culture
politique des intellectuels américains
qui ferme tout débat critique sur la
politique étrangère israélienne,
prétendant que critiquer Israël est
antisémite. Et les médias jouent un rôle
majeur dans cette culture politique
réactionnaire. J’ai écrit à ce sujet il
y a une dizaine d’années. Par exemple,
voir mon analyse de la couverture
médiatique du conflit
israélo-palestinien
ici et
ici. La preuve statistique du
privilège des vies israéliennes –
«victimes méritantes» – sur celles des
Palestiniens – «victimes indignes» –
dans le conflit israélo-palestinien est
également bien connue. Les États-Unis
ont longtemps célébré une «relation
spéciale» avec Israël, que j’ai
documentée en détail
ici, et qui remonte à la guerre des
Six jours de 1967, durant laquelle des
responsables américains ont pris
conscience de la valeur stratégique et
militaire d’Israël au sein du
Moyen-Orient après avoir mené une série
d’attaques militaires coordonnées contre
ses voisins, dont l’Égypte, la Jordanie,
la Syrie, et la Palestine. L’ancien
président Nixon a qualifié Israël comme
l’un de ses «flics locaux sur le
terrain», et nous pouvons voir à quel
point Israël était/est précieux pour les
États-Unis. Cette valeur stratégique a
été réitérée par les présidents suivants
dans leurs documents et déclarations de
planification. C’est dans ce contexte
que les États-Unis ont cherché à
normaliser les relations avec Israël, en
plus de minimiser le colonialisme des
colons dans les territoires occupés.
Israël est largement connu dans le monde
entier, sauf aux États-Unis, pour être
le dernier pouvoir colonial. Le «lobby
israélien» aux États-Unis a également
joué un rôle important en consolidant la
«relation spéciale» entre les deux pays,
en diabolisant les universitaires, les
intellectuels, les activistes et tous
ceux qui critiquent Israël.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Anthony DiMaggio ?
Anthony DiMaggio
est professeur adjoint de sciences
politiques à l’université Lehigh. Il a
obtenu son doctorat à l’Université de
l’Illinois à Chicago. Il a écrit pour de
nombreux médias progressistes tels que
Counterpunch, Truthout,
Z Net, Z Magazine,
Alternet, Common Dreams, et
Salon. Il est l’auteur de six
livres, dont le plus récent est Selling
War, Selling Hope (SUNY Press,
2015) et
The Politics of Persuasion (SUNY
Press, 2017).
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