Interview
Frank Joyce: « Très peu d’Américains
sont conscients que leur pays a tué au
moins 20 millions de personnes depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale »
Mohsen Abdelmoumen

Frank Joyce. DR.
Vendredi 17 avril 2020 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez co-écrit
The People Make the Peace: Lessons from
the Vietnam Antiwar Movement. Qu’en est-il aujourd’hui du mouvement
anti-guerre aux États-Unis ?
Frank Joyce :
Ce que l’on oublie le plus souvent à
propos de l’opposition massive des
Américains à l’invasion du Viêt Nam est
l’aberration que celle-ci a été. La
violence inhérente au colonialisme et à
l’esclavage exercé par les colons a
instauré le culte du militarisme, des
armes et de la brutalité envers les
personnes de couleur qui est toujours
dominant à ce jour. L’absence actuelle
d’opposition organisée significative à
la guerre représente une régression vers
la moyenne, c’est-à-dire un retour à
l’engagement en faveur de la guerre et
de la violence qui est au cœur de
l’identité des États-Unis.
Cela se reflète
dans la vaste quantité de bases et
d’opérations militaires ainsi que dans
les niveaux incroyablement élevés des
dépenses militaires extérieures et
internes. La prédominance de la violence
et du militarisme dans les
divertissements populaires et l’ampleur
de la vénération pour les armes
personnelles et pour leur possession
reflètent également cette culture. Les
résultats montrent un taux de suicide
élevé parmi les personnes armées,
étrangères et nationales, ainsi que de
fréquentes fusillades de masse dans les
écoles, les cinémas, les bases
militaires, les concerts, les magasins
et, en fait, partout où des personnes
sont rassemblées.
Selon vous,
pourquoi les Américains n’ont-ils pas pu
dépasser le traumatisme de la guerre du
Vietnam ?
Comme pour la
guerre civile américaine, aucune
véritable guérison ou réconciliation n’a
eu lieu. La dévotion à la violence
et à la suprématie blanche reste trop
puissante.
À votre avis,
pourquoi les États-Unis ont-ils toujours
besoin de guerres ? N’est-ce pas le
complexe militaro-industriel qui dicte
sa loi aux dirigeants américains ?
Le gouvernement
américain a quatre branches : le
Congrès, l’exécutif, le judiciaire et le
Pentagone. Ils travaillent de manière
bipartisane pour protéger et étendre
l’empire américain. Cela nécessite
d’inventer fréquemment des prétextes
pour l’invasion et l’occupation de
nations étrangères ainsi que des
interventions plus limitées incluant des
assassinats, la manipulation
d’élections, la formation de dictateurs
et de soldats étrangers ainsi que la
fourniture d’armes de toutes sortes. Une
part bien plus importante de l’économie
américaine dépend de cette activité
militaro-industrielle que ce qui est
généralement compris ou reconnu.
En cas de
réélection de Trump, et vu l’état
instable de ce personnage, ne
risque-t-on pas d’avoir une guerre qui
serait mondiale ?
Il y a un grand
risque de guerre mondiale si Trump est
réélu. Il y a la quasi-certitude d’une
augmentation de la violence politique
domestique et de la répression, qu’il
soit élu ou battu. Il
existe des milices lourdement armées
dans tous les États-Unis qui sont déjà
positionnées à cette fin.
Cela dit, nous
devons veiller à ne pas accorder trop
d’attention à Trump et à ses défauts de
personnalité. Il est le produit des
forces de la suprématie blanche et du
nationalisme blanc qui sont profondément
ancrées dans la société américaine. Sa
famille, son cabinet, son personnel, la
plupart des membres du Congrès, la
plupart des médias, la plupart des chefs
d’entreprise et les 63 millions de
personnes qui ont voté pour lui en 2016
sont autant d’éléments qui l’aident
activement.
Le mouvement
anti-guerre ne doit-il pas sensibiliser
la population américaine sur les ventes
d’armes destinées notamment à l’Arabie
saoudite et aux Émirats Arabes Unis qui
sont en train de massacrer le peuple du
Yémen ?
Oui, absolument.
De nombreux militants pour la paix en
sont conscients et font ce qu’ils
peuvent. Une grande partie de la
population américaine est insensible aux
souffrances perpétrées en son nom, où
qu’elles se produisent. Pour aggraver
les choses, une grande partie des
massacres n’est pas du tout dénoncée.
Vous êtes un
militant très engagé pour la paix dans
le monde et vous avez reçu une
décoration du Vietnam pour votre action
pour la paix et l’amitié entre les
nations. Quel est l’impact du travail
que vous effectuez avec votre mouvement
pour contrer les guerres impérialistes
US ?
L’impact n’est
évidemment pas suffisant.
Ne pensez-vous
pas que la guerre américaine en Irak a
été une catastrophe et que George Bush
et les néocons devraient être jugés pour
les crimes qu’ils y ont commis ?
Chaque
manifestation de l’impérialisme
américain est un désastre. Très peu
d’Américains sont conscients que leur
pays a tué au moins 20 millions de
personnes depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Les méthodes utilisées
pour confisquer les terres et imposer
l’esclavage ont démontré un mépris pour
les victimes civiles qui perdure encore
aujourd’hui. Les bombardements de
Dresde, Hiroshima et Nagasaki et
l’utilisation de l’agent orange au Viet
Nam, au Laos et au Cambodge en sont des
exemples probants.
J’ai de sérieux
doutes quant au fait de traduire en
justice des criminels de guerre, qu’il
s’agisse de présidents, de généraux ou
de responsables d’atrocités de toutes
sortes. D’une part, le modèle « crime et
châtiment » euro-centrique visant à
contrôler des comportements indésirables
est lui-même suspect pour de nombreuses
raisons, notamment par son incapacité à
prévenir la guerre ou les crimes de
guerre. Au contraire, je préconise la
construction d’un mouvement pour une
véritable non-violence dans toutes les
relations entre humains mais aussi entre
les humains et les autres formes de vie.
En d’autres termes, rejeter la thèse
patriarcale du christianisme selon
laquelle l’homme « domine » toute la
vie.
Avec votre
organisation
Vietnam Peace Commemoration Committee
(VPCC), vous avez fait un travail
remarquable dans le suivi du Pentagone
concernant ses activités de
commémoration dans son programme public
visant à raconter l’histoire de la
guerre du Vietnam et à commémorer les
vétérans du Vietnam à l’occasion du 50e
anniversaire de la guerre. Toutes les
vérités ont-elles été dites sur la
guerre du Vietnam ?
Rien de ce qui est
proche de la vérité sur la guerre n’a
été dit, y compris sur le nom qu’il
convient de lui donner. Les Vietnamiens
l’appellent la guerre américaine, ce qui
est certainement plus exact. Le
Pentagone et la plupart des médias sont
profondément investis dans la
perpétuation d’une version mythique à la
fois de la guerre et de l’opposition à
celle-ci. Ils ont réussi au point que
même ceux qui ont participé aux
activités anti-guerre ont ce que
j’appelle un complexe d’infériorité par
rapport au mouvement. VPCC travaille dur
pour combattre ces mythes, mais ils sont
profondément ancrés.
Sachant que les
médias mainstream sont au service du
grand capital et de l’establishment, les
médias alternatifs n’ont-ils pas un
grand rôle à jouer pour informer le
public sur les dérives des dirigeants ?
Absolument.
D’une part, les médias alternatifs
influents exercent une pression sur les
médias grand public pour qu’ils
fournissent des informations plus
précises. D’autre part, en soi,
ils renforcent la force du mouvement.
Vous êtes engagé
dans plusieurs organisations, dont la
Michigan
Coalition for Human Rights où vous
siégez dans le conseil d’administration.
Pouvez-vous expliquer à notre lectorat
les actions de votre organisation ?
La MCHR a été
fondée il y a plus de 30 ans à Detroit,
Michigan, pour combattre ce qui
s’appelait alors la majorité morale. La
suprématie blanche crée régulièrement
des organisations pour faire avancer son
idéologie. On peut citer par exemple le
KKK, les conseils de citoyens blancs, la
Légion noire qui était très active dans
le Midwest américain, y compris à
Detroit (à son apogée dans les années
1930, de nombreux hauts fonctionnaires
du gouvernement de Detroit en étaient
membres). Plus récemment, le Tea Party a
contribué à ouvrir la voie à l’élection
de Donald Trump. Le MCHR travaille sur
de nombreux fronts d’action et
d’éducation pour offrir une vision
différente de ce que notre société peut
devenir.
Vous avez un
parcours très riche dans différents
domaines allant du syndicalisme aux
médias, vous êtes également très
impliqué dans le mouvement anti-guerre
et antiraciste. N’avons-nous pas besoin
aujourd’hui d’un front mondial
anti-guerre ?
Un travail de
transformation passionnant est en cours
dans le monde entier. Ce dont nous avons
désespérément besoin, c’est d’un moyen
de coordonner la stratégie et les
ressources d’un mouvement mondial trop
fragmenté. À un moment donné, le Forum
social mondial a semblé susceptible
d’aider à remplir ce rôle. En ce moment,
nous sommes à la recherche de ce
mécanisme d’unification. Le problème est
évidemment complexe, car aux États-Unis
et dans d’autres pays, on observe
également une certaine fragmentation.
Selon moi, nous n’avons pas beaucoup de
temps pour résoudre ce problème.
L’effondrement systémique du capitalisme
mondial fondé sur la race que nous
avions anticipé et prédit est sur le
point de se produire.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Frank
Joyce ?
Frank Joyce,
militant politique de longue date, a
présidé le conseil d’administration de
The Working Group (TWG), une société de
production médiatique à but non lucratif
qui soutient le mouvement anti-haine Not
In Our Town (NIOT. Il a siégé pendant de
nombreuses années au conseil
d’administration de la Michigan
Coalition for Human Rights (MCHR). Il a
été directeur de la communication du
syndicat des Travailleurs unis de
l’automobile pendant de nombreuses
années. L’activisme politique de Frank
Joyce, habitant de Detroit de longue
date, a commencé avec le mouvement des
droits civils. Il a rejoint le Mouvement
des étudiants du Nord (NSM) au début des
années 1960 et a ensuite participé à la
fondation de People Against Racism
(PAR). Depuis, il s’est engagé
dans des campagnes syndicales,
antiracistes, de défense des droits de
l’homme et de paix. ). Il est membre du
NCOE (National Council of Elders =
Conseil national des Anciens), une
organisation de vétérans des droits
civiques qui militent pour la justice et
la non-violence. Il a reçu en compagnie
de cinq autres militants pacifistes
américains, dont son épouse, l’Insigne
« Pour la paix et l’amitié entre les
nations » de l’Union vietnamienne des
organisations d’amitié (UVOA) en
reconnaissance de leurs contributions à
la paix et à l’amitié entre les deux
peuples.
Ses écrits sont
publiés dans AlterNet et ailleurs. Son
livre co-écrit avec Karin Aguilar-San
Juan, The
People Make The Peace, Lessons From The
Vietnam Anti-War Movement a été
publié en septembre 2015.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
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