Algérie Résistance
Pr. Abdelkrim Chelghoum: « En Algérie le
problème est bicéphale, à la fois
technique et politique »
Mohsen Abdelmoumen
Le
Professeur Abdelkrim Chelghoum. DR.
Jeudi 17 mars 2016
Mohsen Abdelmoumen :
Vous êtes un expert en génie
parasismique et en sismologie, pourquoi
n’écoute-t-on pas vos avis ? Est-ce que
le professeur Chelghoum dérange en
Algérie ?
Professeur Chelghoum :
C’est une question intéressante mais à
poser aux décideurs algériens qui ont le
pouvoir absolu dans ce pays et qui
gèrent les affaires de la cité comme ils
l’entendent sans se soucier des
conséquences gravissimes engendrées
après chaque catastrophe sur les plans
économique et surtout humain avec des
pertes considérables en vies humaines.
Si je reviens sur toutes mes
interventions, je peux vous dire
qu’elles sont toujours circonscrites aux
aspects fondamentaux de la sécurité du
bâti et de la prévention des risques
majeurs qui concernent ce pays avec des
propositions concrètes pour une
réduction des effets dévastateurs de ces
catastrophes qu’elles soient d’origine
naturelle ou technologique. Il faut dire
que toutes mes recommandations exigent
la mise en place de structures
intelligentes à tous les niveaux de
l’administration jusqu’au sommet de
l’État, ce qui, malheureusement, n’est
pas le cas de l’Algérie et la réponse
finale se résume dans la citation
d’Auguste Comte : « Savoir pour Prévoir
afin de Pouvoir ». .
Je suis vos travaux et lis
vos écrits très brillants, et je suis
effaré par vos conclusions. Aurait-on pu
éviter des catastrophes telles que
l’effondrement du tunnel de Djebel El
Ouahch à Constantine et le délabrement
de l’autoroute Est-Ouest ?
Comme vous le savez, je n’ai cessé
d’attirer l’attention des pouvoirs
publics sur la nécessité d’une
maturation définitive des études
techniques avec, s’il le faut, d’autres
études contradictoires avant le
lancement de la phase réalisation de ces
mégaprojets. Ma démarche a toujours été
sous-tendue par deux principes
concomitants, à savoir la réduction des
coûts et l’anticipation des dégâts
préjudiciables comme les effondrements
ou les reprises en sous œuvre quelques
mois après la mise en service d’ouvrages
importants. C’est le cas, par ailleurs,
des deux projets que vous avez bien
voulu citer dans votre question. Il est
important de rappeler que presque la
totalité des projets dits « du siècle »
ont été lancés politiquement et en
l’absence de tout repère de vigilance.
Et voilà, dix-sept ans après, le
résultat est édifiant : tout est à
refaire mais avec un baril à 30$ !
Est-ce que les pouvoirs
publics en Algérie et leurs partenaires
privés, qu’ils soient étrangers ou
algériens, respectent les normes
internationales dans la réalisation des
projets ?
Il existe un semblant de normes
nationales plagiées sur des codes
étrangers mais qui restent très
insuffisantes et inapplicables pour la
majorité des ouvrages spéciaux de grande
importance. C’est le cas de la mosquée
et de tous les ouvrages d’art de
l’autoroute où chaque groupe étranger
applique les normes de son propre pays
avec l’accord tacite des pouvoirs
publics qui ne mesurent pas le danger
d’une telle approche sur les plans
économique, suivi et contrôle de ces
projets.
Dans l’un de vos écrits, vous
citez la seule étude qui a été faite
concernant le minaret de la grande
mosquée d’Alger, intitulée « The minaret
of the great mosque in Algiers, a
structural challenge ». En parcourant
cette étude, on a la preuve qu’une
catastrophe se produira. Pourquoi, selon
vous, les autorités s’entêtent-elles à
ignorer une menace annoncée ?
J’aimerais apporter une petite
clarification par rapport à cette
question. J’ai dit que la seule
contribution scientifique publiée et
dont l’intitulé est cité plus haut émane
de deux ingénieurs du BET allemand et la
théorie exposée dans ce papier avec la
simulation numérique sont valables pour
un avant-projet et non l’étude finale de
ce mégaprojet. Sans ce complément
d’études très poussées, il serait
impossible de conclure sur la tenue et
la stabilité globale et locale de cet
ouvrage sous l’action d’un séisme majeur
7 sur l’échelle de Richter et plus. Je
crois sincèrement que les autorités en
charge du projet sont totalement
incompétentes et disqualifiées pour
gérer un secteur éminemment technique.
Comment expliquez-vous qu’en
Algérie, dès qu’un spécialiste dans
n’importe quel domaine émet un avis
critique, il est dénigré et traité de
« harki ». Comment expliquez-vous que
l’on refuse tout débat et que l’on
accuse des universitaires et des experts
d’être des traîtres ?
C’est un véritable délire qui
explique et justifie clairement
l’indigence des responsables politiques
algériens voulant masquer à tout prix
leur échec patent dans la gestion de
projets « bidons » à coup de centaines
de Milliards de $ sans aucun impact sur
la qualité de vie du citoyen, bien au
contraire, on peut constater à l’œil nu
une dégradation drastique à tous les
niveaux, dans tous les domaines et sur
tous les plans. La réponse des autorités
envers ceux qui osent porter la
contradiction a toujours été très
claire, à savoir insultes, injures
dénigrements et dérives verbales
extrêmes. La justice aurait dû
s’autosaisir ! Mais cette façon de
communiquer a pour objectif
d’impressionner et de créer un climat de
peur chez les protagonistes, cette
méthode de communication était par
ailleurs très en vogue dans les années
quarante.
À quoi joue le pouvoir
algérien en voulant cacher la vérité à
propos des grands travaux ?
La réponse est simple, plus de 800
Milliards de $ ont été gaspillés sur des
projets pour lesquels le minima en
matière d’études techniques préalables
n’a pas été réalisé. Je ne sais pas si
c’est par incompétence ou par
roublardise pour aider les petits
copains ?
J’ai interviewé des
intellectuels et des chercheurs
étrangers et algériens, tous des
spécialistes renommés dans leur domaine,
et j’ai remarqué que les compétences
algériennes se sentent marginalisées et
sont sujettes au marasme. N’est-ce pas
suicidaire pour un pays de marginaliser
ses compétences ?
Absolument, le résultat est net,
c’est la déliquescence sur tous les
plans. Il n’y a pas d’arbitre, c’est une
véritable navigation à vue sans garde
fou. Le suicide est réel : « un pays en
lambeaux » titrait le quotidien français
Le Monde dans son édition du
25/11/2014.
Vous citez souvent le
ministre de l’Habitat, mes
investigations sur l’autoroute Est-Ouest
m’ont prouvé que le ministère des
Travaux publics n’est pas mieux, sans
parler des autres ministères. N’est-ce
pas un phénomène global ? Pensez-vous
que ces grands travaux qui tournent au
cauchemar ne souffrent pas d’une
incompétence crasse doublée d’un manque
de volonté politique et d’une corruption
généralisée ? Bref, pour vous, le
problème est-il purement technique ou
politique?
J’étais le premier et le seul expert
à avoir émis des réserves de fond sur le
projet de l’autoroute Est-Ouest bien
avant son démarrage. Tout le monde
constate maintenant que le temps m’a
donné raison et que je n’avais aucun
problème personnel ni avec l’ancien
Ministre des Travaux Publics (T.P.) ni
avec l’actuel responsable de l’Habitat.
Malheureusement, ces deux responsables
semblent avoir de sérieux problèmes
d’intégration dans des secteurs qui ne
sont pas les leurs. Pour répondre à dans
votre délicate question, je dirai qu’en
Algérie le problème est bicéphale, à la
fois technique et politique.
Le coût des grands travaux
comme la grande mosquée d’Alger ou
l’autoroute Est-Ouest est exorbitant.
Comment expliquez-vous que les chiffres
avancés au début des projets se
retrouvent gonflés en cours de
réalisation ?
C’est très simple, parce que
l’ensemble de ces projets dits du siècle
ont démarré sur la base d’avant-projets
très superficiels occultant les cinq
principes qui gouvernent une stratégie
de prévention fiable pour ne citer que
les deux premiers relatifs à la
précaution et la prudence. Aussi faut-il
rappeler que tout est négocié en vase
clos entre certaines personnes proches
des décideurs et les groupes étrangers
blacklistés pour la plupart. Voilà
pourquoi des avenants dépassant dans
certains cas le montant du marché
initial, très mal négocié ou imposé par
des forces occultes, s’enchaînent sans
que personne n’intervienne. Il faut dire
que l’Algérie est l’un des rares pays où
ces pratiques sont légions dans tous les
secteurs.
On évoque souvent une grande
corruption chez les maîtres d’ouvrage et
les entreprises étrangères dont
certaines sont souvent blacklistées dans
de nombreux pays. N’est-ce pas à cause
de cette corruption à grande échelle que
l’on refuse l’avis des spécialistes
maîtrisant le domaine de la
construction, tels le professeur
Chelghoum ?
Exact ! Tout le monde sait que
l’entreprise publique chinoise qui a le
monopole de tous les projets juteux dans
ce pays est à la pointe du développement
de la corruption scientifique dans tous
les pays où elle exerce. Cette
entreprise travaille en terrain conquis,
imposant son diktat aux responsables
algériens en refusant tout contrôle
technique indépendant et sans oublier la
complaisance des personnes en charge de
la maîtrise d’ouvrage aptes à signer
sans réserves « le service fait ».
Vous prévenez les
catastrophes. En cas de catastrophe
comme celle du tunnel de Djebel El
Ouahch ou de l’autoroute Est-Ouest qui
cause la mort de bien des gens, est-ce
que les citoyens victimes d’un préjudice
peuvent attaquer les coupables en
justice, que ce soit les ministères
concernés et les différentes
entreprises, ou est-ce utopique d’y
songer ?
Vous savez, cher Monsieur, les lois
internationales sont très claires, à
savoir dans le cas des catastrophes de
grande ampleur, l’État endosse toute la
responsabilité, aussi il faut savoir que
les victimes et leurs familles peuvent
toujours attaquer les responsables au
niveau des tribunaux internationaux.
Avez-vous subi des pressions
quelconques à propos de vos études et de
vos écrits contredisant les versions
officielles ?
Pour le moment non ! Il est utile de
signaler que tous mes écrits concernent
le domaine technique qui est le mien et
je continuerai dans cette mission en
espérant qu’un jour les décideurs
prennent conscience de l’urgence pour la
mise en œuvre d’une stratégie de
prévention par rapport à tous les
risques majeurs auxquels ce pays est
confronté et ce pour la sécurité des
biens et des personnes.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le Pr. Chelghoum ?
Le Pr. Abdelkrim Chelghoum (Ing Et,
CHEC-CHEM, Msc, PhD, DIC, Dr Et) est un
scientifique algérien : CHEC (Paris),
Stanford University (USA), Imperial
College Of Science Technology And
Medicine (London, GB) et expert
international. Il est professeur de
Génie Civil, professeur en Numérique et
Génie Parasismique, directeur de
recherche à l’Université des Sciences et
de la Technologie Houari Boumédiène
(USTHB), Bab Ezzouar, Alger, directeur
du Cabinet G.P.D.S. (Génie Parasismique
Dynamique et Sismologie) à Rouiba,
Alger, et Président du Club des Risques
Majeurs. Il est l’auteur de plusieurs
dizaines de publications internationales
et est responsable de la conception,
l’expertise, le contrôle, le suivi et le
confortement de plus de mille projets à
travers le territoire National dans le
domaine des structures et des sols.
Published in Oximity, March 16,
2016:https://www.oximity.com/article/Pr.-Abdelkrim-Chelghoum-En-Alg%C3%A9ri-1
Reçu de l'auteur pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
Le dossier
Algérie
Les dernières mises à jour
|