Interview
Dr. Jacques Pauwels : « Pour poursuivre
ses objectifs
de maximisation des
profits, le capitalisme est prêt
à utiliser la « carotte » de la démocratie
ainsi que
le « bâton » du fascisme »
Mohsen Abdelmoumen

Dr. Jacques
Pauwels. DR.
Vendredi 14 août 2020 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre « Big
Business avec Hitler », vous évoquez
la collaboration de l’élite économique
industrielle et financière mondiale avec
Hitler. Hitler n’est-il pas un pur
produit, un instrument, du système
capitaliste ?
Dr. Jacques
Pauwels : Le soi-disant
« national-socialisme » d’Hitler, en
réalité pas du tout une forme de
socialisme, était la variante allemande
du fascisme, et le fascisme était une
manifestation du capitalisme, la manière
brutale et cruelle dont le capitalisme
s’est manifesté dans
l’entre-deux-guerres en réponse à la
menace de changement révolutionnaire
incarnée par le communisme, et à la
crise économique de la Grande
Dépression. Dans la mesure où Hitler a
personnifié la variante allemande du
fascisme, on peut en effet le qualifier
d’« instrument » du capitalisme.
Cependant, comme je le mentionne dans
mon livre, le terme « instrument » est
vraiment trop simpliste. Il serait plus
exact de définir Hitler comme une sorte
d’« agent », un être humain complexe
avec un esprit propre, agissant au nom
du capitalisme allemand mais pas
toujours en accord avec les souhaits des
capitalistes, plutôt qu’un simple
« instrument » ou « outil » du
capitalisme allemand. Cela explique
pourquoi les capitalistes allemands
n’ont pas toujours été parfaitement
satisfaits des services d’Hitler. Mais
l’avantage de cet arrangement était que,
après l’effondrement de l’Allemagne
nazie, ils ont pu blâmer l’« agent »
pour tous les crimes qu’il avait commis
en leur nom.
Le capitalisme
n’a-t-il pas un besoin vital du nazisme
et du fascisme ?
Le capitalisme est
un système socio-économique très
flexible qui est capable de fonctionner
dans différents contextes politiques.
C’est certainement un mythe que le
capitalisme, appelé par euphémisme
« marchés libres », est une sorte de
jumeau siamois de la démocratie, en
d’autres termes, que l’environnement
politique préféré du capitalisme est la
démocratie. L’histoire nous montre que
le capitalisme a prospéré dans des
systèmes très autoritaires et a soutenu
ces systèmes avec enthousiasme. En
Allemagne, le capitalisme s’est
extrêmement bien comporté lorsque
Bismarck a dirigé le Reich d’une main de
fer. L’Allemagne est restée capitaliste
à 100% sous Hitler, et le capitalisme a
prospéré sous Hitler, avant et pendant
la guerre, comme je l’ai démontré dans
mon livre. Le capitalisme est également
capable et désireux de s’associer à la
démocratie, en particulier si des
réformes démocratiques semblent
nécessaires pour dissiper la menace d’un
changement révolutionnaire, par exemple
après la Seconde Guerre mondiale,
lorsque des réformes politiques et
sociales démocratiques (l’État
Providence) ont été introduites en
Europe occidentale pour faire dérailler
les revendications beaucoup plus
radicales, voire révolutionnaires,
formulées par les mouvements de
résistance dans des pays comme l’Italie
et la France. On pourrait dire que, pour
poursuivre ses objectifs de maximisation
des profits, le capitalisme est prêt à
utiliser la « carotte » de la démocratie
ainsi que le « bâton » du fascisme et
d’autres formes d’autoritarisme, telles
que les dictatures militaires.
La montée des
groupes néonazis et fascistes à travers
le monde ne sert-elle pas le grand
capital et l’oligarchie qui gouverne le
monde ?
Comme mentionné
précédemment, le fascisme est une
manifestation du capitalisme. En
d’autres termes, c’est la façon dont le
capitalisme, tel un caméléon, ajuste sa
couleur à un environnement social et
politique changeant. Le fascisme
historique des années trente,
personnifié par des personnages comme
Mussolini et Hitler, reflétait la
réponse du capitalisme, en Italie et en
Allemagne, à la double menace du
changement révolutionnaire à la russe et
de la Grande Dépression. Après la
Seconde Guerre mondiale, lorsque le
fascisme était vraisemblablement mort et
enterré, le capitalisme, en particulier
le capitalisme américain, s’est appuyé
sur des systèmes néo-, quasi- ou
crypto-fascistes pour neutraliser des
menaces similaires. Par exemple au
Chili, où Pinochet a été porté au
pouvoir pour empêcher des réformes
radicales et pour permettre aux capitaux
d’investissement américains de
s’installer en toute sécurité dans le
pays. Aujourd’hui, des problèmes
économiques et sociaux toujours plus
importants associés à des menaces
révolutionnaires réelles ou perçues, ont
fait que le capitalisme a donné
naissance, dans un certain nombre de
pays, à des partis et mouvements
politiques fascistes ou, si vous
préférez, quasi ou néofascistes. Pour
l’instant, le capitalisme n’a pas besoin
d’amener ces fascistes au pouvoir ; mais
ils s’avèrent très utiles car, comme
Hitler avec son antisémitisme, ils
détournent l’attention du public des
défauts du système capitaliste en
rejetant la faute sur des boucs
émissaires (de préférence de couleur)
tels que les musulmans, les réfugiés,
les Chinois et les Russes. L’écrivain
allemand Bertolt Brecht nous a mis en
garde de façon poétique, faisant
allusion au fascisme hitlérien et à la
capacité intacte du capitalisme à
générer de nouvelles formes de fascisme
:
“So was hätt
einmal fast die Welt regiert!
Die Völker
wurden seiner Herr, jedoch
dass keiner von
uns zu früh da triumphiert
Der Schoss ist
fruchtbar noch fertile
Aus dem das
kroch”*
* »Le monde a
failli être dirigé par un tel monstre !
Heureusement, les
nations l’ont vaincu.
Mais ne nous
réjouissons pas trop vite
Le ventre d’où il a
surgi est encore fertile. »
(« La résistible
ascension d’Arturo Ui »)
L’Union
européenne accuse l’URSS d’avoir
déclenché la 2e Guerre
mondiale. Qu’en pensez-vous ?
Blâmer l’URSS et,
par conséquent, l’État russe qui lui a
succédé, pour la Seconde Guerre mondiale
est une déclaration purement politique.
Cela constitue une distorsion
monstrueuse et honteuse de l’histoire.
Dans les années 30, l’Union soviétique a
cherché pendant des années à établir une
alliance anti-hitlérienne avec la France
et la Grande-Bretagne, mais elle a été
rejetée à maintes reprises. La raison à
cela réside dans le fait que les hommes
au pouvoir à Londres et à Paris ne
voulaient pas entrer en guerre aux côtés
des Soviétiques contre Hitler mais
voulaient que Hitler utilise la
puissance militaire de l’Allemagne pour
marcher vers l’est et détruire l’Union
soviétique pendant qu’ils regarderaient
joyeusement depuis les coulisses. Hitler
voulait certainement la guerre, c’est
pourquoi on lui reproche à juste titre
d’avoir déclenché la Seconde Guerre
mondiale. Mais les dirigeants français
et britanniques méritent une part de
responsabilité car ils ont encouragé
Hitler et l’ont soutenu avec leur
politique d’« apaisement », par exemple
en lui offrant la Tchécoslovaquie sur un
plateau d’argent dans le cadre du
tristement célèbre pacte qu’ils ont
conclu avec lui à Munich en 1938.
En blâmant
l’URSS, les politiciens et les médias
occidentaux ne cherchent-ils pas à
dissimuler leur propre sale histoire de
collaboration avec Hitler et le nazisme
?
En effet, en
blâmant l’Union soviétique, les pays
« occidentaux », ou du moins leurs
dirigeants, cherchent à détourner
l’attention de leur propre rôle dans le
déclenchement de la Seconde Guerre
mondiale. Par le biais de leur infâme
politique d’apaisement, les dirigeants
britanniques et français ont encouragé
et facilité les plans de Hitler pour une
« croisade » contre l’Union soviétique.
Et l’élite des entreprises et des
finances des pays occidentaux, y compris
les États-Unis, a collaboré très
étroitement – et de manière très
profitable – avec Hitler, comme je l’ai
démontré dans mes livres « Big
Business avec Hitler » et « Le
Mythe de la bonne guerre ».
Dans vos
ouvrages « Big Business avec Hitler »
et « Le Mythe de la Bonne Guerre : Les
USA et la Seconde Guerre mondiale »
vous démontez le mythe de la
« libération » de l’Europe par les
États-Unis alors que l’on sait que c’est
la victoire de Stalingrad par les
Soviétiques qui a été le tournant de la
guerre. Dire que les États-Unis ont
libéré l’Europe n’est-il pas un autre
mensonge historique ? Les États-Unis
n’ont-ils pas tout simplement colonisé
l’Europe ? Comment expliquez-vous la
dépendance de l’Europe vis-à-vis des
États Unis et le fait que les Européens
suivent toujours la politique
impérialiste des USA ? L’OTAN n’est-elle
pas devenue obsolète ?
Il est vrai que
l’Union soviétique a apporté la plus
grande contribution, et de loin, à la
victoire des Alliés. Si l’Armée rouge
n’avait pas réussi à arrêter le rouleau
compresseur nazi devant Moscou en 1941
et à remporter des victoires importantes
à Stalingrad et ailleurs, Hitler aurait
gagné la guerre. Mais les nazis avaient
la machine de guerre la plus puissante
que le monde ait jamais vue, et la
vaincre nécessitait la contribution de
toutes les armées alliées et aussi des
mouvements de résistance. On ne peut
nier que l’armée américaine a également
apporté une contribution importante ;
cependant, les dirigeants américains ont
profité de la présence de leur armée en
Europe occidentale pour établir leur
hégémonie sur cette partie du monde. À
bien des égards, ils n’ont pas vraiment
« libéré » les pays d’Europe
occidentale. Aujourd’hui encore,
l’Allemagne n’est pas « libre » de
demander aux troupes américaines de
quitter son territoire, et la Belgique
et les Pays-Bas doivent tolérer la
présence à l’intérieur de leurs
frontières de bombes atomiques
américaines. Le président français
Charles de Gaulle n’était pas loin de la
vérité lorsqu’il a décrit la libération
américaine de la France comme une
seconde « occupation », faisant suite à
l’occupation allemande. Contrairement
aux Allemands et aux Belges, il a eu le
culot d’exiger que les troupes
américaines quittent la France, et c’est
l’une des raisons pour lesquelles la CIA
semble avoir été impliquée dans divers
attentats contre sa vie. Mais même de
Gaulle n’a pu éviter d’adhérer à l’OTAN,
qui n’est pas du tout une alliance
d’égaux, mais un club de « satellites »
européens des États-Unis, strictement
contrôlé par le Pentagone, et
fonctionnant comme un département de
vente et de relations publiques du
« complexe militaro-industriel »
américain. L’OTAN a été créée à
l’origine pour défendre l’Europe
occidentale contre une menace totalement
fictive émanant de l’Union soviétique et
aurait donc dû être dissoute après
l’effondrement de l’« empire du mal ».
Pour les États-Unis, cependant,
l’OTAN est un instrument très
utile et puissant pour contrôler
l’Europe. Et en effet, ce contrôle,
cette hégémonie, a été établi par les
États-Unis dans les mois qui ont suivi
le débarquement de leurs troupes en
Normandie en 1944. Ironiquement, cet
exploit n’aurait pas été possible si
l’Armée rouge n’avait pas porté des
coups mortels à l’Allemagne nazie bien
plus tôt.
L’intervention
américaine en Europe pendant la deuxième
guerre mondiale n’est-elle pas tout
simplement une guerre capitaliste ?
Ne sert-elle pas en premier lieu les
intérêts de l’impérialisme US et son
complexe militaro-industriel ?
La Seconde Guerre
mondiale s’est résumée à deux guerres en
une seule. D’une part, il s’agissait
bien d’une guerre « capitaliste », ou
plutôt d’une guerre « impérialiste ».
L’impérialisme était/est la
manifestation internationale, mondiale
du capitalisme, impliquant la
concurrence et le conflit entre les
principales puissances
capitalistes/impérialistes sur des
territoires regorgeant de desiderata
tels que les matières premières (comme
le pétrole) et la main-d’œuvre bon
marché. La Première Guerre mondiale
était un conflit impérialiste, mais elle
n’a pas réglé les choses, alors les
puissances impérialistes sont entrées en
guerre une seconde fois. Les États-Unis
sortiraient de ce conflit comme le grand
gagnant, grâce, ironiquement, à la
défaite écrasante de l’Union soviétique
face à l’autre candidat à la suprématie
impérialiste, l’Allemagne nazie. En même
temps, la Seconde Guerre mondiale était
aussi un conflit entre le
capitalisme-impérialisme et le
socialisme, incarné par l’Union
soviétique. C’est une ironie de
l’histoire que les deux types de
conflits aient fusionné, produisant des
contradictions telles que l’alliance de
facto de l’Union soviétique socialiste,
intrinsèquement anticapitaliste et
anti-impérialiste, avec deux puissances
impérialistes antisocialistes, les
États-Unis et la Grande-Bretagne. La
guerre a servi les intérêts de
l’impérialisme américain en ce qu’elle a
permis aux États-Unis d’émerger comme le
numéro un incontesté de l’impérialisme.
Mais l’issue de la guerre était
imparfaite car elle signifiait aussi un
triomphe pour l’Union soviétique
anti-impérialiste. C’est pourquoi,
immédiatement après la Seconde Guerre
mondiale, Washington a commencé une
nouvelle guerre, la « Guerre froide »,
avec pour objectif rien de moins que
l’élimination de l’Union soviétique.
L’impérialisme
US n’a jamais cessé une politique de
guerre et de coups d’État à travers le
monde. Les guerres impérialistes qui ont
ravagé l’Irak, l’Afghanistan, la Libye,
la Syrie, le Yémen, etc. ne sont-elles
pas symptomatiques de la barbarie de
l’impérialisme US ?
Historiquement,
l’impérialisme américain a poursuivi ses
objectifs de manière systématique,
impitoyable et, pourrait-on ajouter, non
seulement ouvertement mais aussi
furtivement, via la guerre ouverte, la
guerre économique, la déstabilisation,
le sabotage et les tentatives
d’assassinat. Parmi les exemples de
cette impitoyabilité, citons le
bombardement inutile d’Hiroshima, la
guerre chimique contre les Vietnamiens,
les tentatives d’assassinat réussies ou
non de dirigeants récalcitrants tels que
Fidel Castro et Lumumba, et des
sanctions économiques qui coûtent la vie
à des dizaines, voire des centaines de
milliers de femmes et d’enfants, comme
l’a tristement reconnu Madeline Albright
dans une référence à l’Irak. Alors oui,
les guerres déclenchées par les
États-Unis en Irak, en Afghanistan, en
Libye, etc. sont symptomatiques de cette
impitoyabilité ou barbarie, comme vous
l’appelez.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Jacques Pauwels ?
Jacques R. Pauwels
est un historien, chercheur et écrivain,
né à Gand, en Belgique. Il a émigré
au Canada en 1969 après des
études d’histoire à l’université de Gand
et s’est installé près de la ville de
Toronto. Il y a poursuivi des études
doctorales à la York University de
Toronto, se spécialisant en histoire
sociale de l’Allemagne nazie, et a
obtenu son doctorat en 1976. Il est
devenu professeur d’histoire dans
plusieurs universités canadiennes, dont
l’université de Toronto et celle de
Guelph. En 1995, il a obtenu un doctorat
en sciences politiques dans la
spécialité de la réglementation des
investissements étrangers au Canada. Il
est conférencier dans diverses
universités de l’Ontario, dont
l’Université de Toronto, Waterloo,
Guelph et a publié de nombreux articles.
Il a écrit
plusieurs ouvrages traduits en
plusieurs langues dont « Women,
Nazis, and Universities : Women
University Students in Nazi
Germany, 1933-1945 », « Le mythe de
la bonne guerre », « Les Etats-Unis et
la Deuxième Guerre mondiale », « Big
business avec Hitler », « Les mythes de
l’Histoire moderne », Le Paris des
sans-culottes.
Son site internet
met en ligne des conférences et des
interviews auxquelles il a participé,
ainsi que ses nombreuses publications
http://www.jacquespauwels.net
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication le 19
août 2020
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