Entretien
Dr. Sylvie Thénault : « J’ai toujours
beaucoup de mal à admettre l’idée que
beaucoup de Français ignoraient ce qu’il
se passait en Algérie pendant la guerre
»
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Sylvie
Thénault. DR.
Mercredi 13 novembre 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Votre parcours
universitaire, que ce soit votre master,
votre thèse de doctorat et votre
habilitation en tant que chercheuse, est
centré sur la guerre d’indépendance de
l’Algérie. D’où vient votre intérêt pour
l’histoire de l’Algérie ?
Dr. Sylvie
Thénault : Je n’ai aucun rapport
personnel avec l’Algérie. Mon intérêt
est venu du mouvement antiraciste de la
fin des années 1980 en France. J’étais
alors lycéenne et le combat contre le
Front National, qui commençait alors à
s’implanter dans la vie politique
française, trouvait des arguments dans
l’histoire de la guerre d’indépendance
algérienne. Ainsi, on rappelait que
Jean-Marie Le Pen avait été lieutenant
en Algérie et qu’il y avait torturé. On
parlait aussi du 17 octobre 1961, comme
preuve du caractère meurtrier du
racisme. L’idée globale était que, pour
que les enfants d’immigrés trouvent
pleinement leur place dans la société
française, il fallait panser les plaies
du passé. Donc il fallait en parler et
surtout parler de ses aspects les plus
sombres.
Vous avez
cosigné avec plusieurs auteurs un livre
traitant de la guerre d’Algérie vécue en
métropole : La France en guerre
1954-1962: expériences métropolitaines
de la guerre d’indépendance algérienne.
Quel a été, d’après vous, l’impact
réel de la guerre d’Algérie en
métropole ?
C’est un impact
très important, d’abord, au plan
quantitatif. Même si on ne peut pas
faire des évaluations précises, il faut
bien avoir en tête que plus d’un million
de jeunes hommes ont été appelés à faire
la guerre en Algérie. Ils venaient de
toute la France et de toutes les couches
de la société française, y compris des
zones rurales dans lesquelles la
colonisation était un fait peu connu. À
travers ces hommes, leurs traumatismes,
leurs blessures, leurs morts parfois, ce
sont des centaines de milliers de
familles et de proches (fiancées,
voisins, amis…) qui ont été touchés par
la guerre. Même quand le silence s’est
imposé au retour des soldats, ce silence
a été une source d’interrogations.
Celles-ci ont pu se perpétuer dans les
générations suivantes, jusqu’à nos
jours. Il y a également les immigrés
d’Algérie qui ont vécu la guerre sur le
sol français : la lutte menée par la
Fédération de France du FLN, celle menée
aussi par le Mouvement national algérien
(MNA), leurs rivalités allant jusqu’à
l’affrontement armé. Ils ont aussi vécu
une pression policière redoublée – une
pression ordinaire pesant sur les
immigrés soumis au contrôle au faciès,
notamment, accentuée par la lutte contre
le nationalisme algérien qui s’est
traduite par de véritables rafles, des
perquisitions dans les meublés et les
bidonvilles, des violences… Pour clore
ce tour d’horizon, il faut ajouter les
Français d’Algérie rapatriés à la fin de
la guerre et les harkis. Toutes ces
catégories d’acteurs de la guerre
forment un contingent d’individus se
comptant en millions, des gens qui ont
vécu la guerre parfois en Algérie,
parfois en métropole mais qui tous l’ont
vécue et l’ont en mémoire. Leurs
descendants peuvent en avoir hérité même
si tous ne se sont pas approprié le vécu
de leurs parents ou grands-parents.
La guerre a aussi
un très fort impact politique avec les
organisations et partis engagés contre
la guerre ou bien, au contraire, dans la
défense de l’Algérie française. La
guerre a été ainsi à l’origine de crises
multiples, comme celle qui a conduit au
changement de république. Nous vivons
toujours sous la Ve République qui est
née en 1958, dans le contexte des
tensions autour de la guerre en Algérie.
Ne pensez-vous
pas que la prise de conscience de
l’opinion publique française, notamment
avec le massacre du 17 octobre 1961 et
celui de la station de métro Charonne, a
donné un coup d’arrêt à la guerre ?
Ce serait excessif
à mon sens de dire que ces événements
ont été la cause de la fin de la guerre.
Les négociations entre le gouvernement
français et le GPRA (Gouvernement
provisoire de la République algérienne)
avaient commencé en 1960 et, malgré
plusieurs échecs, elles avançaient. En
septembre 1961, en particulier, le
général de Gaulle avait fini par
admettre le caractère algérien du Sahara
(alors qu’il avait tenté jusque-là de le
soustraire à la souveraineté algérienne
pour le conserver dans le giron
français). Cela a constitué une étape
décisive dans la reprise des
négociations.
Cependant, il est
indéniable que l’automne 1961 et l’hiver
qui a suivi ont été vécus en métropole
comme une période de quasi guerre
civile, entre ceux qui voulaient voir
aboutir le processus d’indépendance et
ceux qui voulaient l’en empêcher. Il ne
faut pas oublier qu’il y avait alors des
attentats de l’OAS en métropole. Donc,
oui, c’est tout de même un moment
d’intensification des oppositions et des
violences qui rend urgent la fin de la
guerre.
Violence
ordinaire dans l’Algérie coloniale:
Camps, internements, assignations à
résidence est un livre très
important, comme l’ensemble de vos
ouvrages. Ce livre parle de
l’internement des Algériens qui a
toujours existé et qui n’est pas limité
à des périodes d’insurrection. Vous
démontrez que l’internement a été
pratiqué systématiquement par la France
coloniale depuis l’indigénat. D’après
vous, pourquoi la France coloniale
avait-elle besoin de cette politique
permanente d’internement ?
La réponse me
semble assez simple : les autorités
coloniales avaient besoin de cet outil
de répression expéditif (rappelons qu’il
s’agit d’une simple décision de
l’administration, pas d’une mesure
découlant d’une procédure judiciaire
avec instruction, défense, débats
contradictoires) en raison des
résistances qu’elles rencontraient au
quotidien dans les villages. Avant que
la résistance à la colonisation ne
prenne la forme de mouvements politiques
organisés (dans l’entre-deux-guerres),
les résistances s’exprimaient dans des
actes de la vie ordinaire : refuser de
payer ses impôts ou rechigner à les
payer ; incendier la récolte du colon ou
les forêts soumises à un code forestier
nouveau interdisant les usages qui en
étaient faits auparavant ; partir en
pèlerinage à La Mecque lorsque celui-ci
était interdit ou sans respecter le
règlement très restrictif qui le
régissait etc. L’internement –
c’est-à-dire l’assignation à résidence
ou la détention sans procès dans un
pénitencier – a ainsi surtout été
pratiqué avant la Première Guerre
mondiale. Ensuite, lorsque des
mouvements politiques organisés ont
porté des revendications multiples
(indépendance, liberté du culte
musulman, enseignement de la langue
arabe), leur répression a nécessité
d’autres armes (interdiction, procès).
Certains
maréchaux français, comme Bugeaud et
Cavaignac, se vantaient d’avoir massacré
en masse le peuple Algérien à
travers notamment les enfumades. Comment
expliquez-vous les massacres auxquels se
sont livrés ces maréchaux de France en
Algérie ? N’y avait-il pas une politique
préméditée de vider les terres de ses
habitants en massacrant les populations
autochtones ?
Je connais beaucoup
moins bien la guerre de conquête et ses
acteurs que la guerre d’indépendance
algérienne. J’aurais tendance à dire que
les massacres sont la réponse à une
résistance impliquant la population dans
son ensemble ou, pour le dire autrement,
qu’ils sont la conséquence d’un type de
guerre : une guerre dans laquelle la
frontière entre combattants et civils
est brouillée, tant le soutien de ceux
qui ne combattent pas les armes à la
main est crucial pour ceux qui portent
les armes. Aussi massacrer les Algériens
et les Algériennes revient à priver
l’ennemi de ressources indispensables.
J’ai le souvenir d’avoir lu des
instructions de Bugeaud, fondées sur son
expérience de la répression de la
résistance catalane à l’occupation
napoléonienne. Il transposait cette
expérience à l’Algérie au motif que,
dans un cas comme dans l’autre, il
s’agissait d’une guerre de partisans. Il
a aussi fait la comparaison entre les
razzias et le siège de villes dans les
guerres européennes : il expliquait que,
dans un cas comme dans l’autre, il
s’agissait d’affamer l’ennemi pour le
conduire à la reddition. Je pense donc
moins à une politique préméditée qu’à
une façon de combattre une résistance
massive et profonde. Il faut aussi
prendre en compte que, pendant
longtemps, la politique française à
l’égard de l’Algérie n’est pas fixée :
il y a un long débat sur l’intérêt d’une
occupation étendue à l’ensemble du
territoire. On étudie l’hypothèse d’une
occupation restreinte encore dans les
années 1840. Bien sûr, Bugeaud n’en est
pas partisan.
Vous avez écrit
Algérie : des événements à la guerre:
idées reçues sur la guerre
d’indépendance. Pourquoi les
blessures de la guerre d’Algérie
sont-elles toujours présentes dans la
mémoire collective française ?
Pour toutes les
raisons que j’ai précédemment
développées sur l’impact de la guerre en
métropole. C’est une guerre qui a touché
de très nombreux habitants de la
métropole, Français ou non, et qui
touche encore potentiellement leurs
familles. Elle a aussi été une source de
divisions, de tensions, de crises
politiques profondes.
Vous avez fait
un travail remarquable en vous basant
sur les archives de l’Armée de terre et
du ministère de la Justice, jusque là
inaccessibles, et vous avez écrit Une
drôle de justice : Les magistrats dans
la guerre d’Algérie. À la lecture de
ce livre très intéressant, peut-on dire
que lors de la guerre d’Algérie, la
justice française a connu l’une des
pages les plus sombres de son histoire ?
Dans cette période, le pouvoir
judiciaire ne s’est-il pas soumis
totalement au pouvoir exécutif ?
Oui bien sûr, on
peut parler de « pages sombres ». Il
faut les replacer dans leur contexte :
la magistrature de l’époque n’est pas
celle d’aujourd’hui. La subordination au
politique était plus ordinaire. Ainsi,
le Syndicat de la magistrature n’a été
créé qu’en 1968. Cette création,
d’ailleurs, s’est faite en référence à
l’attitude des magistrats pendant la
guerre qui venait tout juste d’avoir
lieu : elle a été argumentée par la
nécessité d’émanciper les magistrats du
pouvoir politique, de leur offrir un
outil d’indépendance. J’ajoute que
l’ancêtre de l’École nationale de la
magistrature, le Centre national des
Études judiciaires (CNEJ), qui a
beaucoup contribué à l’indépendance de
la Justice, a été créé en 1958. Il a
fallu du temps pour que cette formation
nouvelle des magistrats, combinée à un
nouveau recrutement, produise ses effets
concrets.
Pendant que la
guerre se déroulait en Algérie, beaucoup
de Français ignoraient tout de ce qu’il
se passait. Selon vous, comment se
fait-il que le peuple français n’a été
informé que tardivement de la guerre qui
se déroulait en Algérie et qui les
concernait directement ? Comment
expliquez-vous le déni des pouvoirs
politiques successifs qui ont qualifié
la guerre d’Algérie « d’évènements » ?
J’ai toujours
beaucoup de mal à admettre l’idée que
beaucoup de Français ignoraient ce qu’il
se passait en Algérie pendant la guerre.
La guerre et ses violences étaient
présentes non seulement dans la grande
presse nationale siégeant à Paris, mais
également dans la presse régionale qui
était beaucoup lue à l’époque. L’étude
de l’histoire politique de la France à
l’époque démontre également que la
question de la guerre en Algérie, celle
de l’indépendance de l’Algérie ou au
contraire de son maintien sous la
tutelle française, sont des questions
très débattues. Je ne pense donc pas
qu’ils ignoraient tout de ce qu’il
passait mais que cette guerre était pour
certains un événement qui se produisait
parmi d’autres évolutions, assez loin de
leur quotidien. Et donc leur attention
se focalisait sur d’autres questions
d’actualité (crise de Budapest,
construction européenne, inflation et
nouveau franc, par exemple). Quant au
déni des pouvoirs politiques refusant de
parler de guerre, il ne me semble pas
très difficile à expliquer :
officiellement, l’Algérie était
constituée de départements français. Y
reconnaître l’état de guerre ouvrait la
voie à la reconnaissance du fait que
l’Algérie formait bien une entité
détachée de la France, une autre nation.
C’est pourquoi, d’ailleurs, ce sont des
législations d’exception (état
d’urgence, pouvoirs spéciaux) qui ont
encadré la guerre et pas les conventions
de Genève existant alors.
Selon vous,
historienne avertie et brillante
chercheuse, quels sont les grands
enseignements à retenir de cette période
sombre de l’histoire de France, à savoir
la colonisation de l’Algérie,
l’arbitraire et les injustices dont les
Algériens ont tant souffert ?
Vaste question ! Il
appartient, je crois, à chacun de
s’informer et de voir ce qu’il pense
important d’en tirer comme enseignement
pour lui-même ou pour l’ensemble de la
société. De mon point de vue
d’historienne, j’ai envie de conclure
sur la nécessité de la connaissance et
de la mise en débat du passé. Toute
société doit apprendre son histoire, la
connaître et l’examiner de façon
critique. C’est la condition même de la
démocratie et certainement même l’un des
meilleurs exercices de l’éducation à la
citoyenneté.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Sylvie Thénault ?
Sylvie Thénault est
une historienne française, directrice de
recherche au CNRS, spécialiste de
la guerre d’indépendance en Algérie.
Elle est membre du Centre d’histoire
sociale du XXe siècle. Ses
travaux portent sur le droit et la
répression légale pendant la guerre
d’indépendance algérienne.
Sa maîtrise
d’histoire en 1991 portait sur La
Manifestation des Algériens à Paris le
17 octobre 1961 et sa répression, et
son travail de thèse en 1999 traitait
de La Justice dans la guerre
d’Algérie. L’ouvrage présenté dans
le cadre de son habilitation à diriger
des recherches était consacré à la
violence ordinaire dans l’Algérie
coloniale.
Le Dr. Thénault a
écrit plusieurs ouvrages dont :
Une drôle de justice : Les Magistrats
dans la guerre d’Algérie
(2001) ;
Histoire de la guerre d’indépendance
algérienne (2005) ; La
gauche et la décolonisation dans
l’ouvrage collectif
Histoire des gauches en France
(2005) ; co-auteur de
La France en guerre, 1954-1962 :
Expériences métropolitaines de la guerre
d’indépendance algérienne (2008)
;
Algérie, des « événements » à la
guerre : Idées reçues sur la guerre
d’indépendance algérienne
(2012) ;
Violence ordinaire dans l’Algérie
coloniale : Camps, internements,
assignations à résidence
(2012) ;
Histoire de l’Algérie à la période
coloniale : 1830-1962 (2014).
Le Dr. Sylvie
Thénault a obtenu le prix Malesherbes en
2002 pour Une drôle de justice, les
magistrats dans la guerre d’Algérie
(éditions La Découverte, 2001),
considéré comme une contribution inédite
à l’histoire de la justice pendant la
guerre d’Algérie grâce aux
dépouillements d’archives de l’armée de
terre et de la justice.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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dossier Algérie
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