Interview
Dr. Naoufel Brahimi El Mili : « Je pense
que la
direction pour une nouvelle
Algérie est prise »
Mohsen Abdelmoumen

Dr. Naoufel
Brahimi El Mili. DR.
Mardi 8 septembre 2020 English version
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Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre très
intéressant « Le printemps arabe :
une manipulation ? », vous évoquez
le rôle de l’administration US ainsi que
du Qatar dans ce soulèvement. Ce
livre est l’un des rares à aborder la
question du printemps arabe. Ne
pensez-vous pas que nous vivons les
conséquences du printemps arabe en ce
moment avec l’instabilité en Libye et en
Irak, et la guerre en Syrie et au Yémen,
etc. ?
Dr. Naoufel
Brahimi El Mili : Le titre de
mon livre rejeté par l’éditeur
était : « Pas de printemps pour les
Arabes ». Autant le cas de la Tunisie
était une scénarisation d’une révolte
spontanée, autant le cas de la Libye
était une guerre planifiée contre
Kadhafi. Comme toujours, l’Occident ne
sait pas assurer un « service
après-vente » de ses interventions
intempestives dans le monde arabe, soit
directement, soit en mettant des pays
comme le Qatar en situation de
sous-traitance. Depuis le Printemps
arabe, l’Arabie Saoudite et les Emirats
arabes unis, se sont érigés en
sous-traitants exclusifs des intérêts
occidentaux. Ils sont tous d’accord pour
exagérer la menace iranienne afin
d’accorder une centralité aux monarchies
pétrolières. Tout le monde semble
oublier que les Iraniens, depuis
Alexandre le Grand, n’ont gagné aucune
guerre mais ils ont gagné toutes les
négociations.
Vous avez écrit
un ouvrage très important «
France-Algérie : 50 ans d’histoires
secrètes » en deux tomes, un livre
très riche en informations et très
instructif que je conseille vivement à
notre lectorat. Comment
expliquez-vous les relations occultes et
ténébreuses entre la France et
l’Algérie, et les mystères et intrigues
qui entourent cette relation
particulière ?
Sans entrer dans
les détails des intérêts souvent communs
et parfois conflictuels entre les deux
pays, la question mémorielle pèse sur
ces relations. D’une part, le pouvoir
algérien jusqu’à la chute de Bouteflika
n’avait aucune légitimité autre que
celle liée de près ou de loin à la
révolution. D’autre part, la France
avait mis sous le tapis la question de
la guerre d’Algérie. Maintenant que le
président Emmanuel Macron semble
déterminé à traiter cette question, la
donne pourrait changer. Je pense que
l’Algérie est indépendante de la France
mais que celle-ci reste dépendante de
notre pays, essentiellement pour des
causes électorales. Le poids des
électeurs français d’origine algérienne
est loin d’être négligeable.
À votre avis,
pourquoi l’Algérie a-t-elle un statut
particulier auprès de la France par
rapport aux autres anciennes colonies ?
L’Algérie
indépendante demeure un sujet
franco-français. Le nombre d’appelés,
environ 500.000, de français qui avaient
effectués leur service militaire durant
la guerre de libération, touche toutes
les familles de France. Après s’ajoute
celui des Pieds-noirs rapatriés. Sans
oublier les Harkis dont le traitement
par la France reste une tache pour
l’Etat.
La guerre
d’Algérie revient systématiquement dans
tous les débats sur les chaînes de
télévision françaises. Selon
vous, les Français sont-ils sortis de
leur traumatisme causé par la guerre de
Libération nationale ? La guerre
du Vietnam a traumatisé des générations
d’Américains. À votre avis, la guerre
d’Algérie n’est-elle pas le Vietnam de
la France ?
La guerre du
Vietnam n’était pas une conséquence de
la colonisation, plutôt celle de la
guerre froide. Aussi, si je prends
seulement le cinéma comme critère, les
Américains ont exorcisé la guerre du
Vietnam. Ce n’est pas le cas du cinéma
français qui traitait la révolution du 1er
novembre essentiellement sous un angle
de documentaire.
Votre livre très
bien documenté et sourcé «
Histoire secrète de la chute de
Bouteflika » décrypte les
moments historiques de la chute de
Bouteflika. Selon vous, le règne de
Bouteflika, avec une oligarchie qui
décidait, ne portait-il pas les germes
de sa fin depuis plusieurs années ?
Le modèle
économique de l’oligarchie algérienne ne
pouvait pas durer. Il était basé sur
l’argent de l’Etat. Au temps de Chadli
Bendjedid, pour faire des affaires, il
fallait l’appui d’un ministre. Sous
Bouteflika, pour devenir ministre, il
fallait le soutien d’hommes d’affaires.
La dimension démocratique était mise
dans un angle mort.
D’après vous, le
règne de Bouteflika n’a-t-il pas été une
occasion manquée pour l’Algérie de se
propulser au rang des pays émergents ?
Ce règne n’a-t-il pas été un gâchis
monumental pour l’Algérie ?
Bouteflika avait
tout pour réussir : envolée des cours
pétroliers et bonne pluviométrie.
Seulement l’intérêt du pays n’était pas
sa première préoccupation. Car, une
économie saine aurait entraîné une
démocratisation du pays, donc la fin de
son règne. Ce qui importait au président
déchu c’était son ego qui le poussait
vers une présidence à vie, quitte à
acheter la paix sociale et à corrompre
grand nombre d’acteurs politiques.
Le vide
politique dont est responsable le régime
de Bouteflika a fait émerger une
organisation comme Rachad basée à
l’étranger et financée par le Qatar et
la Turquie. Où sont passés les
partis politiques algériens ?
Comment expliquez-vous le vide politique
que traverse l’Algérie, un pays qui a
instauré le multipartisme en 1989 ?
Curieusement, en
Algérie le vide politique se caractérise
par un trop plein politique. Des
nano-partis comme Taj et d’autres
n’avaient aucune fonctionnalité autre
que l’entretien de l’illusion
démocratique. La question n’est pas de
savoir si la Turquie ou un autre pays
peut interférer dans les affaires de
l’Algérie. Il s’agit de réfléchir sur
les faiblesses de notre pays. Un pays
faible peut être phagocyté même par le
Nicaragua. Cependant je reste optimiste
car avec une nouvelle constitution qui
instaure un équilibre des pouvoirs et
surtout un président élu grâce au Hirak,
plus rien ne sera comme avant.
Quand on voit ce
coma politique, d’après vous,
l’expérience du multipartisme en Algérie
a-t-elle été une réussite ou plutôt un
échec ?
A une ou deux
exceptions près, le multipartisme en
Algérie était la multiplicité des partis
uniques. C’est donc un échec. Le défi
aujourd’hui est celui d’élections
propres qui peuvent fabriquer de
véritables députés, maires…
On a vu la
régularité dans les rues du mouvement
populaire, le Hirak, depuis le 22
février 2019. Ce mouvement
populaire ne doit-il pas, d’après vous,
recomposer ou participer à la
recomposition de la vie politique de
l’Algérie de demain ?
Je dis toujours
qu’il y a eu deux Hirak. Le premier
avait un but précis : pas de cinquième
mandat. Alors que le second s’est laissé
enfermer dans un dégagisme surréaliste.
L’essentiel est d’avoir des objectifs
réalisables pour l’intérêt du pays, que
ce mouvement s’appelle Hirak ou parti
politique, la question n’est pas là. Il
faudrait esquisser un projet de société.
On verra avec la nouvelle donne
qu’incarne le président Tebboune. Je
réitère mon optimisme.
L’actuel
président fait face à plusieurs
problèmes depuis son arrivée au pouvoir
: la crise du Covid-19, une
situation économique pour le moins
délicate, l’alliance souterraine entre
les forces de l’oligarchie et des
organisations nébuleuses comme Rachad,
etc. D’après vous, sur quelles
stratégies peut s’appuyer le président
Tebboune pour stabiliser le pays ruiné
par 20 ans de règne de Bouteflika et ses
gangs ?
Question difficile
à laquelle je ne dois pas répondre par
des « faut que » et des « y’a qu’à ».
Toutefois, je pense que la direction
pour une nouvelle Algérie est prise. Je
vois le prochain référendum comme une
élection de confirmation. Les scandales
qui touchent grand nombre de députés
doivent faire émerger une nouvelle
« race » de législateurs. Un Etat de
droit repose sur des lois justes et
surtout appliquées rigoureusement.
À votre avis, la
solution en Libye ne doit-elle pas être
politique ? L’Algérie n’a-t-elle pas un
grand rôle à jouer dans la résolution de
la crise libyenne ?
L’Algérie est la
clé d’une solution politique en Libye.
Sur cette question, la présence du
président algérien à la conférence de
Berlin en ce début d’année confirme la
centralité algérienne. Je rêve d’un
mandat onusien accordée à Alger pour
négocier une solution durable. La
catastrophe libyenne est issue d’une
lecture extensive de la résolution 1973
votée par l’ONU. Seul un pays riverain
peut avoir un projet viable pour Tripoli.
Il n’y en a que deux capables, l’Egypte
et l’Algérie. Seulement, Le Caire a une
diplomatie trop dépendante des
pétromonarchies. Alors que celle d’Alger
n’est dictée que par la protection des
intérêts régionaux dans la durée.
J’ai évoqué les
questions relatives à l’armée algérienne
et aux services de renseignement
algériens auprès de différents experts
en défense et en renseignement de
renommée mondiale. Tous étaient
unanimes sur l’efficacité de l’armée
algérienne et des services de
renseignement algériens. Pourquoi,
d’après vous, l’armée algérienne
est-elle la cible permanente de cercles
occultes ? Ne pensez-vous pas que
si l’Algérie tient encore debout, c’est
grâce à son armée ?
L’armée algérienne
est la colonne vertébrale de l’Etat dans
un contexte régional plus que houleux.
Elle est intimement liée au pouvoir,
d’où ces attaques au nom de la
démocratie. Bien sûr que tôt ou tard,
l’Algérie sera véritablement
démocratique. Cela nécessite au
préalable une stabilité régionale que
seul notre pays, sous certaines
conditions (mandat de l’ONU par exemple)
peut achever. Seulement, qui en Occident
souhaite une Afrique vraiment
démocratique ?
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Naoufel Brahimi El Mili ?
Naoufel Brahimi El
Mili est un intellectuel algérien,
Docteur en Sciences politiques de l’IEP
de Paris. Chercheur en histoire et
spécialiste des relations
franco-algériennes, il vit en France
depuis 1982. Il est l’auteur de
plusieurs livres :
Le printemps arabe : une manipulation ?;
France-Algérie, cinquante ans
d’histoires secrètes
Tome 1
Tome 2;
Histoire secrète de la chute de
Bouteflika.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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dossier Algérie
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