Interview
Dr. Michael Welton : « La classe dirigeante
mondiale
ne permettra pas qu’un nouvel
ordre
mondial équitable apparaisse »
Mohsen Abdelmoumen

Dr. Michael
Welton. DR.
Lundi 4 mai 2020 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Que pensez-vous de
l’intention des gouvernements
occidentaux d’avoir recours au traçage
dans la crise du Covid 19 ? Les
gouvernements n’utilisent-ils pas le
prétexte de cette épidémie pour
contrôler leurs populations ? Cette
méthode n’est-elle pas du fascisme ?
Dr. Michael
Welton : Le monde a connu de
nombreux fléaux et pestes dans son
histoire passée et récente. Mais rien
qui ressemble à cela – un confinement
mondial qui a forcé des milliards de
personnes à s’isoler afin d’empêcher le
Monstre de nous consommer avant notre
repas du soir. Arundhati Roy a posé
cette question provocatrice : « Quelle
est cette chose qui nous est arrivée ? »
Et, plus important encore, cette
« chose » nous arrive à un moment de
crise dans le désordre économique
néo-libéral mondialisé. Covid-19 a
illuminé le ciel comme un orage
électrique, exposant ses insuffisances
honteuses et ses points chauds. Les
classes dirigeantes du monde, une fois
exposées, savent que leurs jours peuvent
être comptés. Elles vont se battre avec
acharnement pour s’accrocher au pouvoir
et à la richesse et opprimer et tromper
les citoyens pour y parvenir. Il n’est
donc pas surprenant de voir que des
gouvernements autoritaires comme la
Chine, la Hongrie, la Serbie ou Israël
traquent leurs citoyens avec des
appareils numériques. Nous
vivons aujourd’hui à « l’ère de la
surveillance » et une pandémie mondiale
donne amplement l’occasion de mettre en
pratique la capacité de l’État à savoir
où nous sommes, quelle est notre
température et ce que nous avons acheté
hier, et si nous sommes une menace pour
les puissants qui nous exploitent. La
traque des terroristes et le respect des
distances de sécurité se nourrissent
l’un l’autre. La Chine a intensifié son
utilisation des technologies de
vidéosurveillance et de reconnaissance
faciale. En lien avec le développement
de dispositifs complexes de traçage, les
États autoritaires tentent également de
limiter la liberté d’expression et de
reporter les élections comme en Serbie
et en Macédoine du Nord. Le virus révèle
les tendances fascistes même dans les
gouvernements démocratiques.
Selon vous,
n’est-il pas nécessaire pour la Gauche
au Canada, aux USA et dans le monde, de
se réorganiser pour proposer une
alternative sérieuse au capitalisme
agonisant ?
C’est une
excellente question. La Gauche mondiale
est dans le trouble, la confusion et la
division. Wolfgang Streeck a observé
dans des écrits récents que l’émergence
d’une économie néo-libérale mondialisée
déréglementée a surpris la Gauche
endormie et complaisante alors que
l’État-providence se désintégrait autour
d’elle. Le climat intellectuel
post-moderne n’a pas aidé, et n’a réussi
qu’à favoriser une politique identitaire
qui ne pouvait pas imaginer une
alternative au-delà de l’ordre
néo-libéral lorsque son existence en
dépendait. Un exemple assez pathétique
de la désintégration de la Gauche aux
États-Unis est d’entendre de vieux
militants de Students for a
Democratic Society (SDS) appeler les
Américains à soutenir Joe Biden, le
vieux belliciste usé. Peut-on croire
qu’il puisse orienter les États-Unis
dans une nouvelle direction au service
de la création d’un ordre mondial juste
? Ma position actuelle est que c’est un
gaspillage d’énergie que d’obtenir le
soutien de Biden pour se débarrasser de
Donald Trump. Ça me rappelle un stand de
tir de foire. Vous tirez sur un méchant
et un autre surgit. La Gauche doit
plutôt s’arrêter un moment pour
réfléchir à ce que l’on peut apprendre
du passé socialiste et faire avancer la
construction d’une démocratie
délibérative dynamique. Honneth dans
The idea of socialism (2017) (L’idée
du socialisme) soutient que l’héritage
socialiste mondial a été fondé sur une
infrastructure intellectuelle
défectueuse, désormais dépourvue de
pouvoir émancipateur. L’hégémonie
américaine, à la fois ses serviteurs
idéologiques et ses instruments de
destruction de l’Etat-nation, a anéanti
toute velléité d’aspirations socialistes
dans tous les pays du monde. Martin Jay,
un théoricien critique de premier plan
aux États-Unis, soulève de sérieux
doutes quant à la faisabilité de notre
capacité à « dégager une version
idéalisée et non réalisée du socialisme
qui peut encore inspirer confiance en
toutes les alternatives déformées,
inefficaces et souvent
contre-productives que l’on peut ainsi
utiliser pour d’autres tâches
urgentes ». Et Jay pense que cela
signifie défendre l’adjectif
« démocratique » plutôt que lutter pour
le « socialisme ».
Vous avez écrit
un article très intéressant “What’s
In It For Me? Turning Citizens Into
Customers“ (Qu’est-ce que j’y gagne
? Transformer les citoyens en clients).
Quand on transforme le citoyen en
consommateur, peut-on encore parler de
démocratie ? Ne pensez-vous pas que les
crises cycliques multiples sont la
conséquence directe de la politique
capitaliste ?
Je ne pense pas
qu’on puisse parler de « démocratie »
quand on transforme le citoyen en
consommateur. Nous nous berçons
d’illusions en pensant que le vote nous
permet de choisir une orientation
politique. Dans l’ordre
néo-libéral actuel, le système des
partis se réduit à des instruments
permettant de maintenir le pouvoir des
entreprises dans leur propre pays et
partout ailleurs dans le monde. Les
progressistes au Canada pensaient qu’en
chassant le célèbre Stephen Harper et en
élisant Justin Trudeau, ils changeraient
d’orientation politique. Mais la
politique étrangère de Trudeau a été
encore pire que celle de Harper, il
s’est efforcé de transformer le Canada
en une nation militarisée, prête à
servir l’hégémonie au moindre coup de
feu. Le gouvernement Trudeau était un
gouvernement aveuglément pro-Israël, son
ministre des affaires étrangères de
l’époque, la méfiante Chrystia Freeland
était russophobe et partisane des
éléments fascistes en Ukraine, le
gouvernement a encouragé le renversement
du Venezuela en accueillant le groupe de
bandits de Lima à Ottawa, et a soutenu
toutes les sanctions prises par les
États-Unis contre l’Iran, le Venezuela,
la Russie, la Chine ou la Corée du Nord.
La CBC (ndlr :
Canadian Broadcasting Corporation) émet
rarement des critiques sur la politique
étrangère canadienne ou les actions
douteuses des exploitations minières
canadiennes. Les voix critiques
existent, mais elles se trouvent dans et
autour de petites revues comme
Canadian Dimension ou le site web
Rabble.ca, la première étant plus
systématiquement critique de
l’impérialisme américain, la seconde
plus libérale et égalitaire, avec des
liens avec le mouvement syndical.
Le but ultime du
capitalisme néo-libéral est de
transformer le monde en un paradis pour
les consommateurs. Tout
engagement à fournir un « emploi de
qualité » ou une « citoyenneté active »
à ses citoyens a été systématiquement
attaqué au cours des quelque 40
dernières années. La
démocratie a été dégradée et sapée. Dans
son livre « How will capitalism
end? » (Comment le capitalisme
finira-t-il ?) (2016), Wolfgang Streeck
a brillamment démontré qu’un capitalisme
chancelant a provoqué sa propre
résurrection en considérant que le but
de la vie est de tendre vers une
« consommation de luxe » toujours plus
grande. Vivre pour construire avec
d’autres une « fédération de communauté
coopérative » a été mis à mal : nous
avons été poussés à nous considérer
comme des clients à la recherche des
marchandises les plus attrayantes.
Aujourd’hui, les individus sont intégrés
dans la société avec peu d’obligations.
Dans un marché mature et prospère, a
déclaré M. Streeck, « acheter quelque
chose n’implique rien de plus que de
choisir ce que vous aimez le mieux (et
ce que vous pouvez vous permettre) dans
ce qui est en principe un menu infini
d’alternatives attendant votre décision,
sans avoir besoin de négocier ou de
faire des compromis comme on devait le
faire dans les relations sociales
traditionnelles ». Il s’agit de la
« socialisation par la consommation ».
Dans ce paradis de consommation
intensive, les individus peuvent se
défaire de toute forme « d’identité
collective » – communautés religieuses
traditionnelles, quartiers, partis
politiques, voire même nation. Ainsi,
Streeck soutient avec force que la
participation à une « communauté de
consommation » remplace l’intégration du
citoyen dans une communauté de droit où
la société est organisée pour permettre
aux êtres humains de développer et de
déployer leurs capacités spirituelles,
morales, éthiques et cognitives. Si l’on
est convaincu que l’on vit pour
consommer et accumuler, alors cela
réduit radicalement ce que signifie être
humain. Le fait d’avoir a remplacé être.
Dans ces moments
d’offensive ultra libérale et
impérialiste, n’avons-nous pas besoin
d’un grand mouvement anti impérialiste
au niveau mondial pour contrer les
guerres qui servent la minorité
oligarchique qui dirige le monde ? N’y
a-t-il pas un besoin plus que vital
d’une union des peuples contre le 1% ?
Il ne fait aucun
doute dans mon esprit que nous avons
besoin d’un grand mouvement
anti-impérialiste au niveau mondial.
Fondamentalement, le développement de la
forme de gouvernance mondiale appropriée
à notre monde interdépendant
d’États-nations et d’un vaste éventail
d’organisations associées aux Nations
unies est bloqué. La conscience des
peuples du monde se proclame elle-même
être les citoyens du monde. La classe
dirigeante mondiale ne permettra pas
qu’un nouvel ordre mondial équitable
apparaisse pour permettre une vie
collective stable et décente pour tous
les habitants du monde. Notre espèce,
avec ses capacités morales et cognitives
évoluées, a démontré qu’elle dispose des
ressources créatives pour construire ce
nouvel ordre mondial. Mais la nouvelle
conscience cosmopolite est coincée dans
une sorte d’impasse. Il faut que quelque
chose cède. Wolfgang Streeck dans
Buying time: The delayed crisis of
capitalism (2014) (Gagner du temps :
La crise retardée du capitalisme) a fait
le tour de la scène européenne. Le
capitalisme a gagné, la démocratie a été
vaincue. Maintenant, les questions de
grande importance sont décidées par
d’autres que nous, pauvres que nous
sommes, les misérables citoyens
d’autrefois. Nous sommes tous dans les
gradins à regarder le match et nous
sommes nombreux à être entassés dans les
places bon marché. Nous sommes autorisés
à produire du pop-corn OGM et pouvons
applaudir lorsque les annonceurs le
disent. C’est tout. Même l’ancien
ministre grec des finances, Yanis
Varoufakis, a exhorté la Gauche à sauver
le capitalisme de lui-même.
Mais Streeck
suscite un autre revirement inattendu
chez ses lecteurs. Il écrit : « Le
capitalisme tel que nous le connaissons
a grandement bénéficié de la montée des
mouvements contraires au rôle du profit
et du marché. Le socialisme et le
syndicalisme, mettant un frein à la
marchandisation, ont empêché le
capitalisme de détruire ses racines non
capitalistes – confiance, bonne foi,
altruisme, solidarité au sein des
familles et des communautés, etc. Cet
argument ingénieux pourrait donc être
interprété comme signifiant que la
défaite du capitalisme contre son
opposition – il dit qu’il n’existe
aujourd’hui aucun parti d’opposition de
gauche authentique en Europe ou en
Amérique latine – pourrait être une «
victoire à la Pyrrhus car le capitalisme
ne peut survivre s’il reste complètement
capitaliste. » « Se pourrait-il que le
capitalisme victorieux soit devenu son
propre pire ennemi ? » Streeck pense que
c’est le cas ; il pense aussi que le
capitalisme peut prendre fin sans
qu’aucune alternative ne se profile à
l’horizon. Dans les conditions
coercitives du néo-libéralisme, la
catégorie de citoyen elle-même a été
creusée, évidée comme le couteau de
l’ancien ouvrier de la conserverie
tranchant le ventre du saumon. Une
démocratie délibérative globale et
cohérente peut-elle naître des ruines et
des débris du capitalisme ? Ça vaudrait
mieux pour les 99% ! Cela peut prendre
un certain temps, mais nous devons
prendre conscience des « nouvelles
pousses » qui percent le ciment partout.
Vous avez fait
un constat pertinent dans votre livre
« Designing the Just Learning Society :
A Critical Inquiry » où vous parlez
du pouvoir de l’argent dans la société.
D’après vous, comment peut-on organiser
la société différemment et d’une manière
efficace pour défendre l’intérêt des
êtres humains et non pas celui du grand
capital ?
J’aimerais avoir le
pouvoir magique et mystérieux de
regarder dans une boule de cristal et de
fournir le schéma directeur d’une
société organisée pour répondre aux
besoins de chacun d’entre nous. Mais je
ne peux pas, et de façon plus réfléchie,
nous devons commencer par affirmer que
c’est « l’intelligence collective » de
l’humanité, évidente dans des milliers
de projets égalitaires, qui est engagée
dans l’épanouissement de l’humanité et
du monde qu’elle partage avec toutes les
autres créatures, qui se comptent par
millions. Cette intelligence collective
de l’humanité est porteuse d’une immense
richesse de connaissances sur ce dont
les êtres humains et les animaux ont
besoin pour s’épanouir. Notre savoir
collectif – dans les arts, la
littérature, les sciences humaines, les
sciences naturelles, les sciences
sociales, la pensée religieuse – ainsi
que nos brillantes créations
technologiques attestent certainement
que nous ne pouvons pas plaider
l’ignorance concernant les conséquences
négatives de la faim permanente, de
l’analphabétisme, des guerres sans fin,
de l’extraction prédatrice des
ressources et de l’oppression sur des
milliards de personnes dans notre monde.
On pourrait aller s’asseoir dans les
villages indigènes du Canada et du monde
entier avec des hommes, des femmes et
des enfants qui vous diraient ce dont
ils ont besoin pour s’épanouir – pour
développer leurs capacités en tant
qu’êtres humains. En fait, les peuples
indigènes enseignent à leurs oppresseurs
la nature sacrée de la terre et de ses
habitants. Les caractéristiques de base
de ce milieu de vie – logement décent,
santé et formation scolaire – ne doivent
pas être privatisées. Les produits
pharmaceutiques doivent également être
déprivatisés. Nous pourrions identifier
plusieurs programmes d’études qui
doivent faire partie des
caractéristiques de base d’une vie
décente : le programme d’études sur le
cadre de vie, le programme d’études sur
le travail et le programme d’études
politiques. Le programme d’études sur le
cadre de vie doit permettre aux jeunes
d’acquérir un esprit critique qui leur
permette d’être debout, de garder la
tête haute et de dire la vérité au
pouvoir. Le programme d’études du
travail doit fournir un contenu
significatif et participatif. Sa
signification est étroitement liée au
développement d’une personnalité
autonome. Et le programme d’études
politiques doit préparer les citoyens à
apprendre à participer aux espaces de
formation publics où ils prennent des
décisions concernant des questions
collectives. Ce sont là de brefs
commentaires sur la société alternative
que nous souhaitons. L’ordre mondial
néo-libéral ne répond pas à nos besoins
de nous épanouir en tant que créatures
vivant au milieu de systèmes naturels
qui, une fois brisés ou détruits,
finissent par détruire tout le reste –
les oiseaux, les tortues, les chimpanzés
et nous.
Vous avez écrit
un article très pertinent intitulé
« Two Theories of Democracy ». Le
grand capital n’a-t-il pas un grand
besoin de consommateurs plutôt que des
citoyens ? Les pays qui se targuent
d’être des démocraties ne sont-ils pas
plutôt des régimes oligarchiques ?
Dans cet article et
dans de nombreux autres écrits, j’ai
essayé de plaider en faveur d’une forme
de démocratie délibérative, en
m’inspirant principalement des écrits de
Jurgen Habermas sur la société civile et
les sphères publiques. Bien que nous ne
puissions pas déclarer que les « formes
délibératives » telles que les jurys de
citoyens et les forums ne sont pas
présentes dans la vie politique
contemporaine, nous pouvons affirmer
avec force, je pense, que dans la
catastrophe de l’anarchisme néo-libéral
et du chaos géopolitique – avec son
déclin de la vérité, ses fausses
nouvelles et sa propagande frénétique –
il est extrêmement difficile de
découvrir des perspectives véridiques et
exactes sur les grands problèmes de
notre époque. La sphère
publique est obscure et confuse. Les
pays qui prétendent être des démocraties
sont de type oligarchique. C’est une
évidence flagrante alors que nous
voyons, sidérés, se désintégrer la
démocratie américaine sous le régime
tyrannique de Trump. Pour paraphraser
l’essayiste français du XVIe siècle,
Montaigne, notre imagination nous
tourmente maintenant sans relâche, nous
rendant fébriles, malgré la bonne santé
que nous pouvons avoir en ce moment.
À votre avis, la
concentration de la plupart des grands
médias entre les mains des grands
capitalistes n’est-elle pas
antidémocratique ? La classe ouvrière
n’a-t-elle pas besoin d’avoir ses
propres relais médiatiques ?
La concentration
des grands médias dans les mains du
grand capital fait partie intégrante de
l’ordre politico-économique néo-libéral.
Les médias contrôlent le récit et lisent
servilement leurs scripts depuis les
cabinets de conseil et le bureau de la
guerre. Au cours des deux dernières
décennies, les médias américains et
canadiens n’ont pas dévié du discours
antirusse, en particulier lorsqu’ils ont
réussi à déformer la vérité concernant
le coup d’État américain sur le
gouvernement ukrainien. La CBC n’a pas
permis d’autres approches ou points de
vue. Il semblait presque que la ministre
des Affaires étrangères de l’époque,
Chrystia Freeland, écrivait le scénario
antirusse pour la CBC. En fait, sous un
angle de vue cynique, on peut aussi se
demander si le ministère américain des
affaires étrangères envoie des scripts
au gouvernement canadien pour lui dire
ce qu’il doit promouvoir dans ses
émissions d’information : Israël ne peut
pas faire d’erreurs, n’y touchez pas –
promouvoir le criminel Juan Guaido comme
président légitime du Venezuela –
soutenir les sanctions contre l’Iran et
le Venezuela même si cela va causer la
mort de milliers de personnes. La classe
ouvrière internationale a désespérément
besoin d’avoir ses propres médias. Le
directeur de l’influent Le Monde
Diplomatique, Ignacio Ramonet,
rédacteur en chef de 1991 à 2008, estime
que les grandes sociétés transnationales
de médias ont développé de formidables
machines à faire des profits tout en
agissant comme le bras idéologique de la
mondialisation. Ainsi, ils contiennent
les exigences populaires. Le Monde
Diplomatique a appelé à la création
de Media Global Watch. Ramonet a fait
valoir que « la liberté d’entreprise ne
peut être autorisée à passer outre le
droit des gens à des informations
rigoureusement documentées et
vérifiées ».
Je me suis souvent
demandé si les médias alternatifs
pénètrent à travers le brouillard dense
et maléfique des médias de masse. Je
n’ai pas une connaissance approfondie de
la grande variété des sites web ou des
autres sources d’information. Si vous
vous imaginez être un archéologue et que
vous commencez à creuser pour trouver
des sites offrant une variété de
perspectives alternatives, de nombreux
trésors peuvent être découverts. Ce
matin, je consultais Electronic
Intifada et j’ai appris plus de
détails sur le refus d’Israël de donner
aux Palestiniens l’accès aux
médicaments. Et, malgré la pandémie,
Israël continue de faire des raids dans
les maisons et les écoles, de confisquer
des colis de nourriture et d’agresser
les Palestiniens à Gaza. Pas un seul
signe de protestation de la part de
l’ONU ou de l’Occident. Hier soir, en
consultant le site web de l’organisation
de la Sécurité alimentaire au Canada,
j’ai découvert un puissant mouvement
social que je ne connaissais pas bien.
Mais la grande question à laquelle nous
sommes confrontés est de savoir dans
quelle mesure les médias alternatifs
pénètrent dans le champ perceptif des
citoyens ordinaires. Existe-t-il un mur
invisible qui fait rebondir le
commentaire critique et qui restreint le
dialogue et le débat à une étroite bande
de pensée ? Certes, la CBC imagine
rarement qu’un critique lucide et bien
informé comme Yves Engler ait quoi que
ce soit de valable à dire sur le soutien
sans critique du Canada au coup d’État
américain en Ukraine ou aux machinations
du Canada en Haïti. Les journalistes, me
semble-t-il, ne lisent jamais les
travaux critiques des universitaires qui
pourraient les libérer de
l’asservissement à l’idéologie
américaine, une forme de pandémie par
excellence. Dans certains pays, nous
savons en lisant les rapports de
Reporters sans frontières que si
vous vous aventurez à « dire la vérité à
un pouvoir ignoble », vous vous faites
emprisonner ou pire.
Ne pensez-vous
pas que la presse alternative a un grand
rôle à jouer pour éveiller les
consciences face aux mensonges des
médias du capital ?
Elle a sans aucun
doute un grand rôle à jouer ! Nous
vivons une époque de déclin de la vérité
et les consciences doivent être
éveillées. Nos détecteurs critiques
doivent être entraînés à sonder les
coins sombres, les recoins, les
sous-sols cachés, les ruelles sales,
pour mettre en lumière les injustices et
les agissements malhonnêtes. Je pense
que la presse alternative a une tâche
fondamentale devant elle : elle doit
élaborer un cadre commun pour
l’épanouissement de l’homme. Sinon,
l’idée même d’une nouvelle société plus
juste et plus égalitaire sera tournée en
dérision, bafouée et détruite. Certains
experts ont déjà mis le « socialisme »,
symbole de la résistance au capitalisme,
à la poubelle des idées, désormais sans
intérêt. Nous devons construire la
communauté coopérative caractérisée par
le respect et la reconnaissance mutuels.
La présente pandémie témoigne du fait
que nous sommes capables de coopérer et
de prendre soin des autres. Des
centaines d’histoires circulent qui
montrent que nous sommes des animaux
compétitifs, peu sensibles à la
souffrance des autres.
Les réformateurs
et apprentis sorciers n’arrêtent pas de
clamer qu’après cette crise du
coronavirus, il faudra donner un visage
humain au capitalisme et je pense au
ministre français de l’économie Bruno Le
Maire, entre autres. Ne pensez-vous pas
que cette épidémie a révélé qu’il est
impératif d’enterrer le système
capitaliste à jamais ?
Le vieux Marx a
écrit sur les « fossoyeurs du
capitalisme », imaginant que le système
capitaliste écraserait tellement le
prolétariat qu’il se transformerait
nécessairement en une entité collective
qui renverserait les rapports
capitalistes de production, inaugurant
ainsi une ère communiste humaine. Eh
bien, le capitalisme est toujours vivant
et se trouve au beau milieu d’une autre
crise. Je me souviens ici de la boutade
de Frederick Jameson selon laquelle « il
est plus facile d’imaginer la fin du
monde que la fin du capitalisme. » Nous
devons être prudents, je pense, en
croyant qu’il est en train de mourir.
Dans une crise grave, comme la Grande
Dépression des années 1920 et 1930, le
capitalisme semblait assez affaibli.
Mais certaines interventions de l’État
keynésien ont permis de relancer le
processus après la Seconde Guerre
mondiale. On peut s’attendre à ce que
les classes dirigeantes affichent des
sentiments chaleureux et des publicités
souriantes et qu’elles distribuent de
l’argent. Ils deviendront des
socialistes à visage inhumain. Une fois
la crise pandémique passée, ils
reviendront à leurs habitudes. Mais
qu’est-ce qui, exactement, commencera à
nous faire entrer dans une ère
post-néo-libérale meilleure et plus
juste ? À l’heure actuelle, des
politiciens de droite comme le premier
ministre de l’Ontario Doug Ford, qui, il
y a quelques mois à peine, réduisait le
recrutement d’enseignants et
d’infirmières, les fonds destinés à
aider les enfants autistes et une
expérience de revenu de base universel,
a soudain eu le cœur sur la main comme
le Tin Man (ndlr : personnage en
fer blanc du Magicien d’Oz), alors que
l’idée d’austérité était rejetée et que
des millions jaillissaient des caisses
du gouvernement. Les soldats du
néo-libéralisme reviendront-ils à un
régime d’austérité après la fin de la
pandémie ? Ce sera difficile – la
pandémie a révélé à quel point nos
établissements de soins pour personnes
âgées sont sous-financés ainsi que
l’insécurité de nombreux types de
travail. Et le fait que le système de
santé n’était pas préparé à la pandémie
du Covid-19.
Comment
expliquez-vous qu’un simple virus ait pu
terrasser, même momentanément, tout un
système capitaliste mortifère construit
sur le profit et les gains ?
Nous allons essayer
de régler cette question probablement
dans les années à venir. On pourrait
penser que les inégalités et les
injustices flagrantes du capitalisme
néo-libéral mondial ont été révélées au
grand jour pendant que les gens
essayaient de survivre. Ces millions de
personnes travaillant dans l’économie
des petits boulots – membres du
précariat – ont été jetées aux loups.
Les membres les plus vulnérables de la
société – les personnes déjà malades,
celles qui vivent dans des maisons de
retraite, les réfugiés récents et les
peuples indigènes – ont souffert plus
que quiconque lorsque le virus s’est
répandu dans nos villes et villages.
Avec des millions de travailleurs
maintenant au chômage et avec la
disparition des petites entreprises,
nous avons réalisé à quel point notre
existence est en fait précaire. Beaucoup
d’entre nous ont deux ou plusieurs
emplois et ont trop de crédits. Ce qui
est révélé, essentiellement, c’est que
la privatisation de ce qui était
auparavant social – des choses comme les
soins de santé publics, l’éducation
publique, y compris les universités, les
logements à prix abordable – a sapé
notre sentiment d’autonomie et fait
apparaître des craintes jusqu’alors
inconnues concernant notre avenir. Et,
avec le ralentissement de l’économie
mondiale alimentée par les combustibles
fossiles, l’air en Chine est plus
propre, la vie animale est revenue dans
les zones perturbées par l’industrie et
l’eau à Venise est plus propre qu’elle
ne l’a été depuis un certain temps. Ce
système capitaliste néfaste pourrait ne
pas être en mesure de fonctionner comme
il l’a fait pendant quatre décennies.
Les jours d’une économie mondiale
alimentée par les combustibles fossiles
sont-ils comptés ? Pendant combien de
temps, nous, les citoyens,
laisserons-nous nos intérêts être
piétinés ? Combien de temps allons-nous
permettre, nous les travailleurs du
monde, que notre vie professionnelle
soit instable et précaire ? Combien de
temps allons-nous permettre, en tant que
citoyens du monde, l’accumulation
d’armements militaires alors que des
milliards de personnes souffrent de la
faim ?
Le système
capitaliste a détruit l’hôpital public
sous prétexte de rentabilité et de
profits. Des spéculations ont lieu sur
les masques de protection, le gel
hydroalcoolique, outils en pénurie
pourtant indispensables. On a vu aussi
des pays se voler les uns les autres le
matériel destiné à se protéger de cette
maladie. Ne pensez-vous pas que cette
crise, en plus de nous avoir démontré la
faillite de ce système que les
spin-doctors du capitalisme nous
assuraient qu’il était le meilleur et
qu’il n’existait pas d’alternative, nous
a révélé que le capitalisme est non
seulement à la merci d’un simple virus,
mais qu’il est complètement immoral ?
On peut voir la
destruction flagrante de l’hôpital
public sous prétexte de rentabilité à
l’œuvre aux États-Unis. Leur réaction au
Coronavirus-19 a été terrible. Alors que
les décès d’Américains s’accumulent,
Trump cherche un bouc émissaire pour son
inaptitude en Chine. Le vol de masques
et de médicaments nécessaires révèle à
quel point la cupidité a détruit notre
sentiment d’obligation de prendre soin
des autres. Dans cette crise pandémique,
l’intérêt personnel de l’État-nation a
montré son visage hideux. À cet égard,
il est particulièrement révélateur que
Habermas, Honneth et d’autres sommités
de la théorie critique européenne aient
lancé un projet visant à créer des »
Coronabonds » pour aider les membres
les plus pauvres de l’UE. Combien de
temps le chaos du désordre international
actuel peut-il persister ?
Le président
Trump n’est-il pas un simple exécutant
du complexe militaro-industriel comme
tous les autres présidents US ?
En fin de compte,
Trump est un instrument du complexe
militaro-industriel qui s’est propagé
dans le monde entier. Mais il est
erratique, imprévisible et mauvais. Le
fait que Trump ait laissé entendre que
les désinfectants, s’ils étaient
injectés, pourraient guérir le
Coronavirus 19, pourrait nous pousser à
ajouter « dérangé » à la liste. Mais il
est peut-être plus approprié de le
considérer comme le défenseur de
l’ancienne idéologie « American First »
qui, depuis le 11 septembre et
l’invasion de l’Irak en 2003, a renoncé
à travailler dans le cadre de la Charte
des droits de l’homme et du droit
international des Nations Unies. Ce
désengagement de l’État de droit et des
traités de paix internationaux ainsi que
la déréglementation de l’économie
néolibérale ont transformé les puissants
États-Unis en un État voyou malveillant.
Les États-Unis font ce qu’ils veulent.
Si la communauté mondiale est incapable
d’aller au-delà de la vision nihiliste
du monde de Trump, de sa soif
d’auto-agrandissement et de pouvoir,
nous sommes dans une longue et sombre
traversée de désert.
Selon vous, la
thématique du climat n’est-elle pas
centrale dans la lutte pour
l’émancipation du genre humain ?
C’est une question
finale tout à fait appropriée. Le monde
est en train de vivre une véritable
catastrophe : la combinaison des forces
a créé une situation exceptionnellement
mauvaise. Selon les mots de Montaigne,
nous sommes « en proie à
l’incertitude ». Le langage utilisé pour
caractériser notre époque au cours du
dernier demi-siècle – « société à
risque », « insécurité existentielle »,
« ère de l’anxiété » ou « ère de la
précarité » – s’est intensifié.
Cependant, aussi étrange que cela puisse
paraître, le site d’information
Russia Today (RT) a publié
plusieurs articles se moquant du « jihad
environnemental » de Greta Thunberg. Le
changement climatique, dit-on, est une
attraction secondaire ; attendez de voir
à quel point nous serons heureux de voir
des avions répandre leur carburant en
l’air et de voir les monstrueux camions
arracher des matières noires aux sables
bitumineux de Fort McMurray. Mais ce
n’est pas un spectacle secondaire et
Thunberg n’est pas une simple fanatique
pleurnicharde. Il faut être aveuglément
stupide pour ne pas lire les
inscriptions sur le mur. L’humanité a
radicalement changé le monde depuis la
révolution industrielle du milieu du
XVIIIe siècle. Nous sommes les
prédateurs suprêmes sur terre, disposés
à détruire 75% de la forêt mondiale, à
déverser du plastique dans les océans, à
perturber la couche d’ozone, à massacrer
des animaux sur terre et des poissons
dans la mer, à inventer des machines de
plus en plus gigantesques afin de
spolier la terre de ses minéraux et la
priver d’un écosystème durable pour en
tirer des profits. La destruction de la
terre est inextricablement liée à la
hausse des températures, à la fonte des
glaciers, à l’intensification des
tempêtes et aux incendies de forêt qui
font rage.
Nous vivons
aujourd’hui à l’ère de l’Anthropocène.
L’un des marqueurs de l’ère de
l’Anthropocène est l’extinction massive
des espèces. Depuis 1970, nous dit-on,
la moitié des espèces animales ont connu
une baisse significative de leur nombre.
Au Kenya, il y avait 167 000 éléphants ;
aujourd’hui, ils sont environ 25 000.
Jennifer Baichwal et Nicolas de Pensier
dans leur film Anthropocene: the
human epoch (Anthropocène : l’époque
humaine) révèlent pourquoi : les
braconniers assassinent les éléphants
pour leurs défenses en ivoire. Le
gouvernement kenyan a pris des mesures
pour mettre fin au braconnage et, en
2016, cent cinq tonnes d’ivoire
d’éléphant sont parties en flammes. Leur
brasier, observe un commentateur, était
une « sculpture virtuelle » qui « donne
une compréhension viscérale de
l’extinction causée par l’homme ». En
regardant ce feu qui fait rage, on peut
entendre le crépitement et presque
sentir la chaleur démoniaque. C’est un
paysage de champ de bataille.
Vivre à l’époque de
l’Anthropocène signifie que l’humanité
ne peut plus raconter son histoire sans
une profonde reconnaissance de notre
impact monstrueux continu sur la terre
dont témoigne l’exposition de
photographies murales d’Edward Burtynsky,
Anthropocène. Dipesh Chakrabarty
“The climate of history: four theses,”
Critical Inquiry, 35, Winter 2009
(« Le climat de l’histoire : quatre
thèses », Questionnement critique, 35,
hiver 2009) affirme que : « Le présent
géologique de l’Anthropocène s’est mêlé
au présent de l’histoire. » Ce constat
entraîne de nombreuses conséquences. En
tant qu’historien, je ne peux plus
séparer le temps géologique de la
chronologie de l’histoire. Pendant des
siècles, ces deux périodes n’ont pas été
reliées. De nombreux chercheurs datent
l’Anthropocène de l’époque industrielle
où nous sommes passés du bois à
l’utilisation à grande échelle des
combustibles fossiles. Mais, comme le
souligne Chakrabarty, « la demeure des
libertés modernes héritée de l’époque
des Lumières repose sur une base de plus
en plus large d’utilisation des
combustibles fossiles.» Ils peuvent
s’épuiser. Nos libertés suivront.
Notre compréhension
des « libertés » doit être radicalement
révisée. Nous devons également faire
face à la façon dont nous agirons
lorsque nous, les humains, serons les
« principaux facteurs déterminants de
l’environnement de la planète.» Si tel
est le cas, nous ne pouvons pas limiter
nos analyses aux questions de justice
pour les pauvres et les opprimés. Ce
type d’analyse est limité ; il ne fera
plus l’affaire. Si le monde transformé
par l’homme – comme le montre Burtynsky
et son travail artistique – détruit le
fondement de la vie elle-même, alors ne
penser qu’à la « justice pour les
pauvres » ne suffira pas. Les pauvres et
les riches seront morts et il sera trop
tard pour que justice soit rendue à
toutes les créatures. Certes, nous
apprenons beaucoup des analyses
pertinentes du développement du
capitalisme en Occident et de sa
domination impériale sur le reste du
monde. Organisée à la Galerie nationale
d’art d’Ottawa en 2019, l’exposition
Burtynsky, de Pensier et Baichwal
apporte la preuve que
l’industrialisation monstrueuse et
imprudente est liée à « l’histoire de la
vie sur la planète, à la façon dont les
différentes formes de vie sont reliées
entre elles, et à la façon dont
l’extinction massive d’une espèce
pourrait signifier le danger pour une
autre. Sans une telle histoire de la
vie, la crise du changement climatique
n’a pas de ‘signification’ humaine. »
La situation
actuelle de la pandémie mondiale pose de
grandes questions à toute l’humanité :
Qui sommes-nous en tant qu’espèce
humaine ? Quel est notre dessein sur ce
petit point bleu pâle ? Qu’avons-nous
fait de ce lieu magnifique,
tourbillonnant dans un univers
insondable et immense ? Enfin, quand
tout est dit et fait, où allons-nous ?
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le
Professeur Michael Welton ?
Michael Welton a
obtenu son doctorat de l’UBC en histoire
de l’éducation et en histoire sociale et
a enseigné à l’université Dalhousie et à
l’université Mount St. Vincent. Il est
actuellement membre du corps enseignant
en études pédagogiques à l’université
d’Athabasca. Ses livres comprennent
In defense of the lifeworld: critical
perspectives on adult learning
(1995),
Designing the just learning society:
a critical inquiry (2005) et des
études biographiques des pères Jimmy
Tompkins et Moses Coady. La biographie
de Coady,
Little Mosie from the Margaree : a
biography of Moses Michael Coady
(2001), a remporté le prestigieux prix
Imogene Okes, décerné par l’American
Association for Adult and Continuing
Education, pour recherches
exceptionnelles. Son livre le plus
récent s’intitule
Unearthing Canada’s hidden past: a
short history of adult education
(2013). Le professeur Welton explore
l’interaction de la théorie critique
avec notre compréhension de la dynamique
d’apprentissage de l’histoire.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
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