Interview
Thierry Deronne :
« La révolte qui a
lieu aux États-Unis est
la même qui
fonde la résistance du peuple
vénézuélien »
Mohsen Abdelmoumen

Thierry Deronne.
DR.
Mardi 2 juin 2020 English version here
Quelle est la
situation qui prévaut en ce moment au
Venezuela ?
Les problèmes
quotidiens dérivés du blocus états-unien
et des sabotages, comme le manque d’eau,
de gaz, d’électricité, d’essence, ou la
guerre des prix d’un secteur
prépondérant, qui ont brutalement
diminué le pouvoir d’achat, n’ont pas
entraîné la révolte populaire
qu’espèrent les Etats-Unis. D’une part
parce que le gouvernement continue à
inventer des barrières de contention,
allocations, nourriture à bas prix,
d’autre part parce que la population est
dans une école de résistance depuis six
ans au moins, s’entraide et s’adapte
très vite. Le traitement de la pandémie,
les dépistages massifs et gratuits à
domicile, le rapatriement gratuit de
dizaines de milliers de vénézuéliens
pris au piège de l’explosion du virus
dans les régimes néo-libéraux voisins,
réaffirment cette volonté politique de
protéger la population de la part du
gouvernement Maduro. Enfin, la
coopération des « deux tiers du monde »
rêvée par Simon Bolivar s’incarne. Le
blocage états-unien de ses raffineries
extérieures et de l’importations
d’additifs pour la produire sur place
avait privé le Venezuela d’essence. Cinq
tankers envoyés par l’Iran viennent de
briser le blocus états-unien/européen.
Menacés par l’administration Trump,
escortés par l’armée bolivarienne dès
leur arrivée dans les eaux
vénézuéliennes, ces navires apportent de
l’essence pour deux semaines et des
additifs pour poursuivre sur place la
production. Cette victoire face à la
longue guerre économique – lancée en
2013 et renforcée pendant la pandémie –
est un espoir pour beaucoup de nations
subissant les « sanctions » – mesures
coercitives unilatérales – de
l’Occident.
On a appris
qu’il y a eu le 3 mai dernier une
opération baptisée « Opération Gédéon »
qui consistait à kidnapper ou tuer le
président Nicolás Maduro et plusieurs
membres de son gouvernement. Que
pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Après le décès du
Président Hugo Chavez et l’élection en
2013 de Nicolás Maduro à la présidence
du Venezuela, dans un contexte de chute
mondiale des prix du pétrole, les
États-Unis ont cru l’heure venue
d’anéantir la révolution bolivarienne et
d’effacer son influence en Amérique
Latine. S’est ouverte une ère de
déstabilisation violente sans précédent
dont l’objectif reste en effet le
changement de “régime” à travers
l’assassinat du gouvernement élu et de
ses sympathisants, dans un scénario de
terreur à la colombienne. L’épisode 2020
a commencé par l’annonce de William
Barr, un républicain très à droite nommé
Procureur Général par Donald Trump, de
l’inculpation du “narcoterroriste”
Nicolás Maduro pour « narcotrafic,
partenariat de narcoterrorisme avec
les FARC au cours des vingt
dernières années » et la mise à prix
de sa tête pour 15 millions de dollars à
qui permettra de le localiser ou de le
capturer.
L’incursion
paramilitaire du 3 mai fut préparée sur
place par les habituelles opérations de
“storytelling du chaos” : affrontements
à l’arme lourde de la pègre dans les
quartiers sous contrôle colombien de
Petare dans l’est de Caracas, pénurie
d’essence planifiée par les Etats-Unis,
nouvelle hausse délirante des aliments
par le secteur privé. Le 29 avril, fâché
par la volonté gouvernementale de
contrôler les prix, Lorenzo Mendoza –
patron du géant alimentaire privé POLAR
-, avait demandé à travers le WhatsApp
du patronat vénézuélien, « une
intervention militaire pour assassiner
Maduro ». Le 30 avril, Elliott
Abrams, le “chargé du Venezuela” de
Donald Trump, impliqué dans des crimes
contre l’humanité dans l’Amérique
Centrale des années 80, déclarait comme
Mike Pompeo que “la transition au
Venezuela était proche” et que “serait
bientôt rouverte l’ambassade des
Etats-Unis au Venezuela”.
Les enquêtes menées
après l’échec de ce nouveau coup d’État
contre le gouvernement bolivarien
laissent peu de doutes, par ailleurs,
sur la participation du gouvernement
colombien d’Iván Duque et sur ses
alliances étroites avec les grands
cartels de la drogue et les mafias
paramilitaires pour mener cette
opération. Le gouvernement colombien a
même officiellement
déclaré qu’il allait sanctionner les
militaires de ses propres forces armées
responsables des fuites sur les camps
d’entraînement installés sur son
territoire.
Les grands médias
ont d’abord tenté d’occulter l’incursion
paramilitaire ou s’en sont gaussé à
coups de guillemets. Jusqu’à ce que le
Washington Post mette
en ligne le contrat signé à cette
fin par leur cher « opposant
démocratique » Juan Guaido, et Juan José
Rendon, proche conseiller d’Alvaro Uribe
et d’Ivan Duque. Ce document de 42 pages
planifie dans les moindres détails
l’incursion d’une tête de pont
paramilitaire et l’assassinat de Nicolás
Maduro, des principaux dirigeants du
chavisme ainsi que des leaders
d’organisations populaires, comme
prélude à une invasion lourde du type
« Libye » ou « Panama » et à une
politique de terreur « à la
colombienne » pour extirper la base
sociale du chavisme et réinstaller les
multinationales occidentales, tout en se
payant en pétrole et autres ressources
du Venezuela.
Comment
expliquez-vous la guerre économique que
livrent les USA au Venezuela et à son
président élu démocratiquement ? Et
pourquoi le Venezuela reste-t-il une
cible permanente des USA avec des
attentats, des sanctions, etc. quel que
soit le président à la tête de la Maison
Blanche, qu’il soit démocrate ou
républicain, la politique étrangère
américaine contre le Venezuela étant
toujours la même ?
Le pari des
États-Unis est de continuer à travailler
pour que toute l’économie s’effondre, et
qu’une rupture sociale permette enfin le
“changement de régime”, soit à travers
un coup d’État soit à travers une
invasion militaire. Le contrat de Guaido
montre bien qu’il y a deux aspects.
D’une part faire main basse sur le
pétrole. L’autre aspect, à ne pas
sous-estimer, c’est la nécessité de
détruire la révolution bolivarienne
comme fait politique constitué par
l’entrée en scène du peuple jusque là
exclu. Il faut étouffer dans l’œuf cette
possibilité « contagieuse » pour
d’autres pays. Il est significatif que
les médias transforment le Venezuela en
dictature alors qu’il s’agit – toute
personne qui voyage s’en rend compte
rapidement – d’un pays où le peuple est
très actif, très politisé, qui critique
le gouvernement tout en votant pour lui,
parce qu’il est entré en politique
au-delà du paternalisme, du clientélisme
des années d’avant Chavez.
On évoque une
extrême-droite très active au sein de
l’opposition vénézuélienne. Cette
oligarchie d’extrême-droite n’est-elle
pas un véritable cheval de Troie de
l’impérialisme US ?
C’est surtout le
pire des chevaux. Cette oligarchie ne
peut sortir d’elle-même. Sa violence
coloniale, son racisme, son mépris de
classe, son aliénation « occidentale »
la rendent incapable de fonder une
politique populaire. En Amérique Latine,
le retour de la droite a donc besoin de
Lawfare, de violences policières, de
coups d’État, du retour des militaires…
Prenons le “système Guaido” : nous
sommes en présence d’un gangstérisme à
propulsion médiatique. Un jeune militant
d’extrême-droite formé par la CIA, qui
ne s’est jamais présenté aux élections
présidentielles, s’autoproclame chef de
l’État le 23 janvier 2019 dans un
quartier chic de Caracas. Jusque-là peu
connu des vénézuélien(ne)s, le voici
adoubé par Donald Trump et par les
grands groupes médiatiques. Le
fake-président reçoit aussitôt l’appui
d’une « communauté internationale »
fantasmée par les médias puisque 162 des
197 États membres de l’ONU ne l’ont pas
reconnu. L’hologramme de l’Obama
tropical voyage, visite des présidents
et des parlements occidentaux, signe des
contrats, s’approprie des entreprises,
vole des actifs, pille les comptes
bancaires du Venezuela, reçoit de
plus en plus de financements des
ONGs de la CIA, demande toujours plus
de sanctions à l’Europe et aux
États-Unis pour renforcer la crise
économique et le mécontentement social,
et faire tomber le gouvernement
légitime, sorti,
lui, du vote populaire.
Même Donald Trump
semble se lasser de sa créature, sans
base sociale, incapable de renverser
le “régime” (comme lors de sa tentative
ratée de coup d’État menée à Caracas en
avril 2019 avec une poignée de
militaires d’extrême-droite). Des médias
colombiens, panaméens, états-uniens
lèvent le voile et publient
des photos sur les liens de Guaido
avec des assassins
paramilitaires colombiens (“Los
Rastrojos”, gang spécialisé dans le
narcotrafic, la contrebande, les
enlèvements et extorsions) et sur
l’épais réseau
de corruption, également dénoncé par certains
de ses alliés d’extrême-droite,
fâchés de n’avoir reçu que quelques
miettes du gâteau. Selon
Bloomberg.com, un secteur de
l’opposition issu du coup d’État de 2002
contre Hugo Chavez (tendance Radonsky) a
même envoyé en mai trois émissaires à
Washington pour demander de mettre un
terme à l’opération Guaido et de
passer à une autre phase de la
déstabilisation.
L’OMS a
récemment demandé l’autorisation du
Venezuela d’étudier sa stratégie de
suppression de la pandémie pour la
reproduire dans d’autres pays. Comment
expliquez-vous que le Venezuela, alors
qu’il est sous sanctions, a réussi là où
des pays comme les USA, la Grande
Bretagne, la France, l’Espagne,
l’Italie, etc. qui se targuent d’avoir
les meilleurs systèmes de santé au monde
et des moyens colossaux ont échoué face
au Covid-19 ?
Le Venezuela a pris
très tôt des mesures de confinement, de
port de masques, de dépistage massif
avec l’aide de Cuba, de la Chine, de la
Russie et de l’ONU/OMS parce que la
politique du gouvernement Maduro a à
cœur la protection de la vie et de
l’être humain, alors que les régimes
néo-libéraux qui l’agressent placent
l’économie avant tout et laissent
exploser la pandémie. Résultat : onze
décès à déplorer seulement depuis le
début de la pandémie au Venezuela, un
chiffre confirmé par l’OMS et sans
comparaison possible avec ses voisins.
Là encore, la désinformation massive qui
veut faire passer la démocratie
participative vénézuélienne pour une
« dictature » ne tient pas. Pourquoi
cette politique volontariste de sauver
des vies, qui va jusqu’à rapatrier
gratuitement des dizaines de milliers de
concitoyens vénézuéliens souvent
infectés de foyers virulents de Covid
comme la Colombie, le Chili ou le
Brésil, si l’objectif comme le
prétendent les médias était de réprimer
la population ?
Il faut comprendre
que les insurrections d’extrême-droite
ont été transformées par les médias
internationaux en “révoltes populaires”
et la réaction des forces de sécurité en
“répression par la dictature”. Les
agences de presse/photo qui sont
devenues aujourd’hui la seule source de
la plupart des journalistes ont même été
jusqu’à transformer des terroristes en «
héros de la lutte pour la démocratie »,
tout en invisibilisant la majorité
sociale, populaire, pacifique, qui
rejetait la violence au profit des
urnes. De nombreux courants et militants
de gauche sont tombés dans le piège de
cette propagande. C’est l’époque où est
apparu le slogan “ni Trump, ni Maduro”.
Sous la pression d’un champ médiatique
devenu homogène, la plupart des
journalistes ou politologues occidentaux
remplacent les causes par les effets,
rendent le Président Maduro responsable
d’une “crise” ou établissent un
« fifty-fifty » plus idéologique
qu’empirique entre la guerre économique
et les problèmes internes de mauvaise
gestion ou de manque d’investissements
du gouvernement bolivarien.
Vous avez créé
une école de communication
internationale des mouvements sociaux,
appuyée notamment par le mouvement des
Sans Terre du Brésil. La lutte
anticapitaliste et anti-impérialiste ne
doit-elle pas se faire aussi au niveau
de l’information ? Ne pensez-vous pas
que cette expérience doit être
répercutée à travers le monde ? Et à
votre avis, comment peut-on lutter
efficacement contre les médias dominants
et quel rôle peuvent jouer les médias
alternatifs face au grand capital et à
l’impérialisme ? Les peuples opprimés
n’ont-ils pas besoin de vrais médias qui
répercutent leurs souffrances et leurs
luttes au lieu d’avoir des médias qui
servent les intérêts des grands
capitalistes ?
Exactement. C’est,
je crois, le chantier stratégique,
urgent, pour la gauche, partout. Mais si
les grands médias effacent l’Histoire
des peuples et opposent les citoyen(ne)s
pour mieux démobiliser leurs luttes,
nous suffira-t-il de démocratiser leur
propriété ? Récupérer tous ces espaces
n’aura de sens qu’en nous formant
partout à une forme nouvelle,
participative, d’informer. Située à
Caracas, au carrefour des Amériques et
des Caraïbes, l’école de communication
internationale Hugo Chavez est un vieux
rêve des mouvements sociaux. Sa force
réside dans les 25 ans d’expérience de
ses fondateurs(trices) et dans son
infrastructure déjà prête de production
et de transmission télévisée. Elle sera
un pas important vers le retour du champ
médiatique aux mains des citoyen(ne)s et
tendra les bras vers les autres
continents, vers l’Afrique en
particulier. On peut la soutenir ici :
L’école de communication continentale
Hugo Chavez : rester maîtres de notre
futur
Le commercial, le
privé, n’ont rien à voir avec le droit
de s’informer et d’informer des
citoyen(ne)s, ils l’empêchent
évidemment. Tout cela était très clair
dans les années 60-80 (notamment à cause
des luttes de libération nationale, du
rapport MC Bride commandé par l’UNESCO
sur « le nouvel ordre mondial de
l’information », de l’analyse des médias
autour du coup d’État au Chili en 1973
par Mattelart, sans oublier tout le
travail conceptuel qui passe par Walter
Benjamin, l’école de Frankfurt,
Bourdieu, Chomsky, etc.). On dirait
aujourd’hui que la gauche a oublié tout
ça et s’est convertie à la « com ». Le
marketing produit un certain type de
politique, par exemple la
personnalisation à outrance, la
domination du court terme, la perte de
l’écoute et la réduction du travail de
terrain, de la formation interne, ou
encore la réduction des programmes au
« sociétal ». Comme disait Louis
Althusser, « ce n’est que d’une
technique que l’on peut déduire une
idéologie ». Combien de coups d’État
médiatiques de plus attendrons-nous pour
rédiger une loi mondiale de
démocratisation de la propriété des
médias, pour refonder un service public
participatif qui ne soit pas la copie du
privé, pour remettre le reste des ondes,
concessions, fréquences et ressources à
des médias populaires, pour repenser le
potentiel numérique au-delà des réseaux
états-uniens, narcissiques, éphémères,
tribaux, et pour libérer des forces du
marché les écoles de journalisme ?
Plusieurs
intellectuels et personnalités tels que
Noam Chomsky, Roger Waters, etc. ont
signé une lettre ouverte à l’intention
du Président des États-Unis et du
Secrétaire général des Nations Unies
afin que les sanctions économiques
contre des pays tels que le Venezuela,
Cuba, l’Iran, la Syrie et le Zimbabwe
soient levées. Quel est l’impact
de ce type d’action sur la situation du
Venezuela ? Pensez-vous que ce
genre d’action est utile pour soutenir
la lutte et la cause juste du peuple
vénézuélien ?
Je vois ces actions
comme des actes pédagogiques nécessaires
dans les pays qui la génèrent, pour y
rappeler aux citoyen(ne)s comment
fonctionne le monde, pour reconnecter
les effets aux causes. Car la
gouvernance médiatique et le repli sur
la consommation, surtout aux États-Unis
et en Europe, ont créé un grand vide :
une « Fin de l’Histoire » qui va du
libre marché à l’égo libertaire. Alors
que les deux tiers du monde évoluent
vers une vision « pleine », que Simon
Bolivar appelait « l’équilibre du
monde ». Dans ce retour de l’Histoire,
les grandes nations reprennent leur
place, des milliers d’années de culture
et de création historique rencontrent
des pays rebelles comme le Venezuela et
commencent à réaliser ce monde
multipolaire, fait de souveraineté et
coopération. Même la solution pour le
peuple palestinien passe par ce monde
nouveau. L’Europe aura démontré, ad
nauseam, son impossibilité totale de
faire quoi que ce soit pour le peuple
palestinien depuis qu’il a été chassé de
sa terre.
Peut-on appeler
« démocraties » les puissances
occidentales menées par les USA alors
que ces pays veulent renverser un
président élu par son peuple ?
L’entrée des
européens dans Disneyworld depuis
l’invasion de l’Irak s’est confirmée le
20 mai au Conseil
de Sécurité de l’ONU. Alors que le
Venezuela démontrait, preuves
à l’appui, que le Royaume-Uni avait
volé trente-et-une tonnes d’or
vénézuélien et signé un pacte secret
avec l’équipe de Guaido en vue du
renversement du “régime” pour
ensuite “reconstruire et investir”
librement dans ce pays, les Européens se
sont de nouveau isolés avec les
États-Unis malgré l’appui majoritaire
apporté au Venezuela par des pays tels
que la Russie, l’Afrique du Sud,
l’Indonésie, la Chine, et le Vietnam, et
ont préféré répéter le discours un brin
surréaliste de Mike Pompeo : « c’est
le gouvernement Maduro qui a orchestré
l’agression paramilitaire » . Ce qui
leur a valu la question cruelle du
représentant de la Russie : « Vous
qui avez reconnu un président fantoche,
qu’en pensez-vous aujourd’hui ? ».
Le gouvernement de
Nicolas Maduro est un gouvernement de
gauche légitimement élu (Jimmy
Carter, le Conseil
des Juristes Latino-américains, Rodriguez
Zapatero, Lula,
ou Rafael
Correa, parmi tant d’observateurs
internationaux et de médiateurs entre
gouvernement et secteurs non-putschistes
de l’opposition, ont insisté sur la
transparence, sur la légitimité, et sur
le nombre record d’élections).
Il y a au Venezuela une majorité de
médias privés, et l’économie privée est
majoritaire aussi. Une quarantaine de
partis et surtout, ce qui est le plus
intéressant pour l’avenir, un processus
complexe de démocratie participative.
Des militant(e)s
s’indignent à juste titre en Europe :
pourquoi la timidité de la gauche face à
l’agression permanente de la démocratie
vénézuélienne ? Le Venezuela est
sacrifié parce que la quantité de
propagande a généré la qualité : Maduro
est un dictateur qui affame son peuple.
Quand depuis trop longtemps les médias
dominants martèlent la même image, la
gauche absorbée par la “com” baisse la
tête, élections, carrières ou image
personnelle obligent. Peut-être peut-on
mesurer si un parti incarne une vraie
rupture à sa capacité à faire preuve de
courage par rapport à un thème aussi
lointain et “sacrifiable” que le
Venezuela. Si une vraie gauche revenait
au pouvoir en Europe, elle se rendrait
compte très vite de sa double erreur
d’avoir renoncé à transformer le champ
médiatique : d’abord l’erreur de s’être
coupée du monde, des clefs du monde et
d’alliés potentiels qui pouvaient la
renforcer. Mais aussi parce qu’en
parvenant au pouvoir, elle serait très
vite, à son tour, défigurée, sabotée,
agressée de toutes parts par le pouvoir
des grands médias. Une politique de
gauche a besoin de médias populaires,
publics, participatifs, qui la
nourrissent de l’intérieur, de médias
qui comme disait Jean-Paul Sartre « permettent
au peuple de discuter avec le peuple »,
qui construisent un imaginaire et une
pratique qui permettent de sédimenter et
pérenniser un monde progressiste au-delà
de simples échéances électorales, une « démocratie »
au sens original du terme. Il suffit de
considérer en fait que l’information est
un aliment vital pour le peuple. Tout ce
qu’on redécouvre sur la souveraineté
alimentaire à l’heure de possibles
famines, vaut pour une « souveraineté
communicationnelle » bien comprise.
Comment
expliquez-vous que dans un pays comme
les États-Unis, la police tue des gens
pour la seule raison que leur couleur de
peau est noire ? Les États-Unis, qui
s’ingèrent continuellement dans la
souveraineté des autres nations,
sont-ils un pays raciste ? Quelle
est votre lecture concernant les
événements liés à l’assassinat de George
Floyd par la police de Minneapolis et
les conséquences que cela entraîne
partout aux USA ?
Les politologues de
gauche européens ont du mal à comprendre
que la contradiction coloniale est au
cœur de notre présent, ils pensent que
c’est une erreur conceptuelle, quelque
chose d’anachronique, que la
postmodernité joyeuse – celle qui leur
livre leur Mac à domicile, a dépassé
tout ça, et que Trump ou Bolsonaro sont
des accidents racistes de l’Histoire, ou
du “monde libre”. C’est tout le
contraire. Sous le vernis publicitaire
de la globalisation capitaliste,
l’Histoire profonde de notre monde n’a
jamais disparu, elle est même revenue à
la surface, plus forte encore. La
révolte qui a lieu aux États-Unis est la
même qui fonde la résistance du peuple
vénézuélien. La vraie république, égale
jusqu’au bout, a été massacrée en France
mais elle a été assumée en premier lieu
par Haïti, qui a sauvé le plan de
Simón Bolivar de l’extinction, en le
finançant, en lui donnant des armes, et
des renforts de toute sorte. Dès que
Bolivar a assumé dans son “programme” la
libération des esclavisés, il a volé de
victoire en victoire. Notre mère
l’Afrique, comme disait Chavez, et
Haïti, sont la raison suffisante de
notre volonté d’être libres, d’être
respectés, d’être traités comme des
Égaux, pour pouvoir donner au monde tout
ce que nous avons à offrir. Et c’est
pour ça que le président Trump a
utilisé exactement à trois semaines de
distance, la même phrase au sujet du
Venezuela qu’au sujet du peuple
états-unien de Minneapolis : « Nos
militaires sont prêts. Nous pouvons
envoyer des troupes sur le terrain très
rapidement. » Ce suprémacisme blanc,
c’est ce que l’extrême droite
vénézuélienne veut importer au
Venezuela, revenir à l’apartheid d’avant
Chavez, qu’ils détestaient autant pour
sa politique que parce qu’il était un
“mono” (un singe).
S’il y a quelqu’un
qui doit rendre des comptes, c’est bien
le journaliste occidental qui a fait
passer les révoltes des riches blancs
vénézuéliens et leur rage d’Afrikaners
pour une révolte du peuple contre une
dictature. Ils ont fait passer une
minorité insurgée contre l’inclusion des
métis et le partage des richesses pour «
la population du Venezuela ! », alors
que la majorité sociale au Venezuela est
une majorité métisse, celle que les
reporters logés dans les quartiers chics
de Caracas n’ont jamais voulu montrer.
Au Venezuela, la majorité sociale,
populaire, est pacifique : elle a
toujours rejeté la violence au profit
des urnes, et malgré ses nombreuses
critiques, soutenu en majorité l’option
électorale du gouvernement bolivarien.
De nombreux courants et militants de
gauche sont tombés dans le piège de
cette propagande en s’identifiant à
l’idée d’une révolte populaire. On a
tous en tête les images d’une
“répression policière” au Venezuela et
peu de gens savent que l’ordre du
montage était inversé. Quand la droite
préparait une agression, les caméras du
monde entier étaient déjà sur place. Les
violences de rue et la réponse des
forces de l’ordre, montée à l’envers,
ont créé l’image d’un « régime »
réprimant des manifestants. Il y a plus
grave : les médias ont imputé
automatiquement, jour après jour, au
« régime » les morts causés par
l’extrême droite, ce qui a alimenté
l’énergie des tueurs. Ceux-ci savaient
parfaitement que chaque mort imputé à
Maduro renforcerait le discours en
faveur d’une intervention. Mais qui, de
Médiapart au Soir, de
France Inter au Monde, qui,
dans la vaste zone grise (Primo
Levi) des groupes privés médiatiques,
acceptera de reconnaître qu’il a
encouragé des meurtriers racistes qui
n’ont pas hésité à brûler
vifs des afro-descendants « noirs
donc chavistes » ? Une minorité dont
l’épicentre se déplace aujourd’hui vers
Miami, Paris et surtout le quartier de
Salamanca à Madrid (surnommé
« Little Caracas » et où ils ont acquis
sept mille appartements de luxe, selon
le New York Times) et d’où ils
lancent maintenant, dans la même veine
coloniale qu’à Caracas, des
manifestations enragées contre le
gouvernement “communiste” (sic) de
Sanchez et Podemos qui veut faire selon
eux de l’Espagne “un autre Venezuela”
(re-sic).
Aujourd’hui dans la
guerre la plus difficile entre ceux qui
existent et ceux qui n’existent pas ou
si peu, nous aimons au Venezuela citer
l’expression “Rondón no ha peleado
todavia”. En pleine bataille presque
perdue face à l’empire espagnol, Simon
Bolivar fit appel au colonel Juan José
Rondón, lui demandant de “sauver la
Patrie”, et le “negro” Rondón lui fit
cette réponse “Rondón ne s’est pas
encore battu”, retourna la bataille en
faveur des troupes de la naissante
république bolivarienne et sauvant la
possibilité de notre indépendance.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Thierry
Deronne ?
Cinéaste belge,
universitaire (IHECS Bruxelles), Thierry
Deronne vit au Venezuela depuis 1994. Il
a d’abord vécu deux ans au Nicaragua
pour apporter son concours de vidéaste
au mouvement de transformation mené par
le gouvernement sandiniste et a rejoint
ensuite le Venezuela où, après la
victoire électorale de Hugo Chavez, il a
fondé une école populaire
latino-américaine audiovisuelle ainsi
que deux télévisions populaires. À
partir de 2004, il a participé à la
direction et à la formation du personnel
de la télévision publique participative
Vive TV créée à la demande du
Président Chavez. Il est au cœur du
projet de construction de
l’école internationale de communication
des mouvements sociaux « Hugo Chavez »,
espace d’articulation des mouvements
sociaux du monde entier et de rencontre
avec les organisations populaires
locales. Vous pouvez soutenir l’école en
apportant votre contribution
ici.
Il a réalisé
plusieurs films documentaires dont « Le
Passage des Andes »
(2005) et « Jusqu’à
nous enterrer dans la mer »
(2017) visible intégralement
ici.
Thierry Deronne a
créé le blog
Venezuela Infos dans lequel il
informe le public de la réalité du
Venezuela.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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