Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
La barbarie commence seulement
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 29 septembre 2017
C'est sous le titre La
Barbarie commence seulement que
j'ai publié en 1948 mon premier essai.
J'avais vingt-six ans, mais la rédaction
hâtive de cet ouvrage remontait à 1946.
Qu'est-il arrivé soixante-dix ans plus
tard de mon pessimisme juvénile? Il est
devenu évident, hélas, que, depuis les
temps les plus reculés, c'est en
caractères indélébiles que le sang grave
au jour le jour le destin du monde.
Mais l'image
n'avait pas encore conquis l'ubiquité et
l'instantanéité. Jamais on n'avait pas
vu un Ministre des affaires étrangères
et ancien Général, brandir à la face du
monde une fiole magique, dont le contenu
était censé anéantir le globe terrestre.
On n'avait pas encore vu un chef de la
diplomatie de la plus puissante
démocratie de la planète se féliciter de
l'extermination, par une famine
délibérément provoquée, d'un
demi-million d'enfants irakiens. On
n'avait pas encore vu un premier
Ministre anglais, avocat de profession,
entraîner sa patrie à se ruer sur l'Irak
et sur la Libye, au nom des idéaux d'une
démocratie universelle.
On n'avait
pas encore vu le Président de l'Etat
dominant, devenu un empire militaire,
menacer officiellement un autre Etat -
la Corée du Nord - d'une dévastation
complète et de l'extermination de
vingt-cinq millions d'habitants, prôner
une guerre contre la Perse, instaurer
une asphyxie totale du Venezuela et de
Cuba, travailler tantôt secrètement,
tantôt officiellement à un changement de
régime en Syrie, en Russie et dans tous
les Etats qui ne se soumettent pas à ses
volontés et menacer de sanctions
économiques la moitié de la planète.
Et
maintenant, on s'étonne que la Corée du
Nord, une vieille civilisation de plus
de trois millénaires, constamment
menacée par une démocratie de sauvages
née il y a moins de trois siècles,
redécouvre l'évidence que la bombe
atomique permet à de petits Etats de
tenir à distance des grandes puissances
belliqueuses et jette à bas toute la
mythologie classique de la dissuasion
fondée sur "l'équilibre de la terreur"
entre des Titans.
Qu'en est-il
aujourd'hui d'une encre qui se révèle
plus écarlate que jamais? Le désarroi
règne désormais parmi nos humanistes
chevronnés, nos anthropologues patentés,
notre classe dirigeante affolée. Comment
persévérer à diriger un monde qui se
révèle plus divisé que jamais entre les
puissantes musculatures et les
minuscules ossatures? Comment retrouver
l'humilité d'une raison qui va son
chemin avec la rigueur du cogito
cartésien et qui ferait à nouveau des
audaces de la pensée logique le vrai
maître de l'histoire et de la politique?
M. Vladimir
Poutine lui-même se voit contraint de
feindre qu'il refuse fermement de jamais
accorder le statut d'Etat nucléaire à la
Corée du Nord, sinon il se verrait mis
tacitement au ban du Comité des cinq
membres du Conseil de sécurité de l'Onu,
qui seuls disposent du droit de veto;
mais dans le même temps, il se déclare
persuadé que la Corée du Nord mangera de
l'herbe plutôt que de se retrouver
livrée aux exactions de la prétendue
civilisation du Général Colin Powell, de
Mme Madeleine Albright, de Tony Blair et
des présidents Bush, Obama et Trump.
Déjà la
France, la Russie et la Chine affichent
leur accord sur ces fondements, déjà
Emmanuel Macron s'est vu contraint
d'accepter l'invitation de se rendre à
Moscou à la barbe de Washington, déjà le
courage solitaire de la pensée logique
n'est autre que celui de la Corée du
Nord, qui rappelle simplement de quel
côté se trouve la barbarie moderne,
celle des fétiches et des grigris de
Washington. Le 20 septembre 2017, M.
Macron n'a-t-il pas prononcé un discours
énergique d'apparence et dans lequel il
semblait dire crûment ses quatre vérités
à l'empire américain. Mais pour
l'instant aucun gouvernement français
n'ose expliquer à la nation le sens et
la portée des clauses du traité de
Lisbonne. Un tel Etat échouera
nécessairement à convaincre ses citoyens
de la légitimité des Etats-Unis quand
ils exigent de leurs vassaux une
domestication perpétuelle.
C'est
pourquoi vingt-heures après son discours
officiel à la tribune de l'ONU, le monde
entier a vu le même Emmanuel Macron se
pelotonner à nouveau piteusement au sein
du troupeau des vassaux de l'empire et
attaquer bille en tête les Etats que
l'empire qualifie "d'ennemis de la
démocratie": la Corée du Nord,
l'Iran, le Venezuela et la Syrie.
Remontons
plus haut afin de mieux comprendre le
véritable enjeu du conflit entre le
vénal et le sacré. Pour cela,
souvenons-nous du mythe du suaire de
Turin que certains cardinaux eux-mêmes
croyaient authentique. Et maintenant,
imaginons qu'une Eglise romaine, forte
d'une assurance de ce genre, déciderait
de mettre cette relique aux enchères
afin d'en retirer la somme la plus
vertigineuse possible.
Un évènement
de même nature s'est produit avec le
cambriolage de certains consulats et de
propriétés diplomatiques de la
Fédération de Russie aux Etats-Unis.
Sous le couvert d'une opération
politique, cette capitale des barbares
de notre temps prétend maintenant
réaliser une juteuse affaire
immobilière: elle demande à la Russie de
lui vendre à bas prix les biens sur
lesquels elle a fait main basse. Le
conflit entre le prétexte idéologique
proclamé et la réalité vénale
sous-jacente crève les yeux.
Une nation
qui se veut au-dessus du droit
international prétend aujourd'hui "sanctionner"
tous les pays de la planète qui
oseraient maintenir leurs liens
commerciaux avec une Corée pestiférée,
tout en se livrant au grotesque de
demander aux deux principaux
"sanctionnés" - la Chine et la Russie -
de l'aider à affamer la nation rebelle.
Sans parler des "sanctions"
infligées au nom des "principes
démocratiques" et qui se révèlent
une forme maffieuse d'extorsion de
fonds.
Telle est la
fresque de l'histoire des sorciers et
des sauvages qui s'étale aux yeux de
Pyongyang. Quel panorama pour cette
nation de voir se dérouler sous ses yeux
le tapis rouge de la honte que devrait
éprouver la civilisation occidentale
dans laquelle Mme Madeleine Albright
détient la palme d'or du cynisme et de
la cruauté. Dans son essai intitulé
Dieu, l'Amérique et le monde (2008)
cette ancienne secrétaire d'Etat de
l'empire américain avait obtenu de M.
Hubert Védrine, ancien ministre des
affaires étrangères de la France, une
Introduction à la traduction
française de cet essai monstrueux.
M. Védrine
avait émis quelques réserves concernant
la théologie globale des Etats-Unis,
mais il s'était bien gardé d'évoquer,
même en passant, le titanesque
holocauste du demi-million d'enfants qui
a fait définitivement de l'empire
américain le Moloch de l'alliance de la
barbarie avec la folie et de la
stupidité avec la démence, comme le
prouve la récente menace d'un Donald
Trump déchaîné, d'exterminer vingt-cinq
millions de Coréens, lors de son
discours du 19 septembre 2017 à la
tribune de l'Assemblée générale de
l'ONU.
Voilà le
spectacle de la simonie démocratique
internationale que Pyongyang a sous les
yeux et qu'il ne quitte pas un instant
du regard. Lisons l'ouvrage de René
Pommier intitulé Roland Barthes,
grotesque de notre temps, grotesque de
tous les temps (éd. Kimé 2017)
qui vient de paraître. Il met en scène
l'ouragan et le calme plat alternés de
la raison qui rend existentiels les
embarras de la raison en situation.
Nous sommes à
un tournant crucial de la conscience
d'elle-même d'une humanité appelée à
devenir un peu plus pensante et qui,
depuis vingt-cinq siècles, se pose la
question: "Qui suis-je?", tellement elle
découvre que le sommet de la sagesse à
conquérir serait une science de
l'immensité de son ignorance
d'elle-même. L'oracle de Delphes nous
répète qu'il existe une différence
immense entre la connaissance de notre
ignorance à l'école tantôt de Socrate,
tantôt de Descartes - car il n'est pas
difficile de savoir si un arbre est
planté à tel endroit ou non - mais c'est
une tout autre affaire de savoir à
partir de quel observatoire l'humanité
parvient à se regarder elle-même de
loin.
La Russie, la
Chine et la France de demain
conquerront-elles un regard de
l'extérieur sur une espèce contrainte de
se livrer à une mutation cérébrale
inouïe - une mutation qui cherche
désespérément son ancrage dans la
postérité d'un oracle de Delphes
prononcé il y a deux millénaires et
demi?
Le 29
septembre 2017
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