Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
Entre Machiavel et la Comtesse de Ségur
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 27 octobre 2017
M. Emmanuel Macron
serait-il un personnage énigmatique et à
double ou triple face? Tantôt sa
décision de ne pas reconnaître une
éventuelle proclamation de cessession de
la Catalogne entraîne toute l'Europe à
suivre son exemple, ce qui semble avoir
joué un rôle décisif dans un arrêt, sans
doute durable, du déchiquetage de
l'Espagne; tantôt sa décision audacieuse
de courir au secours d'un Président
Rohani en butte aux menaces de la Maison
Blanche se trouve subitement oubliée, ce
qui laisse supposer que l'ambassade
américaine lui aurait murmuré quelques
discrets conseils à l'oreille; tantôt il
raconte au peuple français une histoire
des relations de la France avec les
Etats-Unis tirée tout droit d'un roman
de la Comtesse de Ségur; tantôt il croit
s'adresser à une nation composée
d'enfants de dix ans et semble n'avoir
rien compris à l'histoire réelle des
empires en expansion ou sur la
défensive.
En 1872, un
Frédéric Nietzsche de vingt-six ans,
professeur de grec depuis trois ans à la
prestigieuse Université de Bâle, venait
de publier son essai sur L'origine de la
tragédie. Bientôt il observera que les
Etats sont "les plus froids des
monstres froids". Près d'un siècle
et demi plus tard, Raymond Aron, auteur
d'une géniale Introduction à la
philosophie de l'histoire,
disait de M. Giscard d'Estaing: "Il
ne sait pas que l'histoire est tragique".
Et pourtant,
quelques esprits commencent de rappeler
aux Français que l'histoire est
sanglante et que le sang est l'encre du
tragique. J'ai déjà rappelé, dans une
réflexion précédente (Le
Déclin de l'Occident, 13 octobre
2017), que René Pommier, docteur d'Etat,
raconte crûment dans de nombreux
ouvrages, une histoire de l'ignorance
conjuguée avec la sottise. Mais il n'est
pas le seul: Paul Brighelli avait publié
un ouvrage piquant sur l'enseignement de
l'histoire intitulé La Fabrique du
crétin (éd. Jean-Claude
Gawsewitch 2005) ou Jean-Claude Michéa,
L'enseignement de l'ignorance
(pièce de théâtre présentée au
festival d'Avignon en 2015).
De tous côtés, on
voit des signes d'un réveil de la
lucidité. En 1918, Henry Ford, le
constructeur américain d'automobiles,
alors à l'apogée de sa renommée, avait
débarqué à Paris avec une armée de
secrétaires, afin de régler les affaires
européennes avec toute la pugnacité
requise. Mais la France de l'époque
l'avait bien vite contraint à plier
bagages. Mais, en 1945, il est devenu
impossible de mettre un frein à
l'expansion militaire du Pentagone dans
toute l'Europe et l'on sait que le Vieux
Monde a dûment accepté l'occupation
éternelle de son sol sous le sceptre de
cinq cents camps militaires bien
verrouillés.
Il est avéré que le
genre humain appartient à une espèce
onirique par nature et par définition.
Imaginons un instant que l'Occident
subirait subitement la rude épreuve
d'une régression cérébrale qui nous
ramènerait en deçà de la chimie de
Lavoisier, de sorte que l'alchimie du
Moyen-Age retrouverait une crédibilité
aussi soudaine qu'inquiétante, et l'on
assisterait au spectacle ahurissant de
ce délire qui nous paraissait à jamais
oublié.
Alors, deux types
d'anthropologues apparaîtraient
nécessairement. Les uns se résigneraient
à cette régression et se réfugieraient
dans la résignation; les autres, au
contraire, se réjouiraient
paradoxalement d'un désastre à féconder.
Car, diraient-ils, ce matériau cérébral
semblait perdu à jamais et nous n'avions
aucune chance de jamais disposer d'un
outil devenu rarissime - et voici que
nous en retrouvons les spécimens dont
nous allons approfondir, donc féconder
la connaissance anthropologique et, sans
doute, en profiter pour renouveler comme
jamais nos sciences humaines.
Telle est la
situation de la France d'aujourd'hui. Le
Président Macron est censé piloter le
destin de l'encéphale de la France, mais
sa connaissance anthropologique des lois
qui régissent l'expansion des empires
est demeurée puérile: il se raconte à
lui-même et tente d'expliquer aux
Français qu'un certain La Fayette, sous
Louis XVI, serait allé généreusement
aider les colonies du Nouveau Monde à
secouer le joug de l'Angleterre et que
telle serait la raison pour laquelle,
près de trois siècles plus tard,
l'Amérique, si gentiment décolonisée par
la puissance de nos armes, serait venue
en remercier la France en 1917, puis en
1945.
Comme je m'en suis
déjà expliqué il y a quinze jours (Le
Déclin de l'Occident, 13 octobre
2017), un chef d'Etat de ce genre
dispose d'une arme de l'ignorance et de
la sottise étroitement conjuguées,
semblable à celle qui frappa la France
et l'Europe à l'âge de la bague de Gigès
qui permit à l'empire américain de se
rendre invisible. Comment ouvrir les
yeux d'une majorité écrasante du peuple
français sur la redoutable invisibilité
des cinq cents divisions américaines
dont l'Europe est devenue le champ de
manœuvre de Brest à la frontière
polonaise, sinon par un bouleversement
de notre enseignement scolaire et
universitaire?
Ecoutons un instant
un illuminateur de l'athéisme spirituel,
qui s'écriait en 1945: "Le XXIe
siècle sera spirituel ou ne sera pas".
Son nom est demeuré vivant dans tous les
esprits: il s'appelait André Malraux.
Qu'entendait-il par l'adjectif "spirituel"?
Premièrement que le spirituel ne serait
plus jamais sacerdotal et que le
spirituel ne servirait plus jamais de
cuirasse mentale aux Etats auto-
divinisés.
En ce temps-là,
notre connaissance de la civilisation
grecque reposait principalement sur
l'helléniste suisse André Bonnard
(1888-1959) et sur celle de Jacqueline
de Romilly (1913-2010), spécialiste de
Thucydide et de Platon, qui projetait
sur le monde grec le rationalisme laïc
de la IIIe République, lui-même issu de
la loi de séparation des églises et de
l'Etat et dont l'autorité avait succédé
à celle des frères Croiset (1945-1923).
A sa manière André
Bonnard voguait dans les mêmes eaux
qu'Anatole France. Du VIe au XIVe
siècle, jusqu'à la Renaissance italienne
avec Pétrarque le christianisme avait
précipité le genre humain dans les
ténèbres de l'ignorance et de la sottise
propres à l'âge des catéchèses
religieuses et des convictions
doctrinales que véhiculent les
religions. Mais il manquera à André
Bonnard l'irruption de Jaspers dans les
sciences humaines: le premier, ce
médecin devenu le successeur des
Nietzsche et des Burckardt à
l'Université de Bâle, a compris, avant
tout le monde, qu'il fallait étudier les
grands esprits "qui ont donné la
mesure de l'humain" et "qui n'ont
rien écrit" - le Buddha , Confucius,
Socrate, Jésus.
Une via appia
s'ouvrait à l'anthropologie critique
dont je tente depuis seize ans, sur ce
site, de tracer les contours. Car
l'homme est un animal en quête du dieu
caché qu'il est à lui-même. Du coup,
"Dieu" devient le pôle anthropologique
d'un vivant qui tente de tracer une
frontière nouvelle entre lui et la
zoologie. Cette bête-là s'inspire de la
théologie négative qui tentait bien
davantage de savoir ce que "Dieu" n'est
pas que ce qu'il est censé être.
C'est ainsi qu'une
divinité unique qui serait observable et
décryptable dans le temps terrestre ne
serait qu'un bipède en quête de sa
puissance et de sa gloire, un potentat
céleste ridicule. En 1957 une nouvelle
loi sur la nature et les droits de
l'écrivain a ébranlé les Etats et les
gouvernements. L'article premier de
cette loi proclame que les droits de
l'auteur sur son œuvre, jusqu'à la chute
de cette dernière dans le domaine
public, sont intemporels et
inaliénables, donc non négociables,
non assimilables à des marchandises et à
un commerce. Comment la planète de
Gutenberg exploitera-t-elle des auteurs
mis en tutelle et privés de toute
autonomie? Aussitôt, on a vu tous les
éditeurs se grouper en un syndicat, afin
de réduire l'auteur à une servitude d'un
genre nouveau, selon laquelle l'auteur
se trouverait encapsulé et contrôlé par
un seul exploitant légitime de sa
prétendue intemporalité - c'est-à-dire
son éditeur - lequel disposera du
pouvoir exclusif d'exploiter son œuvre
sous quelque forme que ce soit,
c'est-à-dire théâtrale,
cinématographique, numérique, etc.
Décidément, quel
anneau de Gigès qu'une divinité
impérieuse et jalouse et qui pratique la
torture sous la terre, quel anneau de
Gigès qu'une loi sur la propriété
littéraire et artistique, qui met
l'intemporel et l'inaliénable entre les
mains des commerçants et des industriels
du livre. L'exclamation d'André Malraux
citée plus haut "le XXIe siècle sera
spirituel ou ne sera pas" s'inscrit
dans la postérité de Darwin, le premier
anthropologue qui savait que l'homme est
nécessairement un animal sui generis.
Dans le texte sur le déclin de
l'Occident, je me demandais comment
l'homme se rend l'otage de l'anneau de
Gigès qu'il est à lui-même; et
maintenant la tâche nouvelle de
l'anthropologie critique est de se
demander comment il se forge son avenir
à l'école de l'anneau de Gigès qui le
féconde en retour.
Le 27 octobre 2017
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|