Philosopher
Le réel et le symbolique
Manuel de Diéguez
Jeudi 27 septembre 2018
Il y a quinze jours, je suis parvenu à
l'orée de la question la plus décisive,
celle de savoir comment le genre humain
s'y est pris pour accoucher de sa propre
divinité. Les Anciens ne s'étaient pas
posé la question du processus
psychologique indispensable sans lequel
jamais Zeus n'aurait réussi à se
proclamer le roi des dieux et pour se
faire acclamer comme tel par ses
congénères prosternés.
Et maintenant,
observons comment Adam s'y est pris pour
proclamer qu'à Nazareth, pour
l'iconoclaste évangéliste Jean, et pour
les autres évangélistes à Bethléem, un
homme jouissant du statut d'un dieu
était effectivement né sur cette terre.
Or, la naissance d'un dieu n'est
possible que s'il a un dieu pour père.
C'est pourquoi, le christianisme n'a pu
naître qu'à la faveur de
l'accomplissement d'un prodige
extraordinaire, à savoir qu'un homme se
trouverait légitimé à proclamer que son
père n'était autre que Jupiter.
Du coup, la
question du statut de fils s'est imposée
au cœur du christianisme comme
l'interrogation centrale du genre humain
depuis deux mille ans. Chez les Anciens
la question était posée depuis longtemps
de savoir si x, y ou z étaient des
dieux. Dès qu'un homme se rendait
célèbre sur le champ de bataille la
tendance du genre humain de se trouver
des dieux dans son propre sein s'est
surabondamment manifestée. Scipion
l'Africain, par exemple, s'était
vertueusement défendu contre le penchant
naturel de ses troupes de le diviniser
et il avait invoqué les droits et les
pouvoirs de la démocratie, afin de
feindre de conjurer un péril théologique
censé le menacer.
Mais avec le
christianisme, la question de la
filiation divine se posait subitement au
cœur de l'histoire universelle:
impossible de faire un pas dans cette
religion sans être censé y avoir résolu
cette question. Toute la biographie de
Jésus n'a d'autre finalité que de
raconter les étapes de cette filiation,
de la démontrer, de la faire accepter,
de la faire applaudir. Un chrétien ne
conquiert son titre de chrétien que le
jour où il s'est laissé entièrement
convaincre de cette évidence et s'est
proclamé la soutenir jusqu'au martyre
compris.
Du coup,
l'anthropologie critique éclaire
d'avance la question des méthodes de
conquête de cette crédibilité. Comment
l'apôtre Jean s'est-il donné les preuves
irréfutables à ses yeux que la personne
morale et mentale de Jésus de Nazareth
était de taille à répondre à une
exigence aussi titanesque que de se
proclamer le fils de Jupiter? Pour que
la sidérale hérésie de Jean lui parût
crédible alors qu'elle ne suffisait en
rien aux trois autres évangélistes, il a
bien fallu qu'il se dotât d'un humanisme
capable de répondre à un tel défi, il a
bien fallu qu'il intériorisât une
dimension de l'homme aussi scandaleuse
aux yeux des autres évangélistes.
En vérité, une
seule réponse correspondait à une
interrogation de ce calibre, il fallait
que d'emblée Jean le gnostique se mît
sur la piste du mystique espagnol Jean
de la Croix qui finit par avouer que
dieu n'est que la "vive flamme
d'amour" qui incendiait tout son
être. Mais alors comment raconter
l'histoire tristement événementielle que
les autres évangélistes se récitent à
plaisir? Comment nepas couvrir de
ridicule l'exploit nautique de Jésus
marchant sur la mer ou ses talents de
multiplier des pains de boulanger? Les
trois autres évangiles se réduisent à
une histoire enfantine, à un
compte-rendu dans le fantastique et nous
renvoient à des récits pour jardins
d'enfants.
Mais alors comment
ne pas retrouver l'histoire d'Alexandre
le Grand? Ce dieu n'est-il pas le
premier qui ait saisi le taureau par les
cornes? N'a-t-il pas montré la stérilité
de refuser à sa propre personne le
statut politique de divinité? En ce
temps-là, la règle était sévère. Pour se
voir élevé au rang d'une divinité, il
fallait être trépassé, et lui qui avait
osé se proclamer dieu de son vivant,
n'a-t-il pas achevé sa carrière dans les
vêtements du fils de Toutânkhamon, comme
l'ont solennellement proclamé les plus
hauts prêtres égyptiens qui lui ont dit:
"Tu n'es pas le fils de Philippe,
mais le fils de Toutânkhamon."
On voit que le
problème de la filiation divine dans la
question du statut même du monothéisme
ouvre toutes les portes de la science
moderne à la réflexion anthropologique
sur le sacré. Aujourd'hui, trois dieux
uniques, Jahvé, Allah et le dieu
trinitaire de saint Jean se disputent la
véritable postérité de la question posée
par le quatrième évangile, celle de
l'avenir plus grand ouvert que jamais à
la question socratique gnôthi seaouton,
le "connais-toi toi-même".
Conduira-t-elle à un feu, à la question
de l'abeille emportant son miel, celle
de l'abîme du non-savoir dont Socrate a
fait la fontaine de jouvence de
l'humanité? Car si, d'un côté, nous ne
substantifions pas le symbolique, le
terreau même de l'histoire nous échappe
et si nous le substantifions, nous
tombons dans le récit magique.
Jean
parviendra-t-il à protéger son héros des
charlatans qui le font marcher sur les
eaux et des décapiteurs de l'esprit qui
le livreront à des sornettes?
Le 28 septembre
2018
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