Qu'est-ce que
philosopher ?
Que signifie exister ?
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 23 septembre 2016
C'est
une grande question de savoir s'il faut
raconter aux enfants le destin des
peuples et des nations à l'école et à
l'écoute d'une princesse couchée sur un
lit de roses et qu'on appellerait la
durée ou s'il faut narrer le sort de
l'humanité comme une histoire "pleine
de bruit et de fureur racontée par un
idiot".
Un
exemple de cette difficulté de méthode
n'est autre que celle de savoir si le
cosmos dispose d'un pilote ou s'il ne se
rend nulle part et s'il faut éduquer la
jeunesse dans l'oubli de cette tragédie.
Car une grande partie du genre humain
croit en l'existence de trois dieux
uniques - Jahvé, Allah et le Dieu
trinitaire - alors que les théologies et
les doctrines qui les définissent sont
incompatibles entre elles et même
violemment ennemies les unes des autres.
La logique nous condamne donc soit à les
réfuter toutes et à les priver de toute
instance doctrinale, soit à tenter de
valider cette multiplicité et cette
diversité théologiques.
Comment se fait-il que l'humanité se
cherche un concepteur, un organisateur
et un maître d'œuvre minutieux des
affaires du cosmos auquel le verbe
exister est censé conférer conférer les
privilèges inouïs de l'existence et qui
répudie toute signification objective du
verbe exister? Il faut bien que
ce Dieu-là témoigne d'une dimension
fondamentale d'Adam, il faut bien que la
créature se reconnaisse dans la forme
d'existence de ce type de divinité.
Descartes savait déjà que l'existence de
Dieu s'appuie sur une pétition de
principe qu'il appelait encore un cercle
: Dieu était censé conférer leur
divinité aux Saintes Ecritures et les
Saintes Ecritures prouvaient l'existence
de la divinité. Mais le XVIIIe siècle a
changé tout cela: avec Candide ou
l'optimisme de Voltaire, le
rationalisme et la rigueur de la pensée
logique sont devenus dévastateurs et
pour ainsi dire catastrophiques
tellement le rationalisme du XVIIIe
siècle renoue avec le tragique de la
condition humaine.
C'est
pourquoi j'ai introduit l'étude
anthropologique de l'hypocrisie humaine
dans la compréhension de l'histoire et
de la politique. Et maintenant, je
constate que tous nos hommes politiques
de gauche invoquent l'hypocrisie dont
ils sont eux-mêmes les acteurs, en tant
que dimension anthropologique de la
politique et de l'histoire.
Car si
un Dieu unique pouvait exister, la
première question à lui poser serait de
lui demander de nous préciser le sens du
verbe exister appliqué à une divinité
étrangère par définition à tout sens
humain du verbe exister. Car la
signification du verbe exister,
au sens proprement humain, donc
finaliste à titre psychogénétique, nous
renvoie à des dizaines de significations
distinctes et sans lien aucun entre
elles.
La
logique d'Euclide existe, la physique
mathématique existe, la science
juridique existe, l'astronomie existe,
les arts libéraux existent, une vis, un
clou ou une épingle à nourrice existent.
Quel
est le présupposé mythologique que, dans
l'état actuel de son évolution
cérébrale, le simianthrope projette en
tout temps et en tous lieux sur le verbe
exister? Nul autre a priori que
la subjectivité d'un finalisme réputé
universel. Depuis les origines, cet
animal s'imagine que l'univers de la
matière et sa propre histoire obéissent
à une vocation salvifique, donc
rédemptrice, voulue soit par des dieux,
soit par des idéalités censées en marche
dans le cosmos. Cet anthropomorphisme
universel n'a trouvé son premier
décrypteur qu'avec l'existentialisme
sartrien qui, le premier, a élevé à une
analyse anthropologique les signifiants
simiohumains que notre espèce projette
sur son astronomie comme sur sa
politique.
Mais
l'existence éventuelle d'un Dieu unique
ne répond à aucune signification animale
du verbe exister. Il est déjà difficile
à la République d'expliquer la
République si celle-ci doit exister à la
fois en tant que personnage idéal et
charnel. Mais la difficulté de
comprendre un Dieu unique nous renvoie à
l'explosion du verbe exister lui-même.
Il
faut saluer l'existentialisme
iconoclaste de l'auteur de La
Nausée: le premier, il a
démontré l'absurdité, qui s'attache à la
notion même de création dont usent les
démiurgies religieuses. Le genre humain
se construit une Genèse concertée du
cosmos, et cela sur le modèle d'un
artisanat rudimentaire. Le menuisier
transporte dans sa tête le concept de
table ou de chaise, puis il fabrique une
table ou une chaise. Or, il est absurde
d'imaginer qu'un Dieu unique, s'il
pouvait exister, procèderait de cette
façon.
Sartre
est le premier anthropologue qui ait
réfuté le concept même de création
divine ou naturelle. Heidegger disait: "La
fleur est sans pourquoi". Mais toute
la pensée occidentale projette un "pourquoi"
sur l'univers matériel, animal ou
végétal. Depuis lors, la démonstration
de l'inexistence de ce type de Dieu
unique a trouvé son assiette définitive:
le monde moderne est capable de
démontrer comment l'homme préconstruit
l'univers qui l'entoure sur le principe,
l'"essence", le "fondement", l'oracle
universel que profère le verbe exister.
Origène était convaincu que Dieu
charriait le lourd concept de l'être
dans sa tête et qu'il jetait sans cesse
un regard inquiet et interrogatif sur
les idées pures de Platon censées
piloter son ouvrage, alors que Platon
réfute précisément un monde immanent aux
idées pures. Ce topographe et cet
architecte véhiculait un cadastre dans
sa conque osseuse. Sartre demeure le
dialecticien originel d'un humanisme
transcendant au monde. L'un de ses
ouvrages s'intitule du reste
L'existentialisme est un humanisme. Cet
humanisme place "l'être", comme on
disait encore, avant le concept ou le
principe. Du reste, dans le mythe de la
caverne, Platon s'élève au-dessus du
monde des idées. On connaît la
phrase-clé qui a vulgarisé la pensée de
l'auteur de L'être et le Néant:
"L'existence précède l'essence".
Pas de
doute, le Dieu dont toute l'ambition
serait de ne pas exister au sens
simiohumain de ce verbe, se
reconnaîtrait dans l'espèce d'existence
au sens trans-animal. Que cherchait
d'autre la créature représentée par ce
type de divinité sinon d'exister
physiquement et de terrasser la mort
justement au feu et à la lumière d'un
Dieu chargé de vaincre le trépas. En
quoi l'espèce en quête de sa propre
existence se rend-elle en réalité
suprêmement existante de ne pas exister
au sens simiohumain?
Mais
les croyances ont encore de beaux jours
devant elles. L'humanité n'est pas près
de conquérir le courage de connaître son
statut réel dans le cosmos. Longtemps
encore, elle voudra se trouver dirigée
et pilotée par quelqu'un. Pour cela il
faut que le verbe exister renvoie à un
gardien et à un chef. Mais si toute
preuve simiohumaine est
anthropomorphique, on comprend que le
premier souci d'une croyance sera de se
donner des preuves tenues pour
irréfutables et, pour cela, il lui
faudra recourir aux démonstrations par
le fantastique, de sorte qu'un Dieu qui
ne se donnerait pas le fabuleux et le
surnaturel pour assise se soumettrait à
la subjectivité de l'animal humain.
Mais
il serait banal de mettre l'accent sur
l'évidence que les dieux du polythéisme
se baptisaient les Immortels et que le
Dieu unique n'a fait que prendre la
relève des ambitions des dieux qu'on
qualifiait déjà d'Immortels. Car ce
serait bien peu de chose que de
s'installer tout à son aise dans une
éternité de pacotille.
En
vérité, ce que les dieux autoproclamés
uniques tentent de conquérir au nom de
la créature, c'est la souveraineté d'une
transcendance propre à la seule espèce
appelée à vivre au-delà du temps,
au-delà du temporel, au-delà de la
misérable existence qui s'achève dans la
poussière du trépas. L'homme ne rêve pas
de se donner une chair et des ossements
perpétuels, l'espèce est appelée à vivre
au-delà de son squelette et dans une
transcendance propre seulement à
l'esprit. Ce dépassement-là des
squelettes fait de l'humanité une espèce
digne d'un verbe exister applicable aux
Immortels.
Nous
avançons pas à pas dans le noir qu'André
Breton appelait un soleil. Car la bête
qui se dote d'un "péché originel" à
effacer, afin de donner figure au
mystère qu'elle est à elle-même, une
telle bête, dis-je, est déjà en marche à
l'écoute et à l'école des ténèbres dont
elle s'environne. Qu'est-ce qu'exister à
l'école de la nuit, qu'est-ce qu'exister
à l'écoute d'une divinité qui torpille
le verbe exister, qu'est-ce que l'animal
dont Pascal disait qu'il se réduisait à
une "pelletée de terre et tout est
dit", qu'est-ce qu'un animal digne
d'enfanter un Dieu transcendant au sens
animal du verbe exister?
La vie
spirituelle n'est pas celle d'un animal
artificiellement prolongé et qui se
donnerait une rallonge dérisoire dans
l'éternité. La vie spirituelle est celle
d'une bête victorieuse d'une autre mort
que celle que Gogol appelait " les âmes
mortes ". L'animal qui vit à l'échelle
de son âme n'a ni chair, ni sang, il vit
du feu de l'esprit. Socrate a refusé
d'aller finir ses jours à Mégare,
Socrate reprochait à Criton de
s'imaginer que le "vrai Socrate"
se serait trouvé à Mégare car,
disait-il, le vrai Socrate est une "abeille
emportant son miel".
Décidément, cet animal-là mérite toute
l'attention du Dieu qu'il est à
lui-même, décidément, cette bête-là nous
réserve encore des surprises et jusqu'à
la surprise d'aller habiter le Dieu qui
n'existe pas, afin de tenter de lui
donner pour demeure l'intelligence de
nous-mêmes qui nous éclaire.
La
bête de l'écoute de la mort et de celle
du verbe exister est digne de créer le
Dieu unique et "inexistant", qu'elle
appelle à décrypter le mystère de toute
existence trans-humaine.
Le 23
septembre 2016
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