Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
La classe dirigeante des Etats-vassaux
V -
La chute du rêve européen dans
l'immoralité économique
et dans l'humiliation des nations
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 17 juillet 2015
Cinq lettres
ouvertes à M. Jacques Myard, Député de
la nation, Président du Cercle
Nation et
République
|
1 - Le peuple et les
généraux
2 - La démocratie pharaonesque
3 - En attente de votre phalange
de députés-pilotes
4 - La France des bégayants
5 - Les sucreries de
l'obéissance
6 - Une anthropologie de la
jungle et du zoo
7 - La bouche de l'Hadès est
béante
8 - L'animal onirique
9 - L'histoire de la philosophie
occidentale et l'action
politique
10 - Le dieu Liberté et le Tibre
11 - L'avenir appartient aux
donateurs
|
1 - Le peuple et
les généraux
L'humiliation
nationale de la Grèce a été tempétueuse,
l'humiliation internationale de l'Europe
est demeurée silencieuse. Quelle est la
fatalité interne qui aura tenu les rênes
de la course à l'abîme des Etats
vassalisés par leur dichotomie
évangélisatrice? Quelle aura été est la
généalogie d'un messianisme démocratique
voué à l'avortement? Quelle est l'étoffe
des baudriers et des songes de la
Liberté dont notre espèce persévère à
décorer son poitrail?
Le premier,
Cicéron, avait éclairé de la lumière
aveuglante du bon sens des Romains la
nature aporétique de toute politologie
qui ambitionnerait de s'élever au rang
d'une science rigoureuse et qui, du haut
des tours de la pensée rationnelle,
jetterait un regard condescendant sur
les arithmétiques partielles d'une
espèce ingouvernable par nature.
L'examen du comportement des rois,
disait-il, vous expliquera la tyrannie.
Si, dans la foulée, vous observez la
conduite des "optimatès" - les
meilleurs - vous serez éclairés sur le
naufrage de l'Etat dans les rivalités
entre les factions; et si vous scrutez
les errements du pouvoir populaire, vous
verrez que les masses mènent
inéluctablement à la gabegie et au chaos
- turba et confusio.
Plus précisément,
et dans le détail: le prince se verra
nécessairement assailli par des
spadassins de la politique, puis se
trouvera entouré d'une cour de
louangeurs, de flatteurs et de
panégyristes qui l'habilleront en
Jupiter, tandis que les oligarchies au
couteau entre les dents se réfléchiront
dans le miroir aux alouettes de l'auto
glorification de leurs phalanges. Quant
à la multitude, elle se jettera
inévitablement dans les pattes des
démagogues et sous les griffes des
émeutiers, qui porteront les foules aux
nues et les encageront dans des mondes
merveilleux - lesquels ne feront qu'une
bouchée de leur proie, alors que les
simples d'esprit seront broyés sous les
crocs de leurs songes.
2 - La démocratie
pharaonesque
Mais Cicéron a péri
de la main obéissante d'un centurion qui
en avait reçu l'ordre de la bouche
d'Antoine. Quel est le destin mécanique
des démocraties bernées par leurs
neurones? Car le peuple est sans cesse à
la recherche de ses bannières et de ses
oriflammes. Il s'attachera donc aux
chausses d'un général à vénérer, donc à
servir, puis il se ruera, tête baissée,
dans la guerre civile dont son maître
aura le plus grand besoin - il faut bien
qu'il se donne le prestige d'une durée
légitimée par ses victoires sur quelque
ennemi de son armure. Le Sénat de la
République avait cru lutter sagement et
efficacement contre les futurs
agitateurs du peuple des Quirites: il
avait osé désigner un "tribun de la
plèbe" qu'on assagirait peu à peu,
mais dont les pouvoirs seraient
tellement exorbitants sur le papier
qu'il lui serait accordé de s'opposer
tout seul à la promulgation des lois
qu'un Sénat d'aristocrates souverain,
mais abusifs, tenterait de promulguer au
détriment des petites gens.
Le résultat s'est
révélé inverse: les rois de la guerre
qui se sont hissés l'un après l'autre à
l'empire étaient tous d'anciens tribuns
du peuple. Pourquoi ces
apprentis-orateurs ont-ils tout de suite
mal tourné? Devenus chattemites et
patelins à souhait, donc initiés par
leur haute fonction au maniement
expérimenté de l'ignorance des foules -
et cela en raison même de l'imprudence
des ruses du Sénat - ce sont eux qui ont
bâti l' empire sur la discipline des
légions. Jules César, ce patricien
devenu le ténor des multitudes en armes,
Pompée, ce Stentor des premiers soldats
bourgeois ont conduit les citoyens
romains à la guerre pour la gloire d'un
cimier.
Depuis lors, les
Républiques n'ont cessé de hisser au
faîte du pouvoir des guerriers censés
non seulement incarner, mais glorifier
une liberté au casque d'acier. Napoléon
1er a donné aux sans-culottes de la
Révolution de 1789 la fierté d'exercer
une prérogative du glaive autrefois
réservée à l'Eglise, celle de "proclamer
l'existence de Dieu". Son neveu,
Napoléon III, a rédigé un traité
pédantesquement intitulé De
l'extinction du paupérisme. De
nos jours, c'est sous les
applaudissements du peuple égyptien que
le général Sissi est devenu un chef
d'Etat acclamé par une foule subitement
reconvertie à l'adoration d'un Pharaon
et qui a aussitôt fait condamner son
prédécesseur à la peine capitale. Vous
remarquerez que toutes les théologies
monothéistes sont construites en
décalques de ce modèle quasiment idéal
de commandement politico-militaire, à
cette différence près que les châtiments
et les récompenses alternées y sont
hypertrophiés sur le modèle
mythologique, donc amplifiés par la
sacralisation au ciel et sous la terre
de leurs fondements
politico-judiciaires.
Certes, la rue ne
placera plus l'Europe vassalisée sous le
képi d'un général théologisé, mais
seulement parce qu'il n'y aura jamais de
"peuple européen" unifiable et
ambitieux de se donner, d'Helsinki à
Syracuse un destin de guerrier vissé sur
sa selle entre les nues et le sol.
3 - En attente de
votre phalange de députés-pilotes
Je vous disais plus
haut que Cicéron fut le premier
anthropologue à ouvrir les yeux sur les
apories d'origine neuronale dont souffre
l'animal onirique , le premier analyste
des impasses psychogénétiques qui
encagent le genre humain, le premier
observateur de l'infirmité native d'une
raison plus vocalisée que réfléchie.
Mais ce Bossuet de l'hémiplégie
originelle de la démocratie romaine fut
également l'inventeur d'un entremêlement
exploitable des éclopés et des impotents
diversement et inégalement utilisables -
et cela à la lumière même de leurs
carences respectives. Le règne exclusif
d'un princeps se trouvera mâtiné
d'une pincée de l'autorité qu'il faudra
accorder à une caste d'oligarques bornés
et à saupoudrer d'une dose de
l'impéritie du suffrage anonyme de
citoyens illettrés.
Toutes les
démocraties modernes se sont ralliées à
cette mixture incertaine, maladroite et
médiocrement performante. La France
actuelle fournit une illustration aussi
massive que piquante de ce mélange
improvisé de raideur avec des broutilles
que les Romains appelaient des nugae
difficiles - les casse-tête
compliqués auxquels s'amuse
l'arithmétique. Le Président de la
République fait figure de roi stabilisé
à titre précaire entre les billevesées
et les balivernes des uns et des autres;
et, à ce titre, il feint - pour un
instant seulement - de jouir des
apanages en acier trempé de la solitude
monarchique. Ne nous y trompons pas: il
a forgé toute sa carrière dans les
rangs, les coulisses et les cages d'un
parti divisé entre les sottises
rassurantes des semi-réalistes et le
salmigondis réconfortant des
semi-rêveurs, de sorte qu'il ne dispose
en rien des qualités sommitales que
requerrait l'exercice efficace des
prérogatives attachées par nature à un
pouvoir à la fois effectif et somptueux.
Quant à la classe
dirigeante des décorés et des
enrubannés, vous en connaissez mieux que
personne les solennités locales,
l'étroitesse d'esprit et la
méconnaissance qui y règne des enjeux
tragiques auxquels l'histoire du monde
actuel servira de théâtre. Quant au
suffrage universel, cette tiare factice
réduit les peuples baptisés de
souverains à l'exercice rituel d'un
devoir électoral dérisoire, alors que la
politique intérieure est devenue l'otage
d'une géopolitique titanesque et dont le
champ de la lucidité attend des esprits
armés d'un tout autre surplomb.
4 - La France des
bégayants
M. le Député des
clairvoyants, comment seulement tenter
d'imaginer un régime démocratique
crédible si le chef de l'Etat n'est
qu'une feuille agitée par le vent des
partis et si des clans bourdonnants de
leur scolastique auront couvé sa
carrière dans l'anonymat d'une
clientèle? Comment soustrairiez-vous
tout ce petit monde aux chicaneries,
pépiements et bavardages de la langue
hoquetante d'aujourd'hui? La classe
dirigeante de la France s'est brouillée
avec le flux naturel et aisé du discours
gaulois, elle se prend les pieds dans le
tapis - elle éructe des e e e e e tous
les deux mots. Comment imaginer que la
démocratie se forge une classe
dirigeante sur l'enclume des rivalités
gigantales entre les songes de ce temps
si l'on ne prononce plus une seule
phrase d'un trait et sans trébucher à
chaque syllabe? Impossible de donner aux
peuples une tiare plus ridicule que
celle d'un lexique d'infirmes empêtrés
dans leurs voyelles et leurs consonnes.
Il est nécessaire,
M. le Député, que vous installiez votre
campement au-delà des vrombissements et
des galéjades d'une politique clopinante
et boitillante jusque dans son débit. M.
Renzi, chef de soixante millions
d'héritiers de l'empire romain, a heurté
de son index replié l'os frontal de
l'Europe des paltoquets en disant: "Toc,
toc, toc, y a-t-il de la cervelle
là-dedans?" Pour la première fois,
la stupidité devient un personnage
historique, un acteur aux gestes
observables sur les planches du monde.
M. Jean-Pierre Chevènement décrit ce
protagoniste de théâtre du monde à
l'occasion des sanctions prises par
Union européenne contre la Russie sur
l'ordre de son maître. (Nous
sommes passés dans l'allégeance au
suzerain américain" , Interview,
Marianne, 10 juillet 2015,
5 - Les sucreries
de l'obéissance
A-t-on jamais vu un
continent d'un demi-milliard d'habitants
se faire dicter sa politique étrangère
par un empire campé à cinq mille
kilomètres de ses côtes? A-t-on jamais
vu l'Europe se ruer sur un ennemi
imaginaire du seul fait que son maître
d'au-delà des mers le lui aura montré
d'un doigt vengeur? A l'heure d'une
géopolitique du fantastique, du fabuleux
et du pichrocolin, à l'heure où la pesée
du cerveau de l'humanité place une
anthropologie qui se voudrait critique
au cœur de l'histoire de la planète, de
quelle classe dirigeante ferez-vous
débarquer l'observatoire sur une France
privée de télescope et qui n'avait
jamais seulement imaginé qu'un jour une
puissance étrangère lui interdirait tout
net de livrer souverainement un navire
de guerre à un Etat de son choix? Don
Diègue a perdu son Rodrigue. Il clame
dans le désert:
N'ai-je donc
tant vécu que pour cette infamie ?
Personne n'a
seulement l'effronterie de dénier sa
légitimité à la présence tranquille d'un
intrus effronté sur nos terres, il va de
soi que ce visiteur est là pour
toujours, il va sans dire qu'à l'image
de nos plaines et de nos montagnes, il
s'est lové à jamais dans le paysage de
nos ancêtres. M. François Fillon lui
glisse seulement à l'oreille: "Vos
exigences sont un peu exagérées." Il
voudrait desserrer les sangles du
cheval, mais non brûler les brides, les
harnais et les selles de tout
l'attelage. Les peuples meurent d'avoir
perdu leur fierté. On n'est plus
déshonoré d'obéir, on se contente de
demander des égards. Les domestiques
réclament un domptage amolli de tout
leur équipage, les valets de pied
veulent seulement qu'on respecte leurs
rubans et leurs friandises - un peu de
politesse, s'il vous plaît, votre
courtoisie est la dernière sucrerie
qu'attendent mes caries.
6 - Une
anthropologie de la jungle et du zoo
Mais une science
historique en attente des futurs peseurs
de l'encéphale d'une humanité pensante,
donc d'une philosophie occidentale en
attente, elle aussi, et depuis
vingt-cinq siècles, de la balance à
peser les têtes, une telle philosophie,
dis-je, sera nécessairement le moteur
d'une science trans-zoologique de la
politique. De plus, le récit des
trébuchements successifs de
l'entendement qualifié de rationnel des
nations n'est pas linéaire, mais
saccadé. Tous les grands philosophes ont
récrit à leur manière les soubresauts de
notre embryon de cervelle, parce que
l'évolution de nos cellules cogitantes
s'est révélée le théâtre des mutations
désespérément cahotantes de notre
faculté d'émettre des jugements
collectifs. Comment se fait-il que les
métamorphoses de la conque osseuse qu'un
singe glapissant se partage - et devenu
parlant à l'école d'un miracle de la
nature - se préparent dans l'ombre des
décadences politiques de cette espèce?
Observons de plus près les soubresauts
dont nos idéalités vaporisées nous
présentent le spectacle et observons les
crocs de l'abstrait que la bête aiguise
sur la meule d'un empire étranger.
A toutes les
époques, nombreux sont les encéphales
inconnus que leur haut calibrage isole
du troupeau: ce qui change d'un siècle à
l'autre, c'est seulement la jungle qui
environne ces anachorètes anonymes. La
dernière sorcière brulée vive en Europe,
Anna Göldi, le fut à Glaris en Suisse,
en 1782. Mais les islamistes de Daesh
viennent d'exécuter deux "sorcières"
à Raqqa, en Syrie. Il y a seulement
trois décennies, j'ai entendu de mes
oreilles une journaliste de France-Inter
déplorer le combat difficile de Képler,
qu'handicapait, hélas, une sorcière
- sa propre mère.
Partout la sottise
se révèle publique par définition,
partout, elle se fonde sur la
perpétuation de l'esprit magique des
premiers hommes. Les religions se
contentent de codifier une sorcellerie
originelle et qui a servi de ciment
politique aux évadés du règne animal.
Lhomme est une espèce qui exorcise sa
chute dans le vide. Puis la civilisation
sépare les ensorcellements utiles des
exorcismes néfastes. Ceux-ci perturbent
fort diversement l'ordre public. Un
tribunal gaulois vient de donner raison
à une plaignante qui se disait flouée
par le vendeur d'une bague magique. Le
fraudeur lui avait pourtant garanti que
le bijou enfantait des prodiges à la
pelle. Cela est-il plus irrationnel que
les paroles de la messe? Vingt siècles
après le siège d'Alesia, l'Elysée de
2015 a salué la génialité de l'énorme
godemiché de caoutchouc vert, gonflé
d'air et dressé place de la Concorde:
"l'œuvre", selon "l'artiste"
valait un million de dollars. La
responsabilité de la sottise de l'Etat
est-elle engagée dans l'ordre politique
aux yeux des descendants de
Vercingétorix?
Mais l'humanité
change seulement la taille et la
configuration de ses grigris. Déposer le
rouge à lèvres d'un baiser sur une toile
blanche baptisée "tableau" est
une profanation parareligieuse et dûment
indemnisée par la justice d'une
République qualifiée de laïque. Les
Romains n'indemnisaient pas la sottise à
ce degré-là: si vous aviez acheté à prix
d'or une villa en ruines parée d'un
écriteau affichant "superbe villa à
vendre", il était inutile d'intenter
une action en justice contre le vendeur
trop malin. Quel signe de la solidité ou
de la fragilité de la cervelle d'une
époque que sa législation et sa
jurisprudence!
Comment
dénoncerez-vous la diabolisation
planétaire de M. Vladimir Poutine si le
Moyen-Age est de retour et si la démence
a seulement changé le calibre de son
épidémiologie? Car la contagion de la
démence est devenue instantanée et
s'étend à l'échelle de tout le globe
terrestre? "Poutine a envahi
l'Ukraine. Poutine va envahir les états
baltes et la Pologne. Poutine est une
menace du niveau d'Ebola et de l'État
Islamique." (Discours de
Paul Craig Roberts à la conférence sur
la crise Europe / Russie à Delphes,
Grèce, 20-21 juin 2015)
7 - La bouche de
l'Hadès est béante
Vous occupez une
place éminente dans la pesée
anthropologique des relations
embarrassées que l'homme politique
d'aujourd'hui entretient avec la pesée
philosophique de demain: votre récit des
évènements ambigus de ce temps vous
place largement derrière les décors dont
s'encombre encore l'avant-scène des
narrateurs classiques. Mais pour
s'emparer du sceptre d'une raison qui
ridiculiserait l'inculture et la
faiblesse d'esprit de l'homme politique
ordinaire de ce temps et pour tenir ce
sceptre d'une main ferme, votre
distanciation attend encore ses
phalanges de prospecteurs. Qu'en est-il
de leur apprentissage?
Jusqu'à présent,
l'intellectuel banal flottait dans les
airs à des altitudes peu variables -
tandis que l'homme d'action était censé
ramener les petits rêveurs sur la terre
ferme à la simple école de sa pratique à
lui au quotidien. Maintenant c'est vous
qui ne marchez plus sur la terre,
maintenant, c'est l'intellectuel qui
vous peint en rêveurs qui s'ignorent,
maintenant, c'est l'intellectuel
d'avant-garde qui vous accuse de flotter
dans l'atmosphère raréfiée où le mythe
démocratique allume la bougie de vos
songes. Quel est votre altimètre?
L'intellectuel voudrait allumer la
lanterne de ses évidences et de son bon
sens à lui mais il ignore encore, le
pauvre, à quelle altitude il devra se
placer pour vous regarder. Profitez-en
pour éduquer, dans votre camp, les
égarés dans les nuages du mythe de la
Liberté et demandez-leur à quels traits
se reconnaissent les nouveaux
distanciateurs.
Car une politologie
et une historiographie qui auront pris
soin de préciser la surface et la nature
de leurs échiquiers respectifs pourrait
suffire à circonscrire cahin caha la
problématique approximative qui régira
leur discipline et qui lui donnera une
apparence d'autorité et de légitimité.
Mais leur modèle topographique ne les
conduira plus à la réflexion de fond
dont ils se targuaient autrefois. Alors,
l'avant-scène propre à telle époque
enregistre seulement la représentation à
la surface des eaux et à l'écoute de ses
clapotis. D'un côté, on se fera une
tragédie de l'humiliation nationale
tapageuse d'un petit pays européen par
ses piètres compagnons de route, de
l'autre, motus et bouche cousue sur le
vaste échiquier d'une autre pleutrerie,
celle de l'occupation militaire de
l'Europe par cinq cents bases
américaines; et l'on camouflera le
véritable théâtre du monde sous les
chapelets de la démocratie mondiale
traditionnelle Sous la gesticulation
idéologique, la gueule de l'Hadès est
demeurée béante.
8 - L'animal
onirique
Mais si l'historien
et le politologue de demain entendent
porter le regard de leur discipline sur
les ressorts secrets qui commandent les
auto-vassalisations extorquées ou semi
consenties, ce sera de leur globe
oculaire qu'il faudra modifier les
paramètres et cela ne se pourra qu'à la
lumière d'une connaissance nouvelle des
ressorts psychobiologiques qui
commandent les cosmologies mythiques. Si
la science historique et la politologie
des modernes échouaient à élaborer la
méthodologie que réclame désormais la
science de la mémoire, ce sera tout
l'arrière-plan de la chronologie réelle
des évènements qui échappera au regard
de l'homme politique encore ficelé au
timon actuel des affaires du monde.
Nous nous trouvons
donc à un carrefour décisif, celui où la
science du passé et la connaissance des
arcanes de la politique réelle de la
planète attendent leur méthodologie et
leur plateforme épistémologique. Car
l'évolutionnisme et la psychanalyse ont
échoué à articuler leurs découvertes en
amont avec le récit historique au jour
le jour et au plus près du calendrier,
tandis que l'anthropologie critique se
trouve d'ores et déjà largement en prise
directe avec l'événementiel en aval. A
ce titre, le retard des méthodes de la
philosophie universitaire contemporaine
est devenu aussi saisissant que celui de
la théologie de la Sorbonne du XVIe
siècle sur l'astronomie de Copernic et
de Galilée. La parution, que je vous ai
signalée le 10 juillet d'un ouvrage de
M. Jean-Claude Carrière aux éditions
Odile Jacob a mis en évidence et à point
nommé le fossé qui sépare
l'enregistrement historiographique
bancal des faits au jour le jour et leur
interprétation, donc leur explication
manquée. Le verbe comprendre est sur la
sellette comme jamais entre ses a
priori et ses faux décodages a
posteriori.
Je vous disais plus
haut que M. Jean-Claude Carrière a le
mérite de prendre acte d'un nouveau
débarquement - et combien massif - des
cosmologies mythiques sur le territoire
de la politique et de l'histoire
traditionnelles. Mais le phénomène
religieux en tant que tel demeure
indéchiffrable à ses yeux de
rationaliste du XIXe siècle ou de 1905 -
donc énigmatique par nature et par
définition - ce qui frappe d'avance de
cécité le champ immense et tragique de
la connaissance anthropologique du
cerveau d'une espèce précipitée dans le
vide. Mais comment soustrairait-on
durablement l'évolutionnisme et la
psychanalyse à l'épistémologie politique
et historique de l'animal onirique?
9 - L'histoire de
la philosophie occidentale et l'action
politique
Votre combat
politique vous place à un carrefour
décisif de l'histoire du cerveau
occidental, parce que votre initiative
fait de vous un observateur privilégié
de la philosophie européenne et
française du XVIIIe siècle à nos jours -
tellement il est devenu évident que la
France n'a pas su approfondir et
féconder l'avance épistémologique que
lui avait donné la parution, en 1636, du
Discours de la méthode de
Descartes en latin, puis l'année
suivante, sa traduction en français sous
la plume excellente du duc de Luynes.
Depuis lors, la France passe pour avoir,
la première au monde rattaché la pensée
philosophique traditionnelle au pesage
anthropologique de la boîte osseuse de
la bête rêveuse, alors que le premier
philosophe-anthropologue n'est autre que
Platon.
Mais, dès le XVIIIe
siècle, le Discours de la méthode
s'est trouvé jeté aux oubliettes du
scientisme; et la philosophie française
a commencé de se mettre à l'école de
l'expérimentalisme dans le
tridimensionnel et de descendre dans
l'arène stérile et superficielle du
débat idéologico-politique. Mais en
1904, l'espace et le temps cartésiens
ont explosé et l'on a commencé de se
demander en quoi l'expérience repose non
sur des faits, mais sur une
anthropologie des signifiants qui les
sous-tendent.
Longtemps l'esprit
gaulois de Voltaire a pu faire illusion;
mais dès lors que la véritable pesée
philosophique est celle du poids de
l'encéphale d'un animal semi cérébralisé
par ses rêveries cosmologiques, la
France heuristique se révélait incapable
d'élargir la tête de pont qu'elle
occupait en secret depuis Descartes; et
ce sont les Locke et les Hume qui se
sont emparés du sceptre d'une pensée
mondiale fondée sur la valorisation de
l'expérience réputée parlante et
signifiante toute seule dans la physique
classique, tandis que, dans le même
temps, le système newtonien plaçait
l'Angleterre dans la seule postérité
logique de l'astronomie expérimentale et
tridimensionnelle de Copernic. Puis
l'Angleterre révolutionnait la
psychobiologie du genre humain avec la
parution, en 1859, de L'Evolution
des espèces de Darwin, tandis
que l'Allemagne prenait la relève
mondiale de la réflexion de fond sur la
boîte osseuse des descendants d'un
quadrumane à fourrure: Kant, mort en
1804, Hegel, mort en 1830, Nietzsche,
mort en 1900 et enfin Freud, mort en
1938 inauguraient progressivement la
réconciliation platonicienne entre la
haute création littéraire et le génie
spectrographique de l'anthropologie
philosophique.
Pendant ce temps,
la France de la pensée prospective
échouait également à approfondir et à
féconder la seule tentative d'une
réflexion englobante et proprement
anthropologique sur l'évolutionnisme,
celle de Bergson dont L'Evolution
créatrice et l'Essai sur
le rire s'inscrivaient dans la
postérité de sa thèse de doctorat de
1889 intitulée Essai sur les
données immédiates de la conscience,
ce qui situait tout l'approfondissement
futur de la connaissance
psycho-biologique du genre humain au
fondement même de la postérité manquée
du siècle des Lumières.
10 - Le dieu
Liberté et le Tibre
Je vous disais que
la science historique traditionnelle et
la politologie actuellement en usage se
trouvaient déjà quelque peu et sans le
savoir en mesure de se glisser derrière
le rideau des idéologies et des
démagogies; car ces disciplines
disposent d'ores et déjà de quelques
repères en mesure d'observer le mythe de
la Liberté en tant que personnage
mythique et, pour ainsi dire, de
divinité verbale dûment agissante. Mais
pour observer cet acteur planétaire de
l'espèce de raison dont se casque le
singe onirique, il faut disposer d'une
réflexion anthropologique transcendante
à l'enregistrement seulement
chronologique des évènements.
Un seul exemple
suffira à illustrer les difficultés que
rencontrera l'enfantement d'un regard
d'anthropologue sur les poulies des
divinités verbales et sur leurs
cordages. Car l'homme est l'animal
extraordinaire dont le cerveau
embryonnaire lui fait peupler le cosmos
de personnages imaginaires et
fantastiques, mais dont il croit
recevoir des directives et des ordres,
donc tout l'art de se diriger et de
s'ouvrir des chemins carrossables dans
le vide et le silence d'une éternité
muette. A ce titre, les Grecs ont
apporté aux Romains leurs premiers dieux
physiques, donc praticables et dûment
observables dans leur anatomie.
Aujourd'hui encore,
seul le corps des Célestes les rend
convaincants - le reste ne fait que
suivre. C'est parce que la Vierge est
censée s'être montrée physiquement à
Medjugorge, à la Salette, à Lourdes ou à
Fatima qu'elle passe après coup pour se
trouver principalement, mais non moins
physiquement présente dans le "ciel".
Il en était de même
chez les Romains : après des mois de
négociations ardues avec Athènes, Rome
avait réussi à transporter sur son
territoire une statue de Pallas, ce qui
avait déclenché la liesse de la
population et l'on avait appelé Minerve
la déesse grecque naturalisée en un
tournemain, tellement les Romains
manquaient jusqu'alors de dieux réels,
donc démontrés, puisque reconnaissables
à leur anatomie. Seul le tangible est
irréfutable. Mais alors, quel était le
corps des dieux "naturels", donc
confondus à la nature?
Tout le traité de
Cicéron intitulé De natura deorum
se trouve sous-tendu par cette question
traumatisante. Que faire du Tibre en
tant que divinité "naturelle" si la
masse de ses eaux n'obéissait pas au
même modèle d'existence physique que les
dieux en chair et en os - ceux dont la
réalité crevait désormais les yeux et
rassurait tout le monde? Comment
distinguer désormais la "nature
naturante" de la "nature"
des dieux "naturels" de Cicéron?
Pas de doute, le
Tibre était un dieu physique, lui aussi,
donc indubitable et violent. A ce titre,
il prouvait son existence à envahir
fréquemment les rues et les ruelles de
Rome. Aussi, sous Tibère, le Sénat
avait-il refusé de l'endiguer, parce
qu'il était épouvanté à la perspective
de le mettre davantage en fureur qu'à
l'occasion de ses débordements vengeurs,
mais coutumiers et relativement
supportables. Comment cerner le Tibre en
tant que personnage terrifiant s'il
fallait le confondre avec la masse de
ses eaux, mais d'une manière devenue
décidément confuse.
Il en est de même
du dieu Liberté. D'un côté, cette
divinité se présente sous des traits
imprécis et plus difficiles à
circonscrire corporellement que Jupiter
ou Mercure; de l'autre, on sait qu'en
2003, ses eaux se sont subitement
accumulées à Ramstein en Allemagne, d'où
elles ont dévalé à travers toute la
péninsule italienne jusqu'à Syracuse,
pour se ruer sur l'Irak. Comment
observer le torrent du Dieu Liberté si
son anatomie se rend bien plus invisible
que celle des dieux grecs et si ses
débordements torrentiels le font singer
le Tibre sous Tibère?
C'est ici que la
rencontre entre l'anthropologie
philosophique, née avec Platon et
l'anthropologie visionnaire des Swift,
des Cervantès, des Rabelais trouve toute
sa fécondité; car jamais vous ne verrez
le mythe de la Liberté en tant que
divinité verbale si vous n'armez la
science historique et la politologie
d'un regard inspiré par les grands
visionnaires de la condition humaine. Il
faut apprendre à observer ce dieu avec
les yeux que Swift portait en zoologue
sur les Lilliputiens, Cervantès en
zoologue sur don Quichotte et Sancho
Pança ou Rabelais en zoologue sur les
moutons de Panurge. Et, pour cela, il
faut se demander quels sont le corps, la
gestuelle et l'alimentation de ce dieu.
11 - L'avenir
appartient aux donateurs
Mais votre position
à cheval entre l'avenir épistémologique
de la politologie contemporaine et
l'avenir philosophique de la réflexion
sur la boîte osseuse du singe parlant
vous donne un autre avantage encore, et
sans doute le plus éloquent dans l'ordre
stratégique; car l'ouvrage révélateur de
Jean-Claude Carrière illustrera
éloquemment la stérilité d'un monde
cérébral incapable de cerner les
besoins, trans-démagogiques de la pensée
philosophique en ce début du IIIe
millénaire.
Mais cela même ne
fera que renforcer et consolider les
piliers de votre vocation politique et
cela sur le double territoire de votre
engagement dans l'action et de votre
prise de risques dans la réflexion. Car
au fur et à mesure que vous progresserez
dans votre combat intellectuel isolé sur
le terrain de l'action politique
proprement dite, il deviendra de plus en
plus évident que vous vous trouverez
paralysé d'une manière d'autant plus
féconde que plus spectaculaire par la
quadriplégie épistémologique d'un
unanimisme qui, trois siècles après
Voltaire, n'ose placer la spectrographie
des cosmologies mythiques au cœur de la
réflexion philosophique et historique,
donc dans la véritable postérité
politique et intellectuelle de Platon,
le premier anthropologue qui observait
de haut et de loin le cerveau des
Athéniens livrés au piquet de l'objet ou
aux rêves de l'abstrait.
Monsieur le Député,
quand je considère l'immensité du champ
de la réflexion anthropologique que vous
avez ouvert aux historiens et aux
philosophes de notre décadence, quand
j'imagine les méthodes de la science de
la mémoire dont vous avez inauguré le
défrichage aux côtés de votre phalange
de députés-pilotes, je ne puis
qu'admirer la qualité du surplomb ouvert
à votre courage intellectuel. Déposez la
couronne de la réflexion de demain sur
une politologie mondiale encore en
attente de ses peseurs, enseignez que
l'essentiel est d'ouvrir le chemin d'une
démocratie digne des sciences humaines
dont notre siècle nourrira la
générosité. L'avenir appartient aux
donateurs.
FIN
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|