Qu'est-ce que philosopher
Pour une
anthropologie évolutive
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 16 novembre 2013
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Présentation
1 - L'animal qui rêvait de
passer derrière ses miroirs
2 - Armures mentales et parures
cérébrales
3 - L'enfilade des cerveaux de
la bête
4 - Le fardeau
5 - Les ombres et les songes
6 - Le rendez-vous avec l'Absent
7 - La couardise de l'idole
8 - Le Mont Carmel du silence
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Présentation
A -
L'encéphale de Dieu
La principale
victoire intellectuelle et morale dont
se réclamait le siècle des Lumières
reposait sur sa conviction d'avoir
montré aux civilisations de tous les
temps le chemin unique et irréfutable de
leur évolution cérébrale, celui qui
conduirait l'humanité aux conquêtes
définitives de la pensée rationnelle. La
voie était définitivement tracée qui
seule allait permettre à l'humanité
future de courir vers les triomphes de
l'intelligence scientifique sur les
ténèbres de l'ignorance religieuse.
Trois siècles plus tard, les
civilisations chinoise et japonaise
continuent de féconder l'esprit pratique
et les arts, mais l'Occident a perdu ses
deux moteurs oniriques, le christianisme
et sa continuation logique dans l'utopie
marxiste, tandis que l'islam irrigue
sans relâche un milliard et demi
d'encéphales des eaux du même torrent du
sacré qu'il y a un millénaire et demi.
Dans le même temps,
l'évolutionnisme joue les trouble-fête
dans les deux camps. D'un côté, il se
voit contraint d'abandonner la croyance
la plus contradictoire sur laquelle il
se fondait, à savoir que l'homme
appartiendrait à une espèce accomplie.
Comment toutes les espèces
auraient-elles subitement achevé leur
parcours cahotant, comment
seraient-elles arrivées à bon port il y
a peu ou en ce moment même? Mais s'il
n'en est évidemment rien, à quel endroit
de sa course inachevable faut-il situer
l'encéphale actuel des fuyards de la
zoologie? L'angoisse des scrutateurs de
l'histoire de notre pauvre tête rejoint
celle des narrateurs du sacré; car si
nous ne savons ni dans quelle auberge
nous nous trouvons présentement arrêtés
, ni à quelle étape de notre voyage nous
nous trouvons bloqués, l'encéphale de
Dieu lui-même se révèlera construit à
l'image des succès et des pannes
successives qui entravent la course de
nos neurones et il nous faudra observer
l'histoire des réussites et des échecs
cérébraux des animaux célestes que nous
hissons à grand peine dans le vide ;
sinon, comment suivrions-nous nos
propres boîtes osseuses à la trace et
tout au long de leur parcours?
B - Où la
boussole de la pensée est-elle passée ?
Depuis des
décennies, le double séisme qui a
ébranlé jusque dans leurs fondement nos
sciences humaines d'un côté et nos
mythes religieux de l'autre, fait couler
goutte à goutte le tragique de demain
dans les veines de la civilisation sans
domicile fixe d'aujourd'hui. C'est
désormais en questionneurs erratiques de
notre habitat que nous nous tournons
avec un grand retard vers les campements
provisoires du XVIIIe siècle pour
demander à Voltaire de nous rendre
compte de l'espèce de raison dont les
encyclopédistes avaient fait le moteur
exclusif de l'humanité cogitante.
Comment l'auteur de Candide
pouvait-il connaître d'avance les
rouages et les ressorts de la pensée et
de l'intelligence des fuyards des forêts
si ces deux instances se trouvent en
construction entre deux bivouacs et si
nous ne savons pas encore sous quelle
tente en rassembler les pièces? On ne
saurait se demander ce qu'il en est du
crâne d'une espèce en route de l'une de
ses cervelles à la suivante sans
détecter au préalable les stations de
son itinéraire hasardeux; mais alors, où
se placer pour observer toute cette
machinerie du dehors et comment
diagnostiquer l'avance ou le retard des
mécaniques mentales du passé sur celles
de notre temps?
Ce n'est nullement
à l'examen des mêmes engrenages de Dieu
et de nous-mêmes que nous observons la
cervelle d'un théologien du IIIe siècle
ou du XXe. Mais la pesée de l'encéphale
d'Archimède ou d'Euclide nous échappe à
son tour, dès lors que nous ne portons
pas encore un regard de haut sur la
géométrie à trois dimensions que nous
avons hospitalisée en 1905 et dont la
survie artificielle ne saurait
s'éterniser. Certes, elle continue de
nous rendre de grands services . Les
ponts que nous construisons avec ces
vieux outils tiennent toujours debout.
Mais si la solidité de nos ponts ne
prouve plus la validité de notre
géométrie du cosmos, c'est que nous
avons changé notre balance même de la
vérité en physique.
La question du
"Connais-toi" socratique assaille le
XXIe siècle, mais à une tout autre
profondeur de notre impéritie que sous
Périclès, parce que la question de notre
pesage de l'univers se place au premier
rang de nos soucis et devient plus
existentielle que jamais dans nos
ateliers. Comment ouvrir nos
laboratoires sur une ignorance de plus
en plus abyssale? Et pourtant, nous
sommes d'ores et déjà devenus des
ouvriers capables d'observer comment le
chimpanzé pré-réflexif manœuvre sur son
lit de mort pour projeter une image
illusoire de lui-même dans ses ciels
successifs.
Dans les pages qui
suivent, la question est posée de savoir
à quelle distance de la bête d'outre
tombe nous nous trouvons en cette fin de
l'an 2013 et comment la caméra de notre
vie posthume déroule sous nos yeux le
film de l'histoire de notre cervelle.
Car notre tête a rendez-vous comme
jamais avec notre politique. Un animal
qui feint de se faire exploser dans
l'atmosphère, un animal qui fait
semblant de se menacer de sa propre
foudre et de commander aux éclairs de
Zeus, un tel animal entretient avec les
ténèbres qui l'entourent des relations
énigmatiques, mais dont ses idoles
détiennent quelques clés.
Pour une
anthropologie évolutive
1 - L'animal qui
rêvait de passer derrière ses miroirs
Aux yeux des futurs
peseurs de la condition préhumaine dans
laquelle nous nous trouvons englués, il
paraîtra hallucinant que des primates à
fourrure se fussent miraculeusement
éloignés un instant et de quelques pas
seulement de leurs congénères, mais que
leur chute prématurée hors du règne
animal les eût livrés à une démence plus
massive encore sous leur duvet, celle de
s'imaginer qu'une ribambelle de
personnages aussi puissants que
fantastiques se tiendraient aux aguets
dans diverses cachettes de leur petit
univers et que ces acteurs tapis dans
leur trou observeraient, non seulement
les gesticulations d'un animal
subitement frappé de démence, mais
également et la loupe à l'œil,
l'inconstance de ses comportements
politiques et sociaux sous le soleil.
Quelle était la complexion de ces
préposés du fabuleux à la surveillance
de tous les gouvernements de la terre?
Pourquoi dictaient-ils leurs lois à une
bactérie éphémère, pourquoi
punissaient-ils ou récompenseraient-ils
des armées de microbes enclins à se
montrer tour à tour obéissants et
réticents à exécuter sur l'heure les
ordres de leurs surveillants ou à
traîner la patte?
Et pourtant,
l'animal spéculaire est né pour vivre
dans des mondes titanesques. Cette
espèce docile aux objurgations de ses
maîtres grouille encore sur la terre
entière. De plus, l'anthropologie
scientifique du XXIe siècle ahane à
suivre l'itinéraire de ce rêveur
invétéré. Nous savons que la bête s'est
hâtée de conquérir non seulement des
langages articulés et rythmés, mais
qu'elle s'est empressée d'armer ses
spectateurs sommitaux des ressources, de
sa parole bien balancées, puis de les
ossifier à l' image de son squelette
sonorisé, et enfin d'assigner leur chair
et leurs ossatures à résidence sur
divers Olympe.
2 - Armures
mentales et parures cérébrales
Le singe halluciné
reconnaît plaisamment que ses dieux sont
fabriqués à l' "image et ressemblance"
de son propre logiciel cérébral. Mais
les geôliers de l'encéphale de ce bimane
ont lentement perdu bras et jambes dans
les nues où ils avaient été prestement
colloqués. Et pourtant, il est demeuré
bien impossible à l'espèce en voie d'épilement
de jamais cesser de localiser de quelque
manière les sentinelles soupçonneuses
qu'elle a placées en vigies dans le vide
de l'éternité ; car si elle privait ces
colosses de leur habitation dans
l'immensité, ils confondraient leur
effigie avec toute la machine de
l'univers, comme un certain Spinoza, l'
a définitivement rappelé à ses
congénères.
Et pourtant, depuis
Aristote, les détoisonnés ont découvert
le prodige qui les caractérise: leur
encéphale, disent-ils, est le théâtre de
leur étonnement progressif. Pis encore,
l'ahurissement cérébral propre aux
philosophes et à eux seuls ne cesse de
leur réserver des surprises sur la scène
du monde. Car les miraculés de leur
stupéfaction n'en reviennent pas de ce
que les phalanges de leurs semblables,
qui se pressent pourtant à leurs côtés
sur les planches dans une histoire
partagée ne s'étonnent jamais de rien.
Et d'abord, leur multitude ne se montre
nullement abasourdie de se trouver
accompagnée dans le vide par des
monstres de plus en plus rares, mais
dont la puissance ne cesse de croître à
proportion de la réduction de leur
nombre. Il en résulte que l'esbaudissement
qui a servi de déclic à la pensée trans-animale
nourrit la consternation des premières
intelligences éveillées, tellement la
raison des maigres pelotons de
l'étonnement n'en revient pas de ce que
la nature ne produise que quelques
spécimens par siècle dont les neurones
observent les prisonniers de leurs
délires collectifs - ils se les
transmettent sur le mode coercitif d'une
génération à la suivante.
Car la multitude
des fuyards des forêts s'obstine à gîter
bien davantage dans l'enceinte
contraignante de ses représentations
fantastiques du monde que dans l'arène
impérieuse du réel. Bien plus, si le
fabuleux, le merveilleux et le
surnaturel se complaisent à torturer ces
malheureux ou à les rendre jubilants,
leur démence native se révèle également
la source de la gloire et de la fierté
dont leur crâne s'enorgueillit. Qu'en
est-il d'un primate que son entendement
infirme condamne à se fabriquer des
armures mentales et des parures
cérébrales périssables dans le silence
et le vide du cosmos?
3 - L'enfilade
des cerveaux de la bête
Mais la stupeur de
l'anthropologue et du philosophe
désormais confondus ne cesse de croître
au spectacle de la perpétuation du
mystère que voici: dans aucune langue il
n'existe des écrits où des traditions
orales qui dresseraient le portrait en
pied et dans la durée d'un vivant
effrayé par la casemate éternelle de
l'infini qui verrouille sa cage. Son
expulsion soudaine de la zoologie se
veut à la fois joyeuse et terrorisée. On
prétend que si ce primate s'agenouille
depuis la nuit des temps devant les
acteurs inexistants et éphémères qu'il a
expédiés en villégiature dans le néant
et s'il se prosterne la face contre
terre et le front dans la poussière aux
pieds de géants d'une longévité variable
, ce serait seulement pour le motif
contraignant que ses adorations seraient
le fruit d'un effroi inguérissable de se
trouver là sans rime ni raison. Mais les
confessions écrites qui témoignent d'un
sentiment d'abandon et de solitude
irrémédiable de la bête racontent
seulement le regard de travers qu'un
Jupiter sourcilleux ne cesse de porter
de là-haut sur l'encéphale biphasé de
ses scribes.
Du coup, Adam
serait-il seulement le "coquin"
dont il faudrait "craindre les tours",
dit La Fontaine, le chacal qu'il
serait vain de "choyer" dans
l'espoir d'une "caresse en retour"?
Mais ce diagnostic implacable du
fabuliste ne répond pas au chassé-croisé
inquiétant que voici: ces insectes
ardents à se placer sous la lentille de
leurs ciels successifs ne cessent de
prendre acte de l'évolution de leurs
pauvres dévotions; et leurs médecins
enregistrent les symptômes de la
pathologie dont leurs génuflexions et
leurs prières témoignent d'une
génération à l'autre - au point qu'ils
en exposent sans relâche les modèles les
plus achevés. Comment se fait-il que
l'enfilade de ses crânes que cette
espèce expose sous vitrine dans ses
musées raconte l'évolution qui les
bouscule rudement et qui finit par
détruire leurs songes, mais seulement
pour les remplacer aussitôt par des
modèles jugés plus parfaits? Quel est le
scénario qui sous-tend les péripéties de
la foi? Comment les marques de fabrique
de l'encéphale de Jupiter et de ses
fidèles, permet-il de tracer en retour
et d'un crayon assuré les itinéraires
parallèles du cerveau céleste et
terrestre d'une bête dédoublée de la
sorte? Comment se fait-il que
l'amélioration continuelle de la qualité
des prises de vue d'un défilé de boîtes
osseuses dédoublées finisse par tourner
à la gloire du chimpanzé ? Car ce bimane
mémorieux semble progresser avec
lenteur, mais sûrement sur les tréteaux
de sa "purification".
Certes, il paie un
lourd tribut à son recul grandissant à
l'égard de sa propre carcasse, mais
jamais une mutation décisive de ses
gènes ne le fait échapper aux
criailleries de ses Olympes à la chaîne.
Tel est l'embarras de l'observateur
transcendantal de cet animal: comment le
localiser dans le temps de son histoire
si son cerveau évolutif ne tente jamais
de se distancier radicalement de ses
dieux? Craindrait-il de les voir
grimacer, s'effaroucherait-il de prêter
l'oreille à leurs ricanements? Pourquoi
le chimpanzé en voyage sous les yeux de
Chronos fuit-il les haut-parleurs qu'il
installe pourtant dans les nues aux
fins, primo, de suivre ses
propres traces, secundo de
capturer ses trajectoires dans le temps,
tertio, pour filmer les ripailles
de Jupiter d'Aristophane à nos jours?
4 - Le fardeau
Néanmoins, il
demeurerait bien impossible à ces
traînards de jamais se doter d'un regard
surplombant sur leurs sillages dans la
durée et d'entendre leurs vagissements
dans le cosmos s'ils ne tentaient de
plus en plus fréquemment de passer
derrière leurs miroirs. Le bimane appelé
à s'observer résolument de l'extérieur
cessera-t-il un jour de s'entêter dans
le sens contraire, celui de s'enfuir à
toutes jambes à la vue de son image
horrifique? Car il s'exercer tout
ensemble à se soustraire à sa rétine et
à se placer sous la lentille de ses
instruments d'optique les plus
perfectionnés.
Pour l'instant,
jamais vous ne parviendrez à enregistrer
la course réelle d'un animal déguisé
sous le vêtement des personnages
merveilleux et terribles qu'il se donne
pour témoins. Pour cela, il vous faudra
dérouler la pellicule à rebours. Sachez
que le globe oculaire préhumain est un
rétroviseur taraudant. Il lui faut sans
cesse passer du plein du monde au vide
qu'il habite, de son soleil à son ombre,
de la capture de sa proie aux ténèbres
qui l'ensevelissent. Si ce malheureux ne
rame pas à contre courant, s'il ne tente
pas de remonter le fleuve du temps de
son embouchure à sa source, le sable
efface bientôt la trace de ses pas. Mais
s'il suit la piste, il ne recueille
jamais que quelques touffes éparses de
sa fourrure d'autrefois.
C'est pourquoi il
n'est jamais au bout de ses peines: tout
son instinct de chasseur à l'affut de
son identité ne laisse entre ses mains
qu'un simulacre de lui-même, tellement
il est condamné à s'enfuir, terrorisé à
la seule vue de son effigie flottante
entre l'ange et la bête. Comment se
fait-il que ce bancal ridicule ne fixe
jamais sur la toile qu'une esquisse du
personnage claudicant dont il cherche
pourtant l'image dédoublée dans sa tête,
et que Valéry appelait un "ni ange ni
bête", un "ni l'un, ni l'autre",
une sorte d'émulsion de la nature?
Quand les évadés
des forêts observent le troisième type
de vivants né du croisement entre un
passé à demi effacé et un avenir
virtuel, ils tournent leurs regards en
direction de leurs peintres impuissants,
leurs sculpteurs maladroits, de leurs
poètes asséchés - ce n'est jamais que le
César du ciel mal embouché de l'endroit
qui frappe leur globe oculaire. Voyez la
statue de l'éternité de confection
qu'ils se sont façonnée, voyez le ballot
dont ils ont chargé leurs épaules, voyez
la caricature d'eux-mêmes qu'ils hissent
vers le faux ciel qui les habite. Ils ne
brodent jamais que des galons sur la
casquette d'un petit capitaine du
cosmos.
5 - Les ombres et
les songes
Remarquez cependant
que les avortés de leurs songes de
grandeur passent par les cornues de fer
et d'acier de leur politique et de leur
histoire et qu'ils se trouvent pris en
étau entre leurs armures et les
sucreries dont ils croient nourrir leurs
ossements à titre posthume. Mais si vous
observez de plus près ces égarés
réfléchis dans le miroir sans tain de
l'éternité qui les habite, vous
entendrez ronronner le moteur d'un tout
autre appareil de tournage et vous
filmerez une aventure toute différente
de la première, car vous commencerez de
vous dire qu'il est vain de tourner la
manivelle de leur ciel à eux et que vous
ne remettrez jamais ces animaux qu'entre
les mains du Jupiter qu'ils auront forgé
sur leurs vaines enclumes. Cherchez donc
l'autre caméra, celle qui vous permettra
de filmer leurs ombres et leurs songes
en direct.
Car enfin qui
sont-ils? Ils vous montent sur leurs
ressorts brisés le mécanicien d'un
cosmos dont ils ont réfuté la machinerie
depuis des siècles; ils torturent sans
fin leurs squelettes pérennisés sous la
terre et leur Jupiter ridicule n'est
jamais que l'armure de l'immortalité
dont ils ont chargé leurs épaules.
Décidément, il n'y aura ni connaissance
réelle des rouages psycho-biologiques de
cet animal, ni chirurgiens de ses
Jupiter s'ils ne récrivent leur script
de la première ligne à la dernière. Mais
s'ils placent la dernière scène au
commencement, ils graviront le pic au
sommet duquel ils ont fait trôner leur
ogre du cosmos. Il faut donc qu'ils
entrent en spéléologues dans l'absence
de celui qu'ils cherchent tout
sautillants et tremblants et qu'ils se
demandent enfin: "Qui serions-nous si
nous prenions le fardeau de notre ciel
sur nos propres épaules, qui
deviendrions-nous si nous apprenions à
rire des bésicles dont nous chaussions
le nez de notre dernière idole? "
6 - Le
rendez-vous avec l'Absent
Il n'existe pas
encore de conteurs de la chute des
idoles sur l'échine de l'animal pourtant
en quête d'un regard de haut sur sa
propre ossature. Lorsque Jupiter mourut,
disent ses biographes, ses orphelins ont
donné en hâte au dieu défunt et dur
d'oreilles un catafalque nouveau pour
campement - la sépulture d'un espace et
d'un temps moins étriqués à glisser sous
sa fourrure. Alors, la casemate en
longueur, largeur et profondeur du
cosmos des Euclide et des Descartes
s'est habillée de vêtements plus
mystérieux que les précédents; et la
bête qui s'était fabriqué un univers à
trois dimensions seulement a tenté de
s'équiper de paramètres géométriques
inconnus et auxquels elle ne comprenait
goutte.
Il existerait,
disait-elle, une quatrième, une
cinquième, une sixième dimension
narrative du chimpanzé! Quand ces
malheureux se furent largués dans une
absence, un vide, un silence qui, hier
encore, se pressaient en vain à leurs
portes, ils ont commencé de frapper à
poings nus aux portes de leurs ténèbres
- et leur caméra s'est décidée à filmer
un animal à jamais privé
d'interlocuteur, mais plus en quête
qu'auparavant de l' effigie sans voix
qu'il était devenu à lui-même.
7 - La couardise
de l'idole
Qu'en est-il
aujourd'hui de l'évolution cérébrale de
l'évadé des forêts qui, depuis son
expulsion ahurie de la zoologie, n'a
cessé de fixer des rendez-vous manqués
aux neurones de son ciel? Ne faut-il pas
s'étonner qu'une bestiole censée se
trouver en cours de métamorphose
permanente et inachevable de ses
composantes psycho-chimiques rencontre
maintenant un personnage en cours
d'effacement de sa propre effigie?
Il est vrai que cet
animal se livrera longtemps encore aux
crocs de ses mangeurs sacrés, il est
vrai que cet animalcule donnera
longtemps encore son corps à dévorer et
son sang à boire bien frais à la table
de son Créateur à la poigne de fer, il
est vrai que ce microbe ignorera
longtemps encore les négociations
serrées de ses ancêtres avec leur
cannibale des nues. Mais placez le
primate halluciné sous la lentille de
vos microscopes, démontez un par un les
rouages du touffu des forêts, découvrez
les carnassiers célestes qui dévoraient
sa viande et buvaient son hémoglobine et
demandez-vous si le monstre du ciel des
singes se mirait dans son alter ego, le
minuscule tueur qu'il avait pétri à son
image sur la terre. Alors, ce séraphin
arrachera sa proie à la férocité de son
ciel et vous entendrez sonner la cloche
annonciatrice de l' intelligence et du
courage à venir des rescapés de la nuit.
Pas de doute, les
déserteurs de la zoologie brûleront un
jour leurs dévotions d'autrefois dans le
feu de leur solitude, pas de doute, la
bête de la mort apprendra à rejeter la
nourriture de ses dieux ensauvagés, pas
de doute, Jupiter tombera dans la trappe
que sa créature lui aura tendue. Alors,
elle autopsiera le cadavre qui se
cachait derrière son miroir de là-haut
et qu'elle appelait "Dieu".
8 - Le Mont
Carmel du silence
Lacan logeait
"personne" au cœur de toute sa
psychanalyse; et, dans sa
Spectrographie de l'Amérique,
Keyserling (1880 - 1946) observait
l'humanité auto-idéalisée dans le miroir
que la civilisation du sang ne tendra au
monde qu'un demi-siècle plus tard.
Quelles "voix du silence" Lacan,
Keyserling, Malraux mettaient-ils à
l'écoute de "personne"?
Décidément, quelle
histoire de la lumière que celle de
l'animal guetté par les ténèbres;
décidément, quel puissant compagnon
d'armes de la bête affolée que son
étonnement! Voici qu'elle s'initie à
l'art de tendre l'arc de la pensée,
voici qu'elle apprend à lancer dans le
vide la flèche de feu de la
connaissance.
Le frère d'armes du
savoir s'appelait le tragique; et le
tragique façonnait en retour le Dieu de
la bête. Et maintenant, les évadés de la
zoologie filment un animal éclairé par
le flambeau de son éveil. N'est-il pas
étonnant que l'éternité s'allume à
l'école de l'incandescence de la
créature? Quel est l'avenir de la Folie
qu'Erasme cachait sous un éloge moqueur
de la folie ? Le silence serait-il le
Mont Carmel que gravirait une espèce
ascensionnelle?"
le 16 novembre 2013
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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