Les défis de
l'Europe
La vassalisation américaine de l'Europe
est-elle réversible ?
IV - Les carences méthodologiques de
la science historique contemporaine
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 15 mai 2015
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1 - L'identité
mythologique du genre humain
2 - Une science historique en
panne
3 - La guerre des idéologies
politiques
4 - Une croisade de l'abstrait
5 - Le vassal du vassal et
l'omerta de l'Europe
6 - L'occupation militaire
américaine et l'asphyxie du
patriotisme
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1 - L'identité
mythologique du genre humain
Pendant des
siècles, l'expérience constante de
l'histoire avait démontré que l'identité
durable des peuples et des nations était
celle dont témoignaient tout ensemble
leurs croyances religieuses - exacerbées
ou endormies - et le gosier - vigoureux
ou affaibli - qui en transmettait le
message. Aussi, tout homme d'Etat
conscient de sa tâche, donc porté par le
verdict de ses chromosomes à exercer le
type de pouvoir que modulait le
politique de son siècle savait-il, sans
jamais se le formuler clairement, que
l'espèce humaine ne s'est évadée de la
zoologie que pour se précipiter dans la
littérature fantastique dont
témoignaient les cosmologies sacrées: si
vous ne meubliez pas de songes
extraordinaires l'encéphale des
détoisonnés - si vous négligiez de leur
imposer un vocabulaire et une grammaire
unifiées par un démiurge fabuleux -
aucune identité unifiée ne pouvait se
construire, se fortifier et se perpétuer
dans les bastions que nous appelons
maintenant des cosmologies mythiques et
dans les forteresses que nous appelons
encore des nations.
Exemple: Philippe
II d'Espagne, grand allumeur de bûchers
sous le soleil de l'Inquisition, ne se
souciait pas sérieusement du contenu
doctrinal des dogmes du catholicisme
d'un côté et de ceux du protestantisme
de l'autre, donc de leur teneur
confessionnelle respective; mais il
savait que si l'encéphale du peuple
espagnol se scindait entre deux fables
religieuses en guerre à mort entre
elles, l'unité cérébrale de la nation
faisait naufrage, tellement l'identité
originelle d'Adam est un vide tellement
inhabité que seule une magie peut le
combler.
Aussi l'Espagne
a-t-elle échappé au désastre de la
guerre des autels qui a déchiré l'Europe
du XVIe siècle et qui portait sur la
nature et la définition d'un prodige à
vous couper le souffle, celui de
l'eucharistie, tandis qu'une France
scindée de l'intérieur entre le
rationalisme relatif de Calvin et le
miracle sacrificiel fantastique du culte
romain ne savait sur quel pied faire
danser l'immolation réputée rédemptrice
d'un être humain.
2 - Une science
historique en panne
Les peuples
d'autrefois demandaient qu'on leur
prêchât quelques prodiges
extraordinaires ou attiédis. Ils
voulaient savoir ce qu'ils devaient
croire - sous la menace, en cas de
réticences, de sanctions pénales ou de
divers dommages sociaux. Il appartenait
donc à leurs gouvernements de le leur
faire savoir rudement ou en douceur. Les
Anglais du XVIe siècle ont cru
instantanément ce que leur roi Henry
VIII leur ordonnait de se convaincre au
chapitre de la rentabilité de leur
hostie et, de leur côté, les catholiques
renonçaient sur le même modèle à
l'exercice de "penser par eux-mêmes",
comme dira Voltaire. L'homme d'Etat
était un anthropologique-né: il savait
d'instinct que le fuyard des forêts ne
pense pas tout seul - il obéit à des
dirigeants de sa raison - et quand il se
prive de chef cérébral, il perd la tête.
De nos jours, cette
difficulté semble avoir perdu de son
acuité, alors qu'en fait, elle est
devenue tragique. Car les sciences ont
tellement progressé qu'elles ne peuvent
plus se montrer objectives sans se
distancier du genre humain au point de
l'observer du dehors. Mais alors,
comment garder le contact avec un animal
frappé d'une errance originelle? Il faut
choisir entre le regard de
l'intelligence et celui du sorcier. Mais
les sorciers eux-mêmes se sont tellement
affaiblis qu'il faut se camper quelque
part entre eux et Sirius. Où faire
passer la frontière entre des délires
encore partagés - donc respectés de tout
le monde - et la solitude de la pensée
véritable? Car cette frontière est
encore flottante. Si vous voulez
demeurer en contact avec votre temps,
abandonnez le métier d'historien.
Hélas, si vous
oubliez de montrer du doigt à Clio le
gouffre vers lequel elle se précipite,
elle fera naufrage sans vous; mais si
vous tentez de garder prudemment un pied
dans chaque camp, vous ne serez pas plus
avancé: il n'y a pas de science digne de
ce nom qui ne s'appuie sur une méthode
et il est impossible de rédiger une
méthode sans se poser les questions de
fond - celles du chemin à suivre. D'un
côté, votre lâcheté méthodologique
sera-t-elle donc suicidaire et de
l'autre, votre courage intellectuel
est-il voué à l'échec?
3 - La guerre des
idéologies politiques
Prenez seulement la
question des limites auxquelles se
heurtera l'expansion territoriale d'un
empire américain enflammé de messianisme
démocratique. Faudra-il oublier que les
conquêtes angéliques se font toujours au
seul bénéfice du temporel. Sinon, il
faudra forger des historiens en mesure
d'observer le genre humain en tant que
tel. Que diront-ils de la bipartition
cérébrale de la dialectique de la bête?
Pour répondre à la question, il faudrait
une science historique armée de pied en
cap d'une anthropologie critique; car il
apparaîtra au grand jour que le rêve
pseudo démocratique du Nouveau Monde de
ne faire qu'une bouchée de la Russie
terrestre - et à la seule gloire d'un
faux ciel de la Liberté politique -
confine à la démence "de bécarre et
de bémol" qu'évoquait Rabelais.
Mais comment
enseigner à Clio l'art de
spectrographier une folie de ce type?
Car l'incompatibilité, sur le long
terme, de l' intégration territoriale de
l' Ukraine à la Russie résulte de ce que
les Ukrainiens de l'Ouest sont des
chrétiens uniates et s'expriment dans
une langue qui leur appartient. L'avenir
géographique de la Russie n'est autre
que l'espace qui s'étend du Donbass
jusqu'à Vladivostok. Mais si vous n'avez
pas d'anthropologie historique, il vaut
mieux que vous renonciez tout de suite à
la profession d'historien, tellement les
sciences humaines superficielles
d'aujourd'hui ne répondent plus aux
attentes de la science de la mémoire.
4 - Une croisade
de l'abstrait
Et puis, autre
embarras de la méthode historique: il ne
s'agit plus d'une guerre sans merci
entre, d'un côté, les prodiges
extraordinaires censés se produire sur
les autels romains et, de l'autre,
l'assise - au profit d'une potence
devenue symbolique - d'une religion du
Golgotha plus avare qu'autrefois de
prodiges physiques: il s'agit
maintenant, aux yeux du guide suprême du
mythe démocratique, dont le siège
conceptuel a été transféré à la Maison
Blanche, de retrouver intacts les
ingrédients cérébraux des croisades.
Mais la croisade des modernes est celle
de l'abstrait. Ce sont des vocables
universels qui ont permis au Vatican
d'outre-Atlantique de substituer le
culte d'un Adam réduit à un schéma
verbal à l'Adam concret, individualisé
et irréductible au sonore forgé par le
catholicisme.
L'Eglise d'un gibet
matériel avait tenté de bâtir un homme
en suspension dans le ciel de la grâce.
Mais le type de dématérialisation de la
créature qui en était résulté avait
commencé de reculer avec Calvin et
Luther: tous deux substantifiaient à
nouveau vigoureusement le croyant, tous
deux fêtaient ses retrouvailles avec sa
chair et ses os, tous deux le
rapprochaient de son squelette,
notamment en légitimant le mariage des
prêtres. Comment l'historien moderne
va-t-il aborder cette question cruciale
sans aller planter sa tente sur Sirius?
J'ai déjà dit que si vous n'avez pas
d'anthropologie critique, la question
échappera aux méthodes actuelles de la
science historique. Et pourtant, c'est
bel et bien au cœur de l'histoire
contemporaine que cette interrogation se
trouve plus enracinée que jamais.
C'est Saint-Just
qui a introduit l'observation des
métamorphoses de la psychophysiologie
des peuples dans l'interprétation
rationnelle de leur histoire - mais sans
articuler son intuition avec une
anthropologie critique et cette
anthropologie avec une spéléologie des
mythologies religieuses.
5 - Le vassal du
vassal et l'omerta de l'Europe
La mobilisation
soudaine de l'Europe entière contre une
Russie héritière de l'école d'Antioche
et dont la mystique des charpentes se
veut plus équilibrée que celle de
l'Occident catholique - la chasteté
sacerdotale est une vocation spirituelle
réservée au haut clergé, donc aux
cerveaux supérieurs - cette
mobilisation, dis-je, se heurtait à des
obstacles industriels et commerciaux
immédiats et étrangers à la théologie de
la sainteté: la Maison Blanche avait,
comme il est rappelé plus haut, extorqué
ou escroqué aux vassaux du mythe réputé
immaculé de la Liberté des sanctions
économiques plus suicidaires pour le
vengeur que pour le récipiendaire à
punir.
Mais que d'embarras
de méthode nouveaux pour le chroniqueur
ou le mémorialiste! Car il était
impossible, du moins sur le long terme,
que la guerre démocratique de 1940 à
1945 contre le paganisme de Hitler se
changeât subitement en une guerre
fantasmagorique contre l'ex-empire des
tsars. Comment convaincre tout
soudainement la planète de la raison de
ce que l'expéditeur de cette damnation
serait de bonne foi? Les gouvernements
intelligents et de sens rassis se
trouvaient protégés de cette mascarade
intellectuelle par la volonté et la voix
de leurs industriels ahuris, de leurs
commerçants éberlués et de leurs
agriculteurs ébaubis. Mais, encore une
fois, comment interpréter le heurt entre
le mythe démocratique et l'histoire
réelle si vous n'avez pas
d'anthropologie en mesure de peser la
boîte osseuse d'une espèce aux neurones
en suspension entre le ciel et la terre?
Alors qu'en 2014,
Washington pouvait encore se permettre
de menacer le Président de la République
française de lui "verser une tonne
de briques sur la tête" si la
Gaule vassalisée par la sainteté
démocratique américaine ne se soumettait
pas d'emblée à ses injonctions
économiques à l'égard de l'Iran des
mollahs. Mais maintenant, mille deux
cents entreprises françaises violaient
d'un haussement d'épaules les sanctions
catéchétiques du mythe démocratique et
commerçaient allègrement avec une Russie
officiellement proclamée pécheresse. Le
saint Graal de la Liberté faisait de
moins en moins recette, tellement son
apostolat fleurait la simonie
capitaliste.
Encore une fois,
que dit la science historique classique
face à un échiquier anthropologique
qu'elle ignore? Inutile d'appeler
Montesquieu, Gibbon, Tocqueville et même
Splengler au secours. Il y faudrait une
psychanalyse de la servilité politique:
les vassaux peinent à se reconnaître les
valets de leur maître. Mais s'ils
observent, de surcroît les lourdes
chaînes qui entravent les chevilles de
leurs souverains, les voilà réduits au
rang d'esclaves d'un esclave - le
servus vicarius des Romains. C'est
trop demander à une Europe cadenassée:
une gigantesque omerta permettra
d'afficher une autonomie de façade.
Décidément, comme disait Saint-Just, "Les
âmes ont perdu leur moelle, si je puis
ainsi parler. Elles ne sont plus assez
vigoureuses pour se nourrir de liberté;
elles en aiment encore le nom, la
souhaitent comme l'aisance et
l'impunité, et n'en connaissent plus la
vertu."
6 - L'occupation
militaire américaine et l'asphyxie du
patriotisme
Ce conflit des
hérésies affichées ou latentes me permet
de faire le point sur la méthode: qu'en
est-il du parallélisme actuel entre
l'histoire du monde réel et le
pontificat verbal qu'exerce une religion
fondée sur le mythe de la Liberté
démocratique? Car la vocation du rêve
américain de fonder la démocratie
mondiale sur une ploutocratie sacralisée
par son langage donne un recul
anthropologique vérifiable à la
connaissance des fondements politiques
des songes religieux, tellement la piété
langagière des modernes commande le
déchiffrage métazoologique d'une période
bien délimitée de l'histoire du monde,
celle qui s'étend de 1945 à 2015.
Certes, l'histoire
au jour le jour elle-même - celle que
les mémorialistes, les huissiers et les
biographes racontent en aveugle - occupe
à son tour des carrefours stratégiques
et mentaux du mythe démocratique. Mais
le carrefour du fabuleux verbal à la
portée de l'observatoire des simples
officiers ministériels de la mémoire du
monde n'est pas encore celui du
rendez-vous, sans doute décisif, que
l'Europe domestiquée par son propre
mythe de la Liberté a pris avec son rêve
de reconquérir sa souveraineté perdue;
car la condition première des
retrouvailles avec le temporel d'une
civilisation devenue onirique n'est
autre que l'évacuation des troupes
américaines qui se sont implantées en
Europe depuis 1945 - et cette évidence
n'est pas à la portée de l'observation
des petots scribes de Clio.
Il faut donc
élaborer une anthropologie historique en
mesure de se colleter avec le lourd
paquetage théologique qui pèse sur le
dos de l'occupant. On sait que cinq
cents de ces forteresses du mythe
démocratique sont devenues de plus en
plus inexpugnables. Quels sont la nature
et le poids proprement religieux de
cette pharmacopée? La réponse n'est pas
dans Tacite, Thucydide ou Tite-Live,
mais elle n'est pas non plus dans Freud.
Faut-il tenter de repêcher le cadavre
des chroniqueurs ou des mémorialistes ou
apprendre à regarder le singe onirique
du dehors?
Car voici
qu'apparaît un nouvel obstacle
anthropologique, donc religieux, à
l'évacuation d'un occupant à
désacraliser dans un monde précisément
tombé en panne de désacralisateurs
chevronnés. Le triomphe des dévotions
vocales que charrie un mythe
démocratique devenu verbifique et
vainement universalisé par son
catéchisme, un tel mythe, dis-je, sape
la condition première de toute
indépendance corporelle des nations: ce
ne sont pas, à ce que prétend
l'occupant, des troupes en chair et en
os dont les semelles foulent le
territoire des Etats européens, mais une
armée d'extra-terrestres, donc réputée
incarner le protectorat abstrait,
transtemporel et séraphique de la
Démocratie mondiale.
A Bologne, à Pise,
à Florence, à Naples, le peuple italien
ne ressent plus l'occupation perpétuelle
et censée se trouver légitimée par une
Constitution imposée au pays sous la
botte de l'étranger, le peuple italien,
dis-je, ne ressent plus comme une
occupation la présence sur le territoire
national, d'une soldatesque étrangère,
mais au contraire, comme une sorte
d'assistance cultuelle, bénédictionnelle
et salvatrice, tellement une démocratie
messianisée par son propre concept se
révèle déterritorialisante. L'apostolat
auquel se livrent des idéalités
langagières est réputé de type supra
national en raison du séraphisme de son
langage. Les vraies Républiques sont
devenues un zéphir de l'universel, un
fruit liturgique du mythe surréel de la
Liberté.
La semaine
prochaine j'observerai les mécanismes
psycho-biologiques qui ont rendu les
bases militaires américaines plus
réelles dans le logis séraphique du
mythe de la délivrance du monde par le
mot Liberté que sur la terre.
Le 15 mai 2015
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