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Qu'est-ce que philosopher

L'animal cuirassé de songes
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Samedi 14 décembre 2013

1 - Les signifiants sont-ils de l'ordre du constat?
2 - Comment parler à un sourd ?
3 - Un miracle moderne
4 - L'animal schizoïde
5 - Pourquoi les mondes oniriques sont-ils les plus réels ?

6 - Le temps, cet orchestrateur du sens

7 - La démiurgie sociale

8 - Vidocq et Balzac
9 - Le symbolique humain
10 - L'écartelé
11 - Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier)

12 - Pour une spiritualité des solitaires du cosmos

1 - Les signifiants sont-ils de l'ordre du constat?

Jamais une science expérimentale n'a rencontré autant de difficultés à cerner les termes-clés de "rationalité", d' "objectivité", de "savoir théorique", de "preuve" que l'anthropologie des modernes, dont l'ambition méthodologique est pourtant de "rendre compte" des secrets de l'étrange détoisonné qu'on appelle l'homme.

Certes, on savait, depuis Claude Bernard, que les hypothèses ne se cachent pas dans les éprouvettes, on savait, depuis Kant, que dame causalité et son cortège de causes ne se placent pas sous la lentille des microscopes, mais on ne savait pas encore que les problématiques ne sont pas des champignons répandus dans la nature. Il suffisait, pensait-on, de placer la matière à observer sur le banc d'essai de ses répétitions naturelles pour valider, du même coup, des "hypothèses" censées se trouver gravées dans les redites invariables du cosmos. Les preuves passaient par la chambre ardente des répétitions du cosmos, donc par l'enregistrement de la constance des résultats quantifiés dans nos calculatrices. Le concept de "vérité" se plaçait sous le sceptre de l'universalité des "coutumes de la nature", comme disaient les nominalistes du Moyen Age.

Mais la découverte des allergies capricieuses a ruiné l'alliance millénaire de la vérité scientifique avec l'imperturbable. Puis, la pesée de l'inconscient savantissime qui téléguide les fausses motivations alléguées en toute bonne foi par un "sujet de conscience" logicien a fait douter de la validité des axiomes et des postulats naïfs de la géométrie classique. L'univers tridimensionnel des évidences et du "sens commun" vérifiait le scandale qui fait marcher l'erreur du pas assuré de la vérité la plus impérieusement démontrée.

Qu'en était-il de la précarité cachée des fondements nécessaires et censés vérifiables de la physique traditionnelle si, en tapinois, une surdimension de l'univers faussait traîtreusement tous nos calculs? Le concept de "loi de la nature" devenait juridifiant. Si les ressassements sempiternels de la nature n'étaient plus l'expression d'un ordre logique et persuasif de l'univers des atomes, mais des rênes qui nous permettent d'apprivoiser l'univers et de mettre en toute candeur son mutisme à notre service, suffisait-il de toucher le cosmos du bout d'une baguette magique - celle du constat de la régularité de ses ritournelles - pour rendre intelligible l'aveuglement et le silence de la matière? Puisque la "pensée scientifique" se trouvait façonnée par des syllogismes, la physique passait pour apprêtée à la finalité qu'elle poursuivait en catimini, et cela à la même école de la loquacité de l'inerte qu'au sein des théologies, qui sont fondées en amont sur une révélation préjudicielle: une divinité bien intentionnée aurait donné leur coup d'envoi et leur légitimité à la dégaine enfantine des verbes comprendre et expliquer.

Mais comment la "vérité" théorisée se constaterait-elle à l'école des faits avérés qu'elle se contenterait d'enregistrer si la notion d'intelligibilité scientifique repose subrepticement sur la construction des valeurs morales dont se réclament leurs utilisateurs, donc sur des signifiants intéressés par leurs propres bavardages? Dans ce cas l'observateur réclame d'une nature bien disposée qu'elle fasse preuve de ponctualité courtoise à son égard; et la loi dite divine valorisera à son tour le répétitif payant, donc loyal. Un monde téléguidé en secret par une théorisation à l'usage exclusif de ses utilisateurs proclamera honnête un univers rémunérateur. Mais comment une nature qui ne vous fera pas faux bond mettra-t-elle une parole de la justice et du droit dans la bouche d'une divinité?

Si l'on observe que la prévision assurée d'un évènement le rend exploitable par définition, dira-t-on que la science défend la volubilité factice du concept de loi, parce que ce vocable rendrait le rentable oraculaire et fortifierait le pacte du juriste avec Zeus? Si une nature sans traîtrises nous permet de mettre la main sur sa monotonie et de la rendre banalement convaincante, la théologie dite expérimentale ne sera pas en reste avec la rentabilité scientifique, puisque la chute d'Adam dans le péché originel donnera au croyant un rendez-vous fâcheux, mais certain, avec le châtiment des tortures éternelles concoctées de longue date par l'Olympe, tandis que la confession de foi du fidèle le fera bénéficier de félicités posthumes illimitées.

2 - Comment parler à un sourd ?

L'intelligible religieux est donc une proie fidèle à ses rendez-vous avec des cerveaux et seulement plus désirable que dans la science, où l'expérimentateur se déclare comblé par les exploits sans faille de sa discipline . Dans tous les cas, jamais la notion de vérité, tant théologique que scientifique, ne se révèlera trans-subjective par nature et par définition, puisqu'elle n'habillera toujours que des vœux abusivement substantifiés et rendus ridiculement tangibles: la matière ne se laisse que fallacieusement délivrer de son silence originel. Comment l'univers nous enverrait-il sottement un torrent de signes matériels de sa signification divine et humaine, comment les décoderait-on si leur signalétique générale nous renvoie à Messire Gaster, comme disait François Rabelais?

Du coup, l'homme sera une bête à l'affût des mangeoires que le cosmos lui tendra. Son logiciel le plus énigmatique, sa cervelle, ne sera qu'un fournisseur patenté de son estomac. Mais ce présupposé nous contraint à tracer les chemins d'une anthropologie serve de la prétendue bienveillance dont l'univers témoignerait à notre égard. Nous chargerions l'anthropologie de décoder les bavardages du cosmos, nous énoncerions des axiomes tapis dans un univers réputé éloquent. Mais qui sommes-nous si nous nous trouvons renvoyés à l'examen des fondements ventraux de nos preuves semi-animales ? Pourquoi ahanons-nous à rendre oraculaires les évènements?

Décidément nous ne saurions valider une discipline oratoire de ce type et la baptiser d' "expérimentale" sans avoir résolu, au préalable, la question la plus décisive, celle de la véritable nature du matériau que nous rassemblons sous l'emblème d'une vérité rendue si abusivement discoureuse. Qui sont les constructeurs ascétiques ou obèses des signifiants verbifiques qui servent de toisons ou de blasons au cosmos si les réitérations et les métamorphoses des atomes ne démontrent à l'Ecclésiaste que l'aveuglement et la surdité éternels du cosmos?

3 - Un miracle moderne

Une anthropologie devenue scientifique se mettra en chasse des désirs et des volontés qui commandent une espèce ardente à brancher un discours rationnel sur un astre idiot. A ce titre, cette discipline commencera par constater que l'homme est le seul animal dont les neurones se sont scindés entre une planète errante et des mondes imaginaires. De plus, cette bête habite tantôt dans l'un et tantôt dans l'autre des compartiments de son encéphale cloisonné, à moins qu'elle se domicilie dans un clivage flottant, changeant et indistinct entre ses résidences cérébrales dédoublées - les désertes et les florales.

Mais si le fabuleux compénètre le monde tangible et le rend capturable - et cela précisément en tant que signifiant censé gravé dans la matière et rendu visible par les soins du bimane que vous savez - où commence le royaume de nos rêves pattus et où nos songes perdentt-ils leur plumage?

Il s'agit de traquer des songes réputés à la fois parlants et immanents à des évènements matériels. Comme il est dit plus haut, la théorie scientifique se trouve fatalement préconstruite sur un réseau de propositions bifaces et en état d'apesanteur, donc chargées de rendre le monde bipolaire, loquace et profitable tout ensemble. La nature consent à ressasser ses coutumes pour le plus grand bénéfice des prédateurs intéressés à ses redites, mais l'imagination religieuse, elle, se projette tantôt sur des faits constants - Apollon dirige continûment la course du soleil - tantôt sur des faits qui ne sont pas arrivés et qui n'arriveront jamais. Personne n'a vu Jésus marcher en long et en large sur la mer, transformer d'un mot de l'eau en vin, multiplier des pains et en rassasier une foule, ressusciter un mort, descendre du ciel et y remonter, personne n'a vu Zeus déguisé en mari d'Alcmène, Diane surprise nue au bain par Actéon, Mercure réparer la barque de Charon, comme l'humoriste de la foi des Anciens, Lucien de Samosate, le raconte plaisamment dans ses Histoires véritables. Il faut donc nous demander comment les symboles greffent des faits imaginaires sur des signes vivants.

Depuis longtemps, une anthropologie prématurément qualifiée de scientifique mais confinée dans un monde tridimensionnel, se calait sur le contrefort d'une réfutation expérimentale des miracles et des prodiges matériels. Mais l'expérience du symbolique vient de démontrer que l'irréel - et même le fantastique - peuvent encore triompher dans les imaginations des preuves de la nature onirique de leurs causes et des motivations illusoires alléguées à l'appui de leurs dires. C'est ainsi que tout le monde a pu constater de visu que des avions gorgés de kérosène et précipités sur deux tours titanesques ne les font s'écrouler comme des châteaux de cartes que sous des conditions trompeuses: il faut que ces mastodontes aient été soigneusement dynamités au préalable et d'étage en étage. Puis, tout le monde a également pu constater qu'une troisième tour, non moins herculéenne que ses consoeurs, mais qu'aucun avion n'a percutée, s'est néanmoins effondrée, mais conformément au programme des dynamiteurs du béton et de l'acier qui ont secrètement rédigé le scénario miraculeux, mais n'ont pu empêcher des caméras de filmer le montage astucieux.

Mais, dira-t-on, pendant plusieurs millénaires, des prodiges attribués à Mars ou à Vulcain ne se sont trouvés contestés qu'en catimini et par une infime minorité de savants et d'anthropologues soupçonneux. C'est donc, pensera-t-on, que seuls les peuples ignorants et superstitieux croient aux prodiges les plus sots - et l'on soutiendra que l'aveuglement et la naïveté des foules du début du XXIe siècle se logent encore dans un habitat imaginaire légitimé par la collectivité, de sorte qu'en toute logique sociale, le surnaturel ne disposera jamais d'aucun autre moyen de convaincre les masses que la sorcellerie des religions.

4 - L'animal schizoïde

Mais la crédulité populaire s'est répandue jusque parmi les savants, et cela à la lumière de l'expérience phénoménale racontée ci-dessus. Certes, depuis douze ans, aucun architecte n'a prétendu que des masses de plusieurs centaines de milliers de tonnes de ciment et d'acier tomberaient en morceaux comme de la porcelaine piétinée par un éléphant et pour un motif ridicule - quelques centaines de litres de kérosène auraient instantanément dilaté des métaux emprisonnés dans des murs épais et ce gonflement prodigieux se serait produit sur une hauteur de plus de cent étages. Et pourtant cette fantaisie demeure crédible et résiste à tous les démentis de la raison scientifique actuelle et à toute réfutation au sein même de la classe dirigeante du monde entier. Pourquoi l'imagerie de ces monstres réduits en charpie ne se laisse-t-elle pas ébranler pour un sou, alors que les preuves en direct de ce qu'il s'agit d'une explosion organisée et dont témoignent des caméras cachées dans les coulisses de ce théâtre ne sont réfutées par personne? Le simianthrope serait-il le seul animal qui, à la différence de toutes les autres espèces, ne serait pas seulement composé de spécimens distincts par la dimension de leur ossature et par la puissance de leur musculature, mais principalement par la diversité de poids et de qualité de leur boîte osseuse?

Supposons qu'à ce prix, l'anthropologie scientifique ait enfin conquis son champ d'observation et d'enregistrement légitime des causes et des effets auxquels le crâne de cette espèce sert d'hôtellerie. Mais il se trouve que l'intelligence globale et panoramique des élites est seulement de bas étage à son tour: si vous tentez de brancher le cerveau d'un homme de génie sur des territoires étrangers à l'hypertrophie locale qui singularise ses neurones, une certaine polyvalence des performances de ses cellules grises se révèlera compatible avec la spécialisation monstrueuse qui le caractérise. Mais pourquoi, il y a quelques siècles encore, les cerveaux les plus supérieurs dans leur ordre croyaient-ils, eux-aussi, à l'existence objective du ciel et de l'enfer des juifs, des chrétiens et des musulmans et pourquoi, de nos jours encore, toute l'intelligence critique du monde n'y change-t-elle rien ?

5 - Pourquoi les mondes oniriques sont-ils les plus réels ?

Il se révèle donc indispensable d'observer le psychisme rêveur qui singularise l'entendement de cette espèce et qui l'a fait accéder à une animalité songeuse afin de constater que le cerveau semi-animal théâtralise toujours et spontanément des symbioses factices. Il s'agit donc de décrypter le fonctionnement spécifique et les besoins propres au cerveau d'une bête irrémédiablement dichotomisée entre le réel et le fantastique, donc clivée, cloisonnée, disjointe, fractionnée, diffractée, démembrée et parcellée de naissance.

C'est dire qu'une anthropologie ne deviendra scientifique qu'à trois conditions: la première, qu'elle s'assure de la nature et de l'étendue sui generis de son territoire, la seconde, qu'elle illustre une zoologie biphasée, bipolaire, bifide, schizoïde, la troisième, qu'elle rende compte du fabuleux créateur dans les Lettres, les sciences et les arts. Dans De l'amour, Stendhal a décrit le phénomène de la cristallisation amoureuse, que la psychanalyse baptisera la sublimation et dont elle fera le support du surmoi, donc des mondes artificiels qu'habitent les sociétés. Malraux dira que le peintre accroche une toile manquante dans l'univers mental de la peinture, mais Mallarmé ne fait pas autre chose que de conquérir le monde mallarméen, Balzac le monde balzacien, Proust le monde proustien, Stendhal le monde stendhalien, Hugo, le monde hugolien ; et si Eschyle n'était pas eschylien et Dante, dantesque, nous ne reconnaîtrions pas la lumière diversifiée dans laquelle le génie littéraire, pictural ou musical éclaire le monde banal et aplati que nous qualifions de "réel ". Quel est donc le prodige universel qui rend onirique l'humanité?

6 - Le temps, cet orchestrateur du sens

Résumons : primo, le zoologique de type simiohumain ressortit toujours et nécessairement à des données psycho-cérébrales, secundo, ce bimane occupe des demeures polychromes, tertio, ce bipède prend appui sur des significations du monde de nature onirique, esthétique et spéculaire par définition. Il résulte de ces trois évidences que les mathématiques, la physique ou le jeu des échecs témoignent de ce que la "vérité" tisse des connexions préjudicielles entre des faits dûment vérifiables et dans leur nudité, d'une part, et des univers symboliques et théorisés, de l'autre. Mais si cette étrange espèce se remplit de métaphores censées incarner des valeurs, nous sommes encore loin d'avoir exploré les arcanes de l'empire du fabuleux qu'habite le singe intellectualisé.

Il va donc falloir apprendre à fixer le regard sur un animal inconnu de lui-même et résister à la tentation de détourner un seul instant notre attention du spectacle des pavois d'une bête à décrypter dans sa spécificité. Car cet animal énigmatique met subrepticement en scène des évènements censés enveloppés a priori d'une éthique roborative et d'une esthétique artificielle. L'évènement matériel n'est donc jamais le véritable théâtre du déplacement du regard simiohumain qui court sans cesse en direction de la signification constructive qu'il surajoute aux objets.

Il faut donc observer les recettes et les subterfuges innés dont se sert en secret l'imagination auréolante de la bête avide de s'emparer d'avance d'un réel glorifié et de le placer en retour - et d'autorité - sous sa coupe; et, pour cela, demandons-nous si le vêtement universel de l'affabulation narrative ne serait pas la clé commune au transport des faits ou des évènements dans l'imagination flatteuse propre tantôt à la politique, tantôt à la religion, tantôt à la haute littérature. Car la chronologie du récit moralisateur fait entrer l'humanité dans un monde autobéatifié par ses symboles. C'est le déroulement même de la fable, donc le transport du contingent dans une continuité cognitive et mythique, qui installe la narration à mi-hauteur entre le réel et le rêve. Si nous parvenions donc à décrypter les contes de nourrice qui mettent l'histoire du sang et de la mort à l'école du tic tac tranquille des horloges et la précipitent dans des signifiants salvifiques, nous saurions comment les attentats du 11 septembre 2001 ressortissent à la mise en images et à l'art de raconter dont usent les cosmologies mythiques qui, les premières, ont porté l'humanité à la température littéraire et à la tension dramatique du vécu.

7 - La démiurgie sociale

Prenons l'exemple du déplacement des aiguilles de la pendule de Chronos dont témoigne Robinson Crusoé et observons le voyage, sous la plume experte de l'écrivain, d'un évènement d'abord présenté dans sa nudité biographique, donc transitoire, puis appelé à basculer dans un monde pérennisé, universalisé et placé, à ce titre, sous tension mythologico-collective.

En 1704 une flottille de corsaires commandée par le capitaine William Dampier expédie sur l' île déserte de Juan Fernandez et à sa demande expresse la plus forte tête de l'équipage, Alexandre Selkirk (1676-1721), qui s'obstinait à demander que le navire de son capitaine, fort endommagé dans les combats contre l'empire maritime espagnol, fût réparé et mis en état de poursuivre sa route avant de tenter de surmonter les périls bien connus du passage du cap Horn. Cet entêté avait raison: son vaisseau-corsaire allait sombrer corps et biens. Selkirk passe quatre ans et quatre mois sur le terrible caillou qui sera rebaptisé Ile Robinson Crusoé en 1966. On lui avait laissé quelques outils de charpentier, un couteau et un peu de poudre à canon; mais le malheureux aventurier n'avait pas prévu qu'il subirait une épreuve physique et morale dont il ne s'est jamais remis, malgré la célébrité que ses malheurs lui avaient acquise auprès de ses concitoyens.

Voilà qui nous place à une grande distance du roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, des bergeries de Rousseau, des exploits de Tarzan ou des exploits du Capitaine Nemo de Jules Verne. Mais Daniel Defoe ( 1660 - 1731) n'a pas l'esprit bucolique pour un sou. Cet homme politique courageux en tire une épopée de l'individu industrieux aussi lue, depuis sa parution en 1719, que L'Iliade et l'Oyssée depuis la Guerre de Troie. Toute l'histoire de la civilisation du "travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins" de La Fontaine se place sous la bannière du puritanisme laborieux, vertueux et discipliné des Ecossais. Mais ce modèle de récit transfigurateur ne se place-t-il pas également au fondement de l'évasion dans le fabuleux et le fantastique d'un animal devenu méta-zoologique sous la meule du social?

8 - Vidocq et Balzac

Comment la bête à la cervelle schizoïde va-t-elle progressivement se scinder entre deux espèces? Prenez un certain Eugène Vidocq, né le 24 juillet 1775 au 222, rue du Miroir-de-Venise à Arras et mort le 11 mai 1857 au 2 rue Saint-Pierre-Popincourt à Paris , actuellement au 82 de la rue Amelot. Il s'agit de rien moins que du chef de la police de Paris sous la Restauration, que Balzac a immortalisé sous les traits de Vautrin dans Splendeurs et misères des courtisanes. L'île déserte de ce Robinson des bagnes est celle d'un roi dont le trône l'a placé entre deux mafias. Ce bandit règne sur la double face de l'univers du crime - car il est lui-même un forçat célèbre pour s'être évadé plusieurs fois - mais il connaît de l'intérieur l'autre pègre, celle qui s'est légalisée, et il sait mieux que personne que les deux mondes qu'habite la bête biface ne diffèrent pas foncièrement - les règles du jeu n'ont pas changé, comme Lord Bertrand Russell le constatera trois siècles plus tard après un bref passage par la prison de Londres sous l'accusation, alors infamante, de pacifisme.

Vidocq obtient un rendez-vous "littéraire" avec Balzac. Il entend bien raconter au romancier naïf des évènements qu'il est seul à connaître sur le bout des doigts et qu'il n'a pas révélés dans les quatre volumes de ses Mémoires. Balzac lui explique gentiment qu'Homère n'est pas le biographe d'Ulysse ni Rabelais le mémorialiste de Pantagruel, qu'Hamlet ou le roi Lear sont des héros symboliques, non des valises d'anecdotes à se colleter et que le génie littéraire ne peint jamais qu'un seul héros et toujours le même, le genre humain tout entier. Comment apprendre à regarder et à raconter cet acteur biphasé ? Vidocq ne sait pas que les faits n'entrent dans leur vérité trans-biographique que transportés dans l'univers semi-mythique de la Comédie humaine, ou de Shakespeare ou de Cervantès , parce que l'homme est à lui-même son propre démiurge!

9 - Le symbolique humain

Cent soixante quatre ans après la mort du premier romancier-anthropologue, aucun Etat n'est près d'enseigner dans les écoles les deux zoologies parallèles et complémentaires qui se partagent l'histoire et la cervelle de la bête auréolée de ses mythes sociaux dédoublés. Mais le lecteur est un dichotomisé de naissance, ce qui lui permet d'entrer de plain-pied dans des mondes socialisés, donc scindés. Balzac savait que le symbolique naît de la bi-polarité du collectif et que Vautrin est un corps porteur de son écusson policier, comme Diogène portait sa lanterne, Pénélope son fuseau et Clovis son vase de Soisson. L'humanité se trouve placée sous le capitanat de ses univers fantastiques, et ceux-ci se révèlent régis par la temporalité spécifique que charrient des surmois musicalisés par leur mode symbolique.

Mais si les civilisations diversifient leurs parfums et se fractionnent entre divers climats sociaux, si le collectif met en place des univers mentaux de plus en plus affinés, l'homme réel surgit de ses encriers; et cet animal se partage entre une foule d'espèces: l'homérique, la dantesque, l'eschylienne, la shakespearienne, la cervantesque, la moliéresque, la balzacienne, la kafkaïenne, mais elle culmine dans le récit biblique qui sous-tend l'histoire universelle.

Ce n'est pas le génie de la communication de la Maison Blanche, mais l'âme sotériologique du genre humain qui a aussitôt placé l'évènement dans le canevas d'un récit, celui d'une histoire de l'Amérique théologisée depuis trois siècles. Il était une fois un Etat élu par son Olympe; et ce pays faisait régner sur toute la terre le droit et la justice de son Zeus. Mais voyez comme cette gendarmerie bascule dans le cosmologique: soudain une escadrille de géants s'est attaquée à deux temples de ce paradis. D'une chiquenaude, le monstre outragé précipite des milliers d'innocents dans ses geôles et les livre à la torture, parce que seule une vaste multitude de méchants pouvait compenser l'énormité de l'insulte à la grandeur de l'empire. Puis l'ange se rue sur l'Afghanistan, puis sur l'Irak - on le retient de justesse de déglutir Damas et Téhéran.

Pourquoi le récit authentique de l'explosion originelle est-il refusé ou éludé dans le monde entier depuis douze ans? Parce qu'il s'agit d'une guerre entre le Bien et la Mal, les ténèbres et la lumière, Lucifer et les séraphins de la démocratie mondiale. Si la narration n'était pas pré-falsifiée par le célestiforme depuis des millénaires, si le récit ne passait pas par le creuset traditionnel du biblique, si l'histoire du monde n'était pas prise en charge par une symbolique immémoriale de la grâce des dieux et de leurs châtiments, les désastres renverraient au contingent, donc au profane. Il s'agit de conserver la membrure eschatologique du destin des damnés et des bienheureux, donc l'insertion des circonstances dans l'ossature du scripturaire.

10 - L'écartelé

Si vous retirez à l'histoire la signalétique théologique de la chute et de la délivrance dont elle se nourrit, Clio cherra dans la souillure du temporel. Quand un Etat protestant égare en chemin sa démiurgie salvifique et sa finalité rédemptrice, il tombe dans l'ornière du monde - et c'en est fait de sa cosmologie de libérateur et de délivreur de l'humanité. Les grands visionnaires de la schizoïdie humaine voient les auréoles tomber dans la zoologie. Israël ne serait qu'un prédateur sauvage si la lanterne de l'Exode et la lumière de la "terre promise" ne lui servaient de chapeautage religieux dans la plus haute atmosphère de la littérature biblique. L'Amérique défend son phare intérieur, l'Amérique campe dans le saint monastère qu'elle croit éclairer de ses feux. Un destin national privé de sa couronne verbale ne serait pas le héros de la démocratie messianique, évangélisatrice et apostolique que notre temps a hissée dans les nues.

Comment les civilisations ne seraient-elle pas à elles-mêmes leur sanctuaire, et cela du seul fait qu'elles sont schizoïdes par nature et par définition? Voyez comme la bête ascensionnelle tombe sans cesse dans la mise à l'estrapade de ses prisonniers, voyez comme elle se couvre des ulcères du temporel, voyez comme le Robinson eschatologisé par le saint Graal de la Démocratie et de la Liberté ne sait plus comment exorciser la foule des terroristes imaginaires qui ne cesse de cancériser sa sainteté!

Le mythe de la délivrance démocratique a restructuré la planète entière sur le modèle de la théologie du Moyen Age. En ce temps-là, des milliers de confessionnaux drapés de noir surveillaient la population pécheresse du matin au soir et du soir au matin; et l'hérétique, inspiré par un Lucifer aussi planétaire et imaginaire que celui de notre temps, mettait en doute la légitimité de la gendarmerie céleste. Aujourd'hui, le directeur de l'un des plus vieux journaux d'Angleterre, le Guardian, est mis en accusation par le gouvernement de son propre pays pour avoir prétendu invalider la surveillance inquisitoriale des portails et des mails de toute la population des Iles britanniques. Mais ce modèle de l'auto-vassalisation du genre humain n'est-il pas universel et immémorial? Dans l'Epinomis, Platon souligne déjà qu'il est impossible aux Etats de surveiller tout le monde et que les dieux sont des geôliers que la sagesse enseigne à craindre. L'espionnage planétarisé n'est que la dernière étape de la théologie inquisitoriale et l'ultime clé de la bête scindée entre le ciel et la terre.

11 - Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier)

Vidocq ignorait que Musset avait flétri le retour des "noires araignées" de la monarchie de juillet dans sa Confession d'un enfant du siècle, que Vigny avait sonné le glas de l'épopée napoléonienne dans Grandeur et servitude militaires, que Zola fouaillera les entrailles de la "bête humaine" et que Balzac portait dans sa tête la première société du symbolique dans laquelle le chef de la police était un forçat plusieurs fois évadé.

Mais avez-vous touché du doigt la vraie postérité de Vidocq et de Vautrin? Quel est le pont que le bagnard a jeté entre deux prisons, l'Etat et la société civile? Ce policier est l'inventeur d'une profession désormais mondialisée, celle du détective privé. Cent cinquante ans plus tard, le plus puissant empire de la terre est un Vidocq chargé de surveiller le genre humain sur la planète tout entière - et cela, au nom de quelles hosties, sinon de la Liberté, de la Justice et du Droit dont la Démocratie s'auréole? Et que disent les victimes de cette incarcération planétaire? C'est avec un grand retard que le coq gaulois s'est dressé sur ses ergots et qu'il a demandé la convocation de l'ambassadeur de Vidocq à Paris - mais vingt-quatre heures plus tard, sa crête se montrait toute penaude. On l'avait mal compris, disait-il, il avait seulement demandé à son Excellence de "passer" au Quai d'Orsay.

C'est que tous les Etats de l'Europe sont devenus des Vidocq au service du Vidocq sommital de la Maison Blanche. Le proverbe latin la plus cruel est sans doute celui qui dit: Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier).

12 - Pour une spiritualité des solitaires du cosmos

Tel est, depuis les origines, l'habillage du symbolique dont la narration simiohumaine s'enveloppe. Pourquoi, de nos jours encore, le monde entier refuse-t-il de se visser la loupe à l'œil et d'examiner les circonstances véritables de l'effondrement de deux tours le 11 septembre 2001, sinon parce que les évadés des ténèbres font monter leur "pain du ciel" dans le four de la police de Vidocq. Il faut faire traverser les airs aux anges de la démocratie mondiale, il faut se transporter dans un royaume des séraphins, il faut se dire et se redire que l'homme "réel" n'est ni de ce monde, ni logé en chair et en os dans les bâtisses de ses songes verbifiques, parce qu'il renaît sans relâche sous la plume de ses Titans de l'écritoire.

Comment se fait-il que tous les ordres monastiques aient élevé les ténèbres de la mort au rang d'arme secrète de la conquête de leur lumière? L'heure aurait-elle sonné de fonder la spiritualité en altitude des solitaires du cosmos? Mais alors, le décorticage de la notion d'intelligibilité que charrie la science expérimentale nous enseigne une finitude plus ascensionnelle que la précédente.

La semaine prochaine, j'observerai les rendez-vous que le nationalisme des descendants de Nelson Mandela prendra avec la férocité des Titans de la démocratie conquérante; et nous verrons bien de quel côté penche le fléau de la balance du sang et de la mort quand l'histoire place les Etats sur le plateau des anges et les peuples sur celui des meurtres sacrés.

le 14 décembre 2013

Reçu de l'auteur pour publication

 

 

   

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/

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