Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
A l'heure de
l'américanisation du monde
La nouvelle
trahison des clercs
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 7 juillet 2017
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1 - Le retour aux
nations
2 - Les délices de la servitude
3 - A la recherche d'une
définition de l'objectivité
4 - Intus, intus , equus
troyanus
5 - Le cas de Sylvie Goulard, "
l'exfiltrée "
6 - Caracalla
7 - La postérité de Julien Benda
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1 - Le retour
aux nations
En 1927, Julien
Benda (1867-1956) publiait un essai
retentissant qui sera réédité au
lendemain de la Libération, en 1946, et
qui allait se trouver traduit dans
toutes les langues, La Trahison
des clercs.
Benda haïssait les
nations. Dans la multitude des Etats, il
voyait une arène vouée au reniement des
droits universels de l'esprit. Sitôt
qu'un intellectuel trahissait sa
vocation à chanter l'intemporalité du
monde réel, il fallait en accuser le
séculier et le profane.
Mais, en ce
temps-là, Israël n'avait pas encore
redécouvert la sacralité des patries. De
plus, la décolonisation battait son
plein. Une foule de petites nations se
pressait aux portes du mythe nouveau,
celui d'un temporel réhabilité à
l'échelle planétaire. Naturellement, ce
nouvel émiettement comblait d'aise
l'empire américain. Quelle occasion
inespérée pour lui d'étendre sa ramure
ou de multiplier ses alluvions.
Certes, le repli de
Julien Benda dans un monde idéal et
soustrait au temporel crevait les yeux.
Mais sitôt qu'Israël a retrouvé le
statut officiel d'une nation, cet Etat
s'est revendiqué les ambitions
territoriales et l'identité collective
viscéralement conjointes à la définition
même des Etats. Que dirait Benda
aujourd'hui?
2 - Les délices de la servitude
Cependant, la
question de fond posée par La
Trahison des clercs est demeurée
d'une grande actualité. Car il faut
maintenant se demander si la nouvelle
trahison des clercs ne serait pas de
tourner subitement le dos au mufle de
l'histoire et de renoncer purement et
simplement à poursuivre le combat aux
côtés des Etats.
C'est ainsi que
Régis Debray se calfeutre maintenant
dans un renoncement et dans une forme
nouvelle de désertion du champ dr
bataille qui lui font écrire que "l'Européen
otanisé ne manque pas de motifs
circonstanciés pour s'adapter au monde
tel quel est selon le principe: 'On a
toujours raison de ne pas se révolter".
(Civilisation, Gallimard
2017. p.216) Il ajoute tranquillement
que "nous ne sommes ni occupés, ni
vaincus". (Ibid., p.204). C'est
oublier les cinq cents garnisons
américaines qui quadrillent et occupent
l'Europe.
Après l'énoncé
d'une telle contre-vérité, le guerillero,
désabusé, se contente de constater et
même de justifier le vichysme politique
des Européens : "Contester l'ordre
établi exige des ressources morales et
psychologiques que seule peut procurer
une conviction religieuse profondément
ancrée (…) voire une mystique nationale.
Nous, Européens, avons déjà donné. (…)
La négociation a minima vins/fromages
correspond mieux à l'état de nos forces
morales." (Ibid., p. 216)
3 -
A la recherche d'une définition de
l'objectivité
Pour élucider la
question soulevée par Julien Benda,
observons comment les Tite-Live et les
Tacite y ont répondu, car le problème de
la trahison des clercs est de tous les
temps. L'empire romain passait à ses
propres yeux pour un monde idéal. Mais,
dans le même temps, Tite-Live se montre
exigeant face au devoir propre à
l'historien et, sur ce plan-là, il prend
plusieurs longueurs d'avance sur Tacite.
Car l'auteur des Annales savait fort
bien qu'on ne dirige pas un empire dans
l'esprit d'un honnête sénateur romain du
temps de Cincinnatus et de sa charrue.
De même, on ne dirige pas cinq cent
millions d'Européens avec des régiments
de fonctionnaires.
Certes, Tacite
prétendait écrire sine ira et studio
- sans colère et sans esprit de parti -
mais il ne s'étendait pas sur la
faiblesse d'un Marc-Aurèle, qui n'avait
pas empêché l'empire de tomber entre les
mains de son fils Commode, le conducteur
de chars et le tyran issu des relations
de son épouse avec un gladiateur, tandis
que Tite-Live décryptait en hyper
réaliste, comment les sénateurs romains
avaient froidement assassiné leur roi
Numa Pompilius, puis avaient imaginé de
le faire descendre du haut des nues afin
de lui faire chanter la gloire future de
Rome et son expansion à la terre
entière.
Tantôt l'examen par
Tite-Live de la décadence des
Gallo-romains dans l'empire le ferait
accuser de racisme encore de nos jours,
tantôt il analysait d'une plume acérée
et sereine l'influence du climat sur
l'âme fruste et féroce des Gaulois
d'autrefois, auxquels les Romains
vaincus lors de l'invasion de Brennus en
390 avant notre ère avaient payé un
tribut en or massif.
Tel est le contexte
dans lequel un Julien Benda
d'aujourd'hui poserait crûment la
question de savoir si les intellectuels
français d'aujourd'hui sont coupables de
trahison à l'égard de leur patrie.
4 - Intus, intus , equus troyanus
Intus, intus ,
equus troyanus. Il est en vous,
il est en vous le cheval de Troie,
s'écriait Cicéron face aux sénateurs qui
entendaient livrer la République à
Catilina.
Qu'en est-il de nos
jours de la trahison des clercs de
France? Pourquoi gardent-ils un silence
complice face à l'occupation de l'Europe
entière par cinq cents bases militaires
américaines incrustées de Ramstein à
Sigonella et de Bruxelles aux frontières
de la Roumanie, et cela vingt-six ans
après la chute du mur de Berlin, qui a
reconduit la Russie à l'économie de
marché et a rendu grotesque la pseudo
menace militaire mondiale de l'ex-empire
des tsars?
Qu'en est-il de la
trahison des clercs de France à l'heure
où le peuple allemand descend dans la
rue pour dénoncer la trahison du
Parlement européen? En effet, ce
Parlement a osé signer avec le Canada,
un vassal inconditionnel des Etats-Unis,
un accord commercial qui autorise les
grandes entreprises américaines cachées
derrière le paravent du Canada,
d'attaquer en justice toute nation du
Vieux Monde dont la politique nuirait
aux intérêts du consortium
américano-canadien?
Qu'en est-il de la
trahison des clercs d'Occident, quand il
crève les yeux que le Parlement européen
se livre à une titanesque mascarade et
fait sottement étalage de sa vertu au
nom des "principes universels du
libre-échange"? On tente ainsi de
cacher au peuple que la question
préalable de constitutionnalité, devrait
s'appliquer au contenu du Traité de
Lisbonne, tellement il est évident que
les constitutions prétendument
démocratiques des Etats européens
ressortissent à une trahison pure et
simple de la souveraineté des Etats. En
effet, elles légalisent l'occupation
éternelle des nations par les forces
militaires de l'empire américain caché
sous le parapluie de l'OTAN.
Qu'en est-il de la
trahison des clercs d'Occident qui
gardent un silence embarrassé, mais
assourdissant, face aux menaces
bancaires d'un empire décidé à affaiblir
ses vassaux, auxquels il tente
d'interdire la construction du North
Stream II - gazoduc pourtant
indispensable à leur économie?
Qu'en est-il de la
trahison des clercs d'Occident qui ne se
révoltent pas de ce que le puissant
ministre de l'économie allemande,
Wolfgang Schaüble, s'abaisse à supplier
l'empire américain de continuer à
dominer l'Europe?
Qu'en est-il de la
trahison des clercs d'Occident lorsque
la pâle ministre des affaires étrangères
européennes, Federica .Mogherini,
s'aligne sur l'injonction américaine de
reconduire automatiquement les "sanctions"
absurdes contre la Russie, pour cause de
non-respect des "accords de Minsk"
par le régime ukrainien?
Le cheval de Troie
est bel et bien dans les têtes.
5 - Le cas de Sylvie Goulard,
"l'exfiltrée"
On attend des
intellectuels européens asservis au joug
et au sceptre du Pentagone, non
seulement l'objectivité de Tite-Live et
à un moindre degré celle de Tacite, mais
du moins celle d'un Quinte-Curce ou d'un
Suétone. En effet, on peut lire chez
Quinte-Curce comment les chefs
militaires terrorisaient la troupe: on
comptait dans l'armée des astronomes
égyptiens qui épouvantaient la piétaille
romaine à lui exposer les terribles
bouleversements du cosmos qui allaient
résulter de leur indiscipline, tellement
les astres outragés allaient se venger.
Chez Suétone, on apprenait comment Galba
avait tenté de faire succéder à son
propre règne celui du "vertueux
Pison". Mais l'auteur nous informe
également de ce que Galba était un
homosexuel fervent et de ce que Pison
n'était autre que son amant.
De nos jours, la
trahison des clercs" est devenue
protéiforme et diffuse au point
d'innerver la planète entière de ses
faux-fuyants, de ses subterfuges et de
ses mascarades. Il est impossible
aujourd'hui de cerner le concept de "trahison
des clercs" sans constater que cette
trahison compénètre les rouages des
Etats et toute la vie politique des
nations européennes, et cela sous les
dehors mêmes d'un machiavélisme de
garderie d'enfants.
Quand Mme Sylvie
Goulard, nommée Ministre des armées dans
le premier gouvernement d'Emmanuel
Macron, avoue qu'elle touchait dix mille
dollars par mois pour promouvoir les
vues du Pentagone sur l'Europe asservie,
le Journal du dimanche
pourra bien faire connaître ces faits au
corps électoral du "peuple
souverain", mais vous ne verrez
aucun quotidien et vous n'entendrez
aucune radio et aucune télévision,
répercuter la nouvelle et s'en indigner.
Du reste, il
n'existe aucune autorité pénale
européenne devant laquelle Sylvie
Goulard pourrait se trouver citée à
comparaître pour haute trahison,
puisque, dans ce cas, ce serait toute
l'intelligentsia politique et
médiatique, ainsi que toute la classe
dirigeante de l'Europe qui auraient à
répondre de leurs actes.
6 - Caracalla
Alors que jusqu'en
212, la citoyenneté romaine n'était
accordée qu'aux habitants de la
péninsule et des colonies, à partir de
cette date le droit de cité romain fut
accordé à tous les hommes libres de
l'Empire. Cette initiative généreuse en
apparence visait en principe à l'unité
morale de l'empire romain, mais elle fut
une des causes de la dissolution de la
citoyenneté et de l'affaiblissement de
l'armée, parce qu'après l'édit de
Caracalla, la citoyenneté romaine, qui
était obtenue après vingt-cinq ans de
service dans les troupes auxiliaires
n'attirait plus personne. De même les
Etats-Unis n'arrivent plus à recruter
suffisamment de citoyens volontaires et
accordent la nationalité américaine aux
immigrés qui s'engagent à servir dans
son armée.
La citoyenneté
européenne, quant à elle, est d'autant
plus fictive qu'elle crée une apparence
de souveraineté politique fondée sur une
Europe polyglotte et qui n'a jamais
connu d'unité à l'échelle
internationale. Du reste, une prétendue
citoyenneté européenne ne retire la
citoyenneté nationale à personne et
demeure aussi strictement virtuelle que
la citoyenneté romaine du juif Paul de
Tarse, devenu Saint Paul.
Aussi longtemps que
cette Europe pseudo politique et
seulement nominale ne secouera pas le
joug de Washington, et ne rejettera pas
d'un geste rageur les "subtils
parfums faisandés" (Debray,
Civilisations, p. 229) de la
démission et des jouissances "esthétiques"
(Ibid., p. 228) nombrilistes, il ne sera
question que d'une ombre de politique du
Vieux Monde face au vainqueur de 1945,
et d'une irrésistible progression de
l'américanisation de notre astéroïde
fondée sur le lâche consentement des
Etats autrefois souverains et de leurs
clercs médiatisés.
Car les héros
fatigués chérissent désormais les
délices que les décadences leur
procurent. Le dernier chapitre de
l'ouvrage de Régis Debray op. cit. est
d'ailleurs intitulé Pourquoi les
décadences sont-elles aimables et
indispensables? Impossible, dit
Debray, d'arrêter "les glissades le
long du toit, les douces mises en
veilleuse" de l'Europe américanisée.
Et puis, pourquoi se révolter alors que
"les crépuscules donnent du
talent et que les viandes un peu
faisandées, juste avant de se
décomposer, libèrent de subtils arômes"?
(Ibid. p.229)
Jouissons donc du "bouillonnement
créateur" que nous permet
aujourd'hui notre avachissement
politique et notre soumission à
l'empire.
La conclusion de
l'ouvrage de Régis Debray enfonce le
clou: "Qui a dit que sortir de
l'histoire oblige à broyer du noir? Bien
au contraire: ces périodes fastes et
conclusives sont celles où la mélancolie
du cœur n'empêche pas la gaieté dans
l'esprit; où l'art de vivre est si loin
poussé que certains peuvent vivre de
l'art et pour lui; (…) où les
convictions perdent leur force
aveuglante.(…) Décadence, dira l'un,
libération dira l'autre…" ( Op. cit.,
pp. 230-231)
Je ne m'attendais
pas à cet ultime aboutissement de mes
relations avec Régis Debray, qui date de
la parution de mon Dieu est-il
américain? en 1957.
7 - La postérité de Julien Benda
Décidément la
postérité de Julien Benda est immense,
parce que toute anthropologie réellement
scientifique et philosophique est
appelée à regarder l'animal rationale
de l'extérieur. Or, cette extériorité
est précisément celle qui permettra de
rédiger une histoire de la trahison des
intellectuels des origines à nos jours.
Intus, intus, equus troyanus: ce
sont les intellectuels qui, à l'aube de
l'humanité, ont projeté le masque de
leurs dieux dualistes sur le cosmos.
Pour dresser un
bilan à l'heure de la pause estivale,
j'ajouterai seulement que le balancier
du temps a basculé pour longtemps du
côté du capital et qu'il faudra
découvrir un socialisme de la justice
afin de réapprendre que les sociétés
humaines sont fondées, hélas, sur un
abîme entre ce qui serait juste et ce
qui demeure permis.
La pause
estivale durera jusqu'à la fin du mois
d'août.
J'étudierai
alors ce qui se passe à l'heure où il
devient ridicule de perdre son temps à
nier l'existence de personnages
fantastiques qui se cacheraient en
divers endroits du cosmos. Les dieux
d'hier enseignaient à leurs fidèles à se
regarder dans les miroirs qu'ils leur
tendaient. Aujourd'hui, l'heure est
venue d'observer ce que les discours
attribués à des personnages imaginaires
nous enseignent qui nous sommes.
Le 7 juillet 2017
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