Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
Le cauchemar de l'Europe asservie
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 3 février 2017
Vingt-huit ans après la chute du mur de
Berlin, aucun des vingt-sept Etats
restants de l'Union européenne n'ose
condamner solennellement le traité de
Lisbonne qui tente d'éterniser la
présence de cinq cents bases militaires
américaines en Europe. C'est pourquoi,
le Vieux Continent vassalisé ne fera que
retourner à ses vomissures aussi
longtemps qu'il demeurera bâillonné,
apeuré et sans voix.
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1 - La géopolitique
aujourd'hui
2 - Les intellectuels et la
politique
3 - Le savoir animal et le
savoir humain
4 - Nos célestes carnages
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1 - La géopolitique
aujourd'hui
Si nous abandonnons
les patries, nous nous égarerons dans
des vapeurs supranationales et
idéologiques, parce qu'il n'y a pas de
politique apatride; et si nous revenons
au culte des patries, nous courons le
risque de nous ratatinerer dans des
folklores. Cette oscillation entre deux
fatalités vient de se trouver illustrée
une fois de plus: il y a quinze jours,
je croyais pouvoir titrer mon analyse
anthropologique de la géopolitique en
soulignant la naissance, la croissance
et l'agonie de l'Europe américaine.
Quinze jours après
l'entrée en fonctions du Président
Donald Trump, la situation
internationale s'est, hélas, clarifiée
dans le sens opposé à celui que j'avais
précisé. Primo, tout laisse
présager que l'Europe demeurera placée
sous le sceptre et le joug du Pentagone.
Secundo, toute tentative de la
Russie d'ouvrir les yeux d'un
demi-milliard d'Européens sur leur
subordination aux intérêts mondiaux de
l'empire militaire américain, sera
interprétée à Washington comme une
preuve patente de l'hostilité du Kremlin
aux prérogatives prétendument légitimes,
du règne du Pentagone sur l'Europe.
Tertio, les tentatives d'imposer à
Israël le retour aux frontières de 1967
et de légitimer deux Etats sur le
territoire de la Palestine seront jugées
contraires aux intérêts planétaires de
Washington, donc abusivement déclarées
illégitimes par nature et par
définition. Quarto, le statut
d'exterritorialité dont jouissent les
troupes d'occupation américaines, donc
les cinq cents bases militaires de
l'OTAN incrustées pour l'éternité sur le
territoire du Vieux Monde, demeurera
l'emblème falsifié du règne de la
Liberté et de la Justice à l'échelle
mondiale.
Dans ce contexte,
comment notre oubli de la doctrine et de
la dogmatique de l'islam nous
procurerait-il le faux confort
intellectuel de tenir pour bénin et sans
conséquences politiques l'arrivée
massive de croyants en un mythe
religieux qui a pris quatorze siècles de
retard sur la connaissance d'elle-même
d'une Europe mise à l'école et à
l'écoute d'une raison de plus en plus
éclairée?
Ce ne sera donc
plus seulement la postérité de Machiavel
qui nourrira la réflexion de fond sur la
géopolitique. Car l'auteur du
Prince se contentait
d'enregistrer les rivalités et les
ambitions des principautés qui
déchiraient la péninsule, tandis que,
cette fois-ci, la géopolitique
deviendrait inintelligible et étrangère
à toute véritable science du genre
humain si nous n'allions pas aux
fondements anthropologiques de la
réflexion sur l'histoire. L'origine de
cette aporie se trouve dans les arcanes
de l'opposition entre les reales
(réalistes) et les nominales
(nominalistes) qu'a illustrée, au sortir
du Moyen-âge, la percée intellectuelle
décisive d'Abélard. Le premier, ce
philosophe a clarifié la question de
savoir quel est le statut des idées
pures et des concepts universels face à
l'individu.
2 - Les
intellectuels et la politique
Les simples
historiographes et les mémorialistes
formés du moins à la modeste rationalité
de la IIIe République, relèvent que les
philosophes chrétiens ont débarqué dans
le débat politique à la sortie du
Moyen-Age: après douze siècles d'une
interprétation faussée du mythe de la
caverne de Platon, qui est tout entier
fondé sur la démonstration de la
transcendance de l'esprit et de la
relativité des "idées pures", l'heure
d'Abélard avait sonné. Il s'agissait,
dans une philosophie encore ensablée
dans la confusion de langage de la
scolastique, qui confondait la réalité
avec la généralité des mots abstraits,
de savoir si l'idée, censée "pure",
d'humanité était plus "réelle" que
l'individu. Passons outre à la confusion
sémantique qui régnait sur le langage de
l'époque: les reales prétendaient
que le concept d'humanité était
"réaliste", du seul fait qu'il était
censé charrier davantage de "réalité "
que l'individu.
Mais, comment les
concepts abstraits de Justice, de
Liberté, d'Egalité, de
Fraternité qui fondent la
géopolitique universelle de notre époque
seraient-ils réels de se montrer
vrombissants?
Abélard fréquentait
l'école "réaliste" de Guillaume de
Champeaux. En ce temps-là, la liberté de
pensée et d'expression des étudiants les
plus brillants était infiniment plus
grande que de nos jours: c'est en pleine
classe qu'Abélard a réfuté son maître et
provoqué le ralliement de ses
condisciples à sa démonstration
souveraine. Retirez, disait-il, à un
arbre ses feuilles, ses branches, son
tronc et sa sève et vous obtiendrez un
fantôme, une ombre, un flatus vocis,
comme disait crûment le latin,
c'est-à-dire, littéralement, une
flatulence vocale. Cette effigie stérile
sera-t-elle plus réelle qu'un homme tel
que Socrate, présent dans son ossature,
certes, mais combien davantage dans son
esprit! Qu'est-ce donc que l'esprit
trans-verbifique? Telle est la question
enfin clairement posée au coeur de la
pensée rationnelle de l'Occident.
Dans sa magistrale
Histoire de la philosophie au
Moyen-âge, qui fait encore
autorité de nos jours, Etienne Gilson
(1884 - 1978) note que la percée
d'Abélard demeure la seule découverte
intellectuelle du Moyen-Age. Reste à
s'armer des instruments de pensée qui
permettront d'approfondir la portée
politique de cette désacralisation des
"idées pures" et des concepts ronflants
de "valeurs" qui servent de compagnons
d'armes au règne planétaire des
idéologies d'aujourd'hui et qui ne font
que travestir le véritable rapport de
forces fondé sur la scission entre le
plus fort, qui commande et le plus
faible, qui obéit.
3 - Le savoir
animal et le savoir humain
Certes, quand
Marcel Gaucher montre du doigt la "démocratie
administrative", il semble bel et
bien rappeler qu'une "cratia" et
un "demos" tombés entre les
mains, hier des plumitifs de Courteline
et aujourd'hui des logiciels
gestionnaires, n'est pas une démocratie
réelle. Mais si nous n'avons pas de
connaissance de l'enracinement de
l'homme dans la zoologie cérébrale qui
lui appartient en propre, comment
comprendrions-nous la signification
anthropologique des prétendues "idées
pures" et du faux angélisme des
abstractions pseudo séraphiques dont la
démocratie contemporaine se nourrit?
Quel sens faut-il
accorder au concept de "raison" si toute
rationalité renvoie nécessairement à des
signifiants et si tout signifiant est
exclusivement humain? Il nous faut donc
tenter de peser le sens de la preuve
qualifiée d'"expérimentale" et,
pour cela remontons à Montaigne
(1533-1592), ce premier observateur en
plein XVIe siècle, de la manière dont le
renard se construit ses preuves
persuasives. Ce quadrupède connu de La
Fontaine pour avoir dupé un corbeau,
tâte d'une patte prudente la glace d'un
étang gelé, afin de s'assurer qu'elle ne
cèdera pas sous son poids; et ce sera la
répétition de cette preuve qui le
convaincra qu'il a "compris" la
résistance de la glace des étangs.
Quatre siècles plus
tard, Heisenberg, entouré, entre autres,
du duc de Broglie, de Dirac, de Marie
Curie, de Pauli, de Niels Bohr et de
quelques autres, se demandera de quelle
preuve de la compréhensibilité du monde
la science atomique se servira pour
"comprendre" les phénomènes nouveaux à
inscrire dans l'espace-temps d'Einstein.
Et tous ces pionniers du déchiffrage des
secrets de l'atome dans un espace et un
temps inconnaissables par nature et par
définition, décidèrent qu'on recourrait
aux mêmes preuves, donc au même verbe
"expliquer", que dans la géométrie
tridimensionnelle d'Euclide: chaque
fois, diront ces savants, que
l'expérience répétée, donc à la fois
calculable et prévisible, nous permettra
de donner rendez-vous aux agissements de
la matière cosmique, nous dirons que le
verbe "comprendre" aura légitimé sa
signification et son poids de "vérité".
Certes, nous
ignorons la nature de l'espace, du temps
et du mouvement; les secrets de la
lenteur et de la rapidité échappent
entièrement à notre espèce
d'entendement, mais peu importe, nous
aurons "compris" l'univers sur le même
modèle de la preuve que le renard.
On voit à quel
point le débarquement, au XIe siècle,
des philosophes chrétiens dans la
politique, nous conduit au cœur de
l'histoire réelle de l'humanité
d'aujourd'hui. Assurément, d'Homère à
nos jours, tous les grands écrivains et
tous les grands philosophes se sont
révélés des guerriers de la politique.
Mais la percée d'Abélard est la première
qui ait débroussaillé le chemin d'une
future anthropologie de la connaissance
de l'animalité cérébrale d'Adam.
A l'origine,
Euclide nous guidait pas à pas et nous
donnait le même type d'assurance qu'au
renard de Montaigne. Et maintenant,
c'est la pesée anthropologique, donc la
pesée de la subjectivité inconsciente de
la "preuve expérimentale" qui nous
conduit à la connaissance des secrets
ultimes d'Adam. Notre espèce est tendue
tout entière en direction d'un univers
trans-zoologique, hélas inaccessible.
4 - Nos célestes
carnages
Mais quelle vaste
étendue demeure ouverte au "connais-toi"
socratique de demain, tout au long des
quatre-vingt trois ans à parcourir avant
que ne s'achève le XXIe siècle! Car nous
découvrirons les raisons pour lesquelles
nous avons cru pendant tant de siècles
en l'existence des "Dieux immortels" du
monde antique et pourquoi nous avons
enregistré leur trépas d'un haussement
d'épaules, tellement trois dieux censés
uniques - Jahvé, Allah et le Dieu des
chrétiens - semblent nous avoir
convaincus de leur existence pourtant
rendue de plus en plus vaporeuse.
Or, pendant tout le
XVIe siècle, les adorateurs du dieu des
chrétiens se sont entre-égorgés à
plaisir sur la question de savoir quelle
chair et quel sang réels ou symboliques,
les chrétiens donnaient à manger au
glouton titanesque du cosmos. Et de nos
jours, la guerre entre les sunnites et
les chiites fait rage. Le XXIe siècle
sera l'un des plus décisifs dans le
décryptage du "connais-toi", puisque
l'essentiel des trois monothéismes nous
informe des relations que les dieux
anciens et les dieux nouveaux
entretiennent avec la chair et le sang
des sacrifices.
Dans quinze jours,
j'aborderai la question des secrets d'un
animal désarçonné par la viande des
sacrifices que lui réclament ses dieux
et qui, depuis un Abraham mythique,
semblait avoir substitué des volailles
ou des bêtes à cornes à la sainte
immolation de ses congénères, alors que,
par des chemins détournés et sous
d'autres vêtements, ce sont bel et bien
des hommes en chair et en os que nous
offrons à nos trois dieux uniques, mais
et incapables de jamais se rassembler en
un seul.
Décidément, le
débarquement des philosophes chrétiens
du XIe siècle dans la politique ne fait
que commencer et l'individu à lui seul
se révèle de plus en plus réel dans la
tempête de nos extases idéologies et de
nos sacrifices à nos vocables
tonitruants.
Le 3 février 2017
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