Opinion
Géopolitique du conflit ukrainien :
le dessous des cartes
Le Saqr
Mercredi 26 février 2014
Face aux images incroyables qui nous
parviennent non seulement de Kiev, mais
aussi de beaucoup d’autres villes en
Ukraine (voir par exemple
ici,
ici,
ici,
ici,
ici,
ici et
ici), on pourrait penser qu’il
s’agit d’un chaos total et absolu et que
personne ne contrôle la situation. Mais
c’est là une impression très inexacte et
je pense que le moment est venu de
considérer de près les acteurs de ce
conflit et ce qu’ils veulent vraiment.
Alors seulement serons-nous en mesure de
comprendre ce qui se passe, qui tire les
ficelles derrière le rideau et comment
la situation peut évoluer. Penchons-nous
donc sur les différents acteurs de ce
conflit, l’un après l’autre.
[Vidéo :
http://www.liveleak.com/view?i=58b_1392877307]
Le peuple ukrainien mécontent
Il ne fait absolument aucun doute qu’une
grande partie de la population
ukrainienne est profondément
insatisfaite vis-à-vis du régime au
pouvoir, de Ianoukovitch lui-même et de
ce qui se passe en Ukraine depuis de
nombreuses années. Comme je l’ai écrit
plusieurs fois auparavant, l’Ukraine est
essentiellement entre les mains de
divers oligarques,
tout comme la Russie dans les années
1990, mais en pire. La grande
majorité des hommes politiques
ukrainiens sont à vendre au plus
offrant : cela est valable pour les
membres du Parlement, pour
l’administration présidentielle, pour
les gouverneurs régionaux, pour les
membres du gouvernement et, bien sûr,
pour Ianoukovitch lui-même. De manière
collective, ces oligarques possèdent
également les médias, les tribunaux, la
police, les banques et tout le reste. La
conséquence directe de tout cela est que
l’économie ukrainienne est à la dérive
depuis des années et qu’elle est
maintenant à peu près en ruines.
Par conséquent, personne ne devrait être
surpris du fait que la plupart des
Ukrainiens sont mécontents et qu’ils
souhaitent de la prospérité, de la
sécurité, le règne de la loi, des
opportunités économiques, des moyens de
développement personnel, social,
professionnel et spirituel.
Fondamentalement, ils aspirent à la même
chose que tout être humain : des
conditions de vie décentes. Certains
d’entre eux voient l’Union européenne
comme le meilleur espoir pour atteindre
cet objectif, et d’autres considèrent la
participation à une union économique
avec la Russie, la Biélorussie et le
Kazakhstan comme une bien meilleure
option. Les proportions exactes ne sont
pas vraiment importantes, pour une
raison simple et largement ignorée :
les citoyens ukrainiens ne comptent pas
du tout dans ce conflit, ce ne sont que
des pions utilisés par toutes les
parties.
Les principaux politiciens ukrainiens
En théorie,
Ianoukovitch,
Timochenko,
Klitschko et
Iatseniouk veulent chacun des choses
très différentes, mais en réalité ils
ont tous exactement le même objectif :
faire plaisir à leurs marionnettistes
tout en faisant carrière dans la
politique. Le cas de
Tyagnibok pourrait être quelque peu
différent. Il a des chances très réelles
de devenir une figure très puissante en
Ukraine occidentale. Il est assez
intelligent pour se rendre compte que ni
les Etats-Unis ni l’Union européenne ne
veulent vraiment de lui, mais il
commande une force beaucoup plus
puissante (à la fois politiquement et en
termes de force brute) que n’importe
quel autre homme politique ukrainien.
Quoiqu’il en soit, les dirigeants de
l’opposition ou les politiciens
pro-régime sont tous des marionnettes
dans les mains de forces beaucoup plus
puissantes, et même si Tyagnibok faisait
exception à cette règle, il n’aurait
tout de même pas grande importance car
ses véritables ambitions sont locales,
limitées à l’Ukraine occidentale.
Après avoir examiné rapidement les
figures locales, tournons-nous
maintenant vers les gens qui importent
véritablement :
Les oligarques ukrainiens
La plupart d’entre eux estiment que tant
que l’Ukraine maintiendra une position
anti-russe, l’Union européenne leur
permettra de faire tout ce qu’ils
veulent à l’intérieur de l’Ukraine. Ils
ont raison. Pour eux, la signature d’un
accord – autrement sans conséquence –
avec l’UE est essentiellement une
manière d’accepter le deal suivant : ils
deviennent les fidèles serviteurs de
leurs seigneurs européens, en échange de
quoi lesdits seigneurs les laisseront
continuer à piller l’Ukraine autant
qu’ils le souhaitent.
Il y a un plus petit groupe d’oligarques
qui a plus à perdre qu’à gagner si les
relations russo-ukrainiennes
s’aigrissent et si la Russie impose des
barrières au commerce avec l’Ukraine (ce
que la Russie devra faire si l’Ukraine
signe un accord de libre-échange avec
l’UE). Ces oligarques estiment qu’il y a
plus d’argent à se faire avec la Russie
qu’avec l’Union européenne, et ce sont
ceux-là qui ont convaincu Ianoukovitch
de faire son « zag » décisif en tournant
le dos à l’UE au profit de la Russie. Il
y a donc une scission à l’intérieur de
l’oligarchie ukrainienne, dont les
représentants se trouvent des deux côtés
du conflit actuel.
L’Union européenne
L’UE est prise dans une profonde crise
systémique, économique, sociale et
politique, et elle est absolument au
désespoir de trouver de nouvelles
opportunités pour se sauver de son lent
écroulement. Pour l’UE, l’Ukraine est
d’abord et avant tout un marché auquel
vendre ses biens et ses services.
L’Ukraine est aussi un moyen de donner à
l’UE l’apparence d’une entité plus
grande, plus puissante, plus pertinente.
Certains estiment que l’Ukraine peut
aussi fournir de la main-d’œuvre bon
marché à l’UE, mais je ne crois pas que
ce soit une considération importante
pour les raisons suivantes : l’UE a déjà
beaucoup trop d’immigrants, et il y a
déjà eu un flux régulier d’Ukrainiens
(et de Baltes) qui ont quitté leur pays
pour une vie meilleure en Occident. Par
conséquent, ce que l’UE veut vraiment,
c’est un moyen de bénéficier de
l’Ukraine, mais sans subir trop de
conséquences négatives de tout accord
qui serait signé. D’où les 1500 pages du
projet d’accord avec l’UE.
Les États-Unis
Les objectifs des Etats-Unis en Ukraine
sont complètement différentes des
objectifs de l’UE, d’où les tensions
très réelles entre leurs diplomates si
bien exprimées par
le « que l’UE aille se faire f*** ! » de
Madame Nuland. En outre, et
contrairement à l’UE qui est en
faillite,
les Etats-Unis ont dépensé plus de
5 000 000 000 de dollars pour atteindre
leurs objectifs en Ukraine. Mais
quels sont donc vraiment ces objectifs ?
C’est là que ça devient vraiment
intéressant.
Tout d’abord, nous devons revenir à
la déclaration cruciale faite par
Hillary Clinton début décembre 2012 :
« Il y a une volonté de re-soviétiser
la région. (…) Cette tendance ne va pas
être appelée comme ça. Elle sera appelée
‘Union douanière’, ‘Union eurasienne’ ou
quelque chose comme ça (...) Mais ne
faisons aucune erreur à ce sujet. Nous
savons quel en est l’objectif et nous
essayons de trouver des moyens efficaces
pour la ralentir ou l’empêcher. »
Il est ici absolument hors de propos de
débattre pour savoir si Hillary avait
tort ou raison dans son interprétation
de ce que l’Union eurasienne est censée
devenir : ce qui importe, c’est ce
qu’elle croit et ce que ses maîtres
politiquent croient, et ils croient
vraiment que Poutine veut recréer
l’Union soviétique. Peu importe à quel
point une telle idée est stupide, mais
nous devons toujours garder à l’esprit
que c’est ce que les gens comme Hillary
croient sincèrement.
Ensuite, nous devons nous rappeler
une autre déclaration cruciale, faite
cette fois par Zbigniew Brzezinski [1],
qui a écrit :
« Sans l’Ukraine, la Russie cesse
d’être un empire, tandis qu’avec
l’Ukraine – achetée en premier lieu et
subjuguée ensuite – elle se transforme
automatiquement en empire... » Selon
lui, le nouvel ordre mondial sous
l’hégémonie des Etats-Unis est créé
contre la Russie et sur les fragments
de la Russie. L’Ukraine est
l’avant-poste de l’Ouest pour empêcher
la reconstitution de l’Union
soviétique. »
Encore une fois, il n’est pas du tout
important d’établir si Zbig le maléfique
a raison ou tort. Ce qui importe est que
Zbig et Hillary nous fournissent
conjointement la clé de la politique
américaine actuelle en Ukraine :
empêcher la Russie de devenir une
superpuissance. Pour eux, et
contrairement aux Européens, il ne
s’agit pas de « s’emparer de
l’Ukraine », mais de « ne pas laisser
les Russes obtenir l’Ukraine ». Et
c’est absolument crucial : du point de
vue américain, le chaos, la destruction
et même une guerre civile totale en
Ukraine États-Unis sont beaucoup,
beaucoup plus souhaitables que toute
– et je dis bien toute – forme
d’union économique ou politique entre la
Russie et l’Ukraine. Pour les
Américains, c’est un jeu à somme nulle :
plus grande est la perte pour la Russie,
plus grande est la victoire de l’Empire
Anglo-Sioniste.
La Russie
Ici, nous devons changer complètement
notre point de vue et réaliser ce qui
suit : même si cela peut sembler
contre-intuitif, et indépendamment de
l’extrême proximité entre les langues et
les cultures russe et ukrainienne,
indépendamment d’une longue histoire
commune, indépendamment du fait que les
Russes et les Ukrainiens ont vaincu
l’Allemagne nazie ensemble,
indépendamment du fait que l’Ukraine est
un grand pays voisin de la Russie et
indépendamment du fait que les deux pays
ont des liens économiques étroits, la
Russie n’a pas besoin de l’Ukraine.
Hillary et Zbig ont, tout simplement,
complètement tort. En outre, la Russie
n’a absolument aucune intention de
recréer l’Union soviétique ou, encore
moins, de devenir un empire. C’est un
non-sens absolu, de la propagande
stupide pour nourrir les masses
occidentales, des clichés de Guerre
froide qui sont absolument inapplicables
aux réalités actuelles. En outre,
la Russie est déjà une superpuissance,
tout à fait capable de défier l’UE et
les Etats-Unis ensemble (comme
l’exemple de la guerre en Syrie l’a si
dramatiquement illustré). En
réalité, la Russie a connu sa
croissance la plus spectaculaire
précisément à un moment où l’Ukraine
était occupée par la Pologne
(14ème-17ème siècles) :
La croissance de la Russie par année
Pourquoi la Russie moderne aurait-elle
besoin de l’Ukraine ? L’économie
ukrainienne est en ruines, le pays est
en proie à d’immenses tensions sociales
et politiques, et l’Ukraine ne possède
pas de ressources naturelles dont la
Russie aurait besoin. Quant à « être une
superpuissance », l’armée de l’Ukraine
est une farce, et l’armée russe n’aurait
guère besoin de la soi-disant
« profondeur stratégique » offerte par
l’Ukraine : c’est là de la logique
militaire des 19e et 20ème siècles, et
les guerres modernes sont menées dans la
profondeur du territoire de l’ennemi,
avec des armes de frappe à longue
portée, et la Russie est tout à fait
capable de fermer l’espace aérien
ukrainien sans avoir la moindre forme
d’union économique ou politique avec
elle.
Non, ce dont la Russie a besoin
d’abord et avant tout est de stabilité
et de prospérité en Ukraine. Non
seulement une partie non triviale de
l’économie russe a-t-elle des liens avec
l’Ukraine, mais l’effondrement total
d’un si grand voisin affecterait
forcément l’économie russe elle aussi
(qui, soit dit en passant,
risque fort d’entrer en récession pour
la première fois depuis longtemps).
En outre, des millions de Russes vivent
en Ukraine et des millions d’Ukrainiens
vivent en Russie. La plupart des
familles russes ont des liens avec
l’Ukraine. Donc la dernière chose
que souhaite la Russie est une guerre
civile dans laquelle elle serait presque
inévitablement attirée.
Même en Crimée, tout ce dont la Russie a
vraiment besoin est un statu quo : la
paix, la prospérité, une bonne
infrastructure touristique pour
accueillir les touristes russes, et le
droit garanti de maintenir une base pour
la flotte de la mer Noire. Pour cela, la
Russie n’a pas besoin d’occuper ou
d’annexer la Crimée. Toutefois, si la
péninsule de Crimée devait être attaquée
par les néo-nazis ukrainiens, il ne fait
absolument aucun doute dans mon esprit
que la flotte de la mer Noire
interviendrait pour protéger la
population locale avec laquelle elle a
de nombreux liens familiaux. Il est
important de se rappeler que la flotte
de la mer Noire est infiniment mieux
entraînée et équipée que l’armée
ukrainienne et qu’elle comprend une très
puissante force d’infanterie de marine
(une brigade et un bataillon, ce dernier
spécialisé dans les opérations
anti-terroristes). Etre capable de
battre et brûler des policiers
anti-émeute est une chose, mais faire
face à des forces d’élite bien
entraînées, armées jusqu’aux dents et
aguerries (Tchétchénie, Géorgie),
disposant du matériel militaire le plus
moderne et le plus développé est une
toute autre chose.
Quant à la perspective stratégique
globale, la Russie voit son avenir dans
le Nord et dans l’Est, pas du tout dans
son Sud-Ouest.
L’Arctique, la Sibérie,
l’Extrême-Orient, la Chine et le
Pacifique, voilà les directions vers
lesquelles les stratèges russes portent
leurs regards pour l’avenir de la
Russie, et certes pas l’Union européenne
mourante et en décomposition ou les
terres ruinées et instables de
l’Ukraine !
Que va-t-il probablement se passer ?
Je pense que l’Union européenne a très
peu de chances d’atteindre ses objectifs
en Ukraine pour une raison très simple :
les nationalistes ukrainiens et la
soi-disant « opposition » (c’est-à-dire
l’insurrection armée) sont tous achetés
et payés par les Etats-Unis. Les
bureaucrates de l’UE peuvent continuer à
visiter l’Ukraine et à faire des
déclarations tonitruantes, mais ils
n’ont pas vraiment d’importance. C’est
donc véritablement les Etats-Unis contre
la Russie, et ici je dois dire que les
objectifs des États-Unis sont beaucoup
plus faciles à réaliser que ceux de la
Russie : tout ce dont les Etats-Unis
ont besoin est de chaos, quelque chose
de facile à réaliser et qui se finance à
relativement peu de frais, alors que la
Russie a besoin de stabilité et de
prospérité et que cela, à tout le moins,
implique de fournir des moyens de
réanimation cardiaque à l’économie
ukrainienne qui est complètement en
ruines et que des réformes vitales
soient mises en œuvre. Ce dernier
point ne peut probablement pas se faire
sans briser les reins des oligarques
ukrainiens. La Russie a-t-elle les
moyens d’y parvenir ? J’en doute
fortement. Pas avec ses signes actuels
de problèmes économiques prochains et
pas avec un clown veule et corrompu
comme Ianoukovitch au pouvoir. Que faire
alors ?
Eh bien, si le sauvetage de l’Ukraine
n’est pas une option, alors protéger la
Russie du chaos et de la destruction
inévitables de l’Ukraine est la seule
option qui reste. Cela, et s’assurer à
tout prix que la Crimée est en sécurité.
La Russie pourrait, par exemple, fournir
une aide directe à l’Ukraine orientale,
en particulier à des régions comme
Kharkov qui sont régies par des gens
compétents et déterminés. Au-delà de
telles mesures, la seule option qui
reste pour la Russie est de se mettre à
l’abri et d’attendre ou bien qu’une
force viable prenne le pouvoir à Kiev,
ou bien que l’Ukraine se disloque.
Et qu’en est-il du peuple ukrainien ?
Je pense que ma position sur cette
question est claire dans ce qui précède.
L’UE a besoin d’eux comme esclaves, les
Etats-Unis ont besoin d’eux comme pions,
et le seul parti qui a besoin qu’ils
vivent dans la prospérité est la Russie.
C’est tout simplement un fait de
géostratégie. Si les Ukrainiens sont
trop stupides et trop aveuglés par leur
nationalisme enragé pour comprendre
cela, alors qu’ils paient le prix de
leur folie. S’ils sont assez
intelligents pour s’en rendre compte,
qu’ils trouvent le courage d’agir en
conséquence et de permettre à la Russie
de les aider. Sinon, alors, à tout le
moins, je leur conseillerais d’arrêter
d’halluciner et de ne pas s’imaginer une
sorte d’intervention des
Spetsnaz (forces spéciales
russes) qui envahiraient et occuperaient
l’ « Ukraine indépendante ». Moscou a de
meilleures choses à faire et est déjà
occupée ailleurs.
Par
Le Saqr
Article original :
http://vineyardsaker.blogspot.fr/2014/02/the-geopolitics-of-ukrainian-conflict.html
Traduction :
Salah pour
Le Grand Soir
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