Algérie
Qui gouverne en Algérie ?
Lahouari Addi
Abdelaziz Bouteflika et le général Ahmed
Gaïd Salah lors d’une cérémonie
militaire
dans la ville de Cherchell, le 27 juin
2012. Photo Ramzi Boudina. Reuters
Vendredi 29 mars 2019
Cette question se pose depuis longtemps
en Algérie dans les discussions
quotidiennes et dans les articles de
presse où est utilisée l’expression « le
pouvoir » pour désigner les gouvernants.
Malgré le flou qu’elle implique, nous
savons cependant plus ou moins que cette
expression renvoie à un mécanisme
d’exercice de l’autorité de l’Etat au
centre duquel il y a la hiérarchie
militaire.
Pour des raisons
historiques, l’Etat algérien s’est
construit à partir de l’armée, mais
l’élite militaire a raté l’occasion
d’octobre 1988 pour se retirer du champ
de l’Etat. Se substituant à la
souveraineté populaire, la hiérarchie
militaire ne déclare pas officiellement
qu’elle est la source du pouvoir en lieu
et place de l’électorat. Mais tout le
monde sait que c’est elle qui désigne le
président.
Comment alors
analyser le régime algérien alors qu’il
est incompatible avec l’ordre
constitutionnel ? La science politique a
des difficultés à étudier le régime
algérien qui relève plutôt de
l’anthropologie politique mieux outillée
conceptuellement pour analyser les
rapports d’autorité formels et non
formels. Sa particularité est que les
institutions ne véhiculent pas toute
l’autorité de l’Etat. Ces derniers
jours, des responsables de partis de
l’administration parlent de « forces
extraconstitutionnelles » qui
interfèrent dans la prise de la décision
politique.
Quelle est la
structure officielle de l’Etat en
Algérie ? Théoriquement il est dirigé
par un président élu au suffrage
universel à l’issue d’une campagne
électorale à laquelle prennent part
différents partis, y compris ceux de
l’opposition légale. Le président met en
œuvre une politique traduite par des
lois votées à l’Assemblée nationale par
des députés eux aussi élus au suffrage
universel. Théoriquement, il y a donc un
pouvoir exécutif issu des urnes, un
pouvoir législatif représentant de la
volonté populaire et un pouvoir
judiciaire indépendant qui protège
l’exercice des droits civiques des
citoyens. Il y a même un conseil
constitutionnel qui veille à la
constitutionnalité des lois et décrets.
Cette structure institutionnelle est
portée par des partis politiques qui
expriment les différents courants
idéologiques de la société et qui se
disputent le pouvoir exécutif à travers
des élections libres et pluralistes.
Le seul problème
est que ce schéma ne correspond pas à la
réalité. Par le trucage des élections,
le pouvoir exécutif, mandaté par la
hiérarchie militaire, empêche le corps
électoral de se donner les représentants
qu’il veut. La réforme de la
constitution de février 1989 a mis fin
au système de parti unique, mais le
régime a perverti le pluralisme en
truquant les élections pour empêcher
toute alternance. Le pluralisme a été
une façade derrière laquelle l’armée a
continué d’être la source du pouvoir en
lieu et place du corps électoral.
Si le régime
post-88 est sur le point de s’effondrer,
c’est parce qu’il n’a pas de cohérence
politico-idéologique. En comparaison, le
régime de Boumédiène était plus
cohérent. Celui-ci disait : les
chouhadas m’ont demandé de diriger le
peuple pour faire son bonheur. Par
conséquent, je suis l’Etat, et celui qui
n’est pas content, il n’a qu’à quitter
le pays. L’autoritarisme de Boumédiène
était cohérent et clair et ne
s’encombrait pas d’arguties d’une
constitution copiée sur celle de la 5èm
république française. Le modèle de
Boumédiène a survécu à son fondateur
avec un faux pluralisme.
Evidemment, les
militaires n’interviennent pas
directement en tant que tels dans le
champ de l’Etat. Les généraux de l’Etat-Major
ont d’autres tâches à accomplir,
notamment l’entretien du niveau
opérationnel des troupes. Ils ont
cependant confié à la direction de
l’espionnage la tâche de gérer le champ
politique. A l’exception du président
désigné par la hiérarchie militaire, ce
service d’espionnage appelé DRS, désigne
le Premier ministre et supervise avec le
président la formation du gouvernement.
Les dernières
déclarations de Amar Saidani à TSA le
confirment. Ouyahya est désigné comme
premier ministre par le DRS. Ce qui
signifie que Bouteflika ne nomme pas le
premier ministre, et ne choisit pas son
équipe ministérielle. Tous ses fidèles
ont été éjectés du gouvernement :
Belkhadem, Zerhouni, Ould Abbès,
Benachenhou.
Le DRS filtre aussi
les listes des candidats aux fonctions
électives nationale et locale (APN, APW,
APC). Il décide des résultats électoraux
en donnant aux partis des quotas de
sièges en contrepartie de la fidélité au
pouvoir administratif. En outre, il
noyaute toutes les institutions de
l’Etat (police, douanes, gendarmerie…)
pour s’assurer que les fonctionnaires ne
remettent pas en cause la règle non
écrite du système politique algérien :
l’armée est seule source du pouvoir. Le
service politique de l’armée infiltre
aussi les partis d’opposition, pour les
affaiblir de l’intérieur en créant des
crises au niveau des directions. Le
dernier parti victime de cette pratique
est le FFS. Il contrôle la presse par le
chantage à la publicité.
La mission du DRS
est de dépolitiser la société pour se
poser en seule expression politique
émanant de la hiérarchie militaire. Ce
modèle a pu fonctionner dans les années
1970 parce que l’armée comptait 40
colonels. Il ne peut pas fonctionner
aujourd’hui avec 500 généraux qui
exercent peu ou prou une parcelle de
l’autorité de l’Etat, avec en plus leurs
réseaux de clientèle se disputant des
parts de la rente pétrolière. L’anarchie
militaire au sommet de l’Etat a empêché
celui-ci de fonctionner conformément à
ses institutions formelles. L’affaire
Tebboune le montre clairement.
Après l’annulation
des élections par les généraux
janviéristes en 1992, le DRS a eu un
rôle stratégique dans la lutte
anti-terroriste, ce qui lui a donné un
poids important dans la prise de la
décision politique. Au fil des années,
il s’est quasiment autonomisé de l’Etat-Major
dont formellement il dépend
organiquement. Des généraux se sont
plaints de la concentration de pouvoir
entre les mains du chef du DRS, le
général Tewfik Médiène, connu aussi sous
le nom de « Rab Edzair » (Dieu d’Alger).
Un conflit larvé divisait la hiérarchie
militaire, surtout que les officiers du
DRS occupaient des places stratégiques
dans les circuits de répartition de la
rente pétrolière.
Le conflit entre l’Etat-Major
et la direction du DRS éclatera au
lendemain de l’attaque du complexe
gazier de Tiguentourine en 2013. Selon
les informations qui circulent à Alger,
l’Etat-Major a reproché au DRS soit
d’avoir manipulé des islamistes pour
planifier l’attaque de ce complexe
gazier (c’est ce que affirme Amar
Saidani), soit d’avoir été incapable de
protéger un endroit stratégique
d’extraction de la rente pétrolière. L’Etat-Major
a décidé la réorganisation du DRS, après
avoir mis à la retraite plusieurs
généraux. L’un d’eux, le général Hassan
a été arrêté et condamné par un tribunal
militaire à 5 ans de prison.
Mais l’Etat-Major
n’a pas informé le public sur les
raisons de cette restructuration des
services de sécurité. Il a demandé à
Amar Saidani, responsable du FLN à
l’époque, d’attaquer le général Tewfik
qu’il a accusé de s’opposer à l’Etat de
droit, à la liberté de la presse et à
l’autonomie de la justice. Un étudiant
en sciences politiques avait écrit sur
sa page Facebook : « A la tête du FLN,
Saidani a eu le temps de lire
Jean-Jacques Rousseau ! ». Une fois le
DRS réorganisé, l’Etat-Major a mis fin
aux fonctions de Saidani à la tête du
FLN.
Suite à cet
épisode, le DRS a été divisé en deux
parties. L’une sera chargée de
l’espionnage pour défendre les intérêts
du pays contre les ingérences de
puissances étrangères, et l’autre
confiée au général Bachir Tartag chargée
de la gestion de la société civile et
aussi de la surveillance des
fonctionnaires de l’Etat. Le bureau de
Tartag a été domicilié à la présidence
pour montrer qu’il est sous l’autorité
du président. Le DRS propage les rumeurs
selon lesquelles Bouteflika aurait
domestiqué l’armée. Avant de mettre à la
retraite le puissant général T. Médiène,
il aurait mis fin aux fonctions de
Mohamed Lamari, alors chef d’Etat-Major.
La vérité est que ce dernier a été démis
par l’Etat-Major après ses déclarations
au journal Al-Ahram et à l’hebdomadaire
français Le Point en 2004 où il montrait
que l’armée est au-dessus du président.
Les généraux, dont l’autorité est en
effet au-dessus de celle du président,
ne veulent pas que cela se sache.
Cette propagande
vise à cacher la véritable nature du
régime algérien où la hiérarchie
militaire exerce le pouvoir réel. Il
existe bien sûr le clan de Bouteflika,
composé de ses frères, d’importateurs et
d’entrepreneurs de travaux publics. Ce
clan a le pouvoir de relever de ses
fonctions un responsable de douane qui
refuse de violer la règlementation, de
suspendre un wali qui aura été nommé par
un clan rival, de muter au sud un
magistrat soucieux de l’application de
la loi, de bloquer une entreprise comme
Cevital, etc. Mais le pouvoir, ce n’est
pas violer la loi. Ces abus de pouvoir
ne se produisent que parce que l’armée
refuse que la justice soit autonome. Le
clan de Bouteflika est né et a grandi à
l’ombre d’un système politique centré
sur l’armée. Il a donné naissance à une
bourgeoisie monétaire vorace et
prédatrice qui se nourrit de marchés
publics, associant des enfants de
généraux dans des activités commerciales
d’importation.
Où en est-on
aujourd’hui et comment sortir de la
crise actuelle ? Composée de jeunes
généraux nés dans les années 1950 et
1960, la hiérarchie militaire doit
répondre à la demande de changement de
régime exprimée par des millions de
citoyens. Elle ne devrait pas faire les
erreurs fatales des hiérarchies
précédentes qui ont opéré quatre coups
d’Etat (1962, 1965, 1979, 1992), tué un
président et fait démissionner deux.
L’évolution de la
société algérienne exige un réajustement
de l’Etat en fonction des
transformations culturelles et sociales
des dernières décennies. Si ce
réajustement est refusé, le mouvement de
protestation va se radicaliser et
beaucoup de sang coulera. Les jeunes
généraux doivent être à la hauteur des
exigences de l’histoire.
*Lahouari
Addi est Universitaire
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