Algérie
«Les conditions politiques du dialogue
ne sont pas réunies»
Lahouari Addi
Jeudi 22 août 2019
Entretien : Hocine Lamriben
Professeur
de sociologie à l’Institut d’études
politiques de Lyon, Lahouari Addi
estime, dans cet entretien accordé à El
Watan, que le bras de fer entre le hirak
et l’état-major de l’armée trouvera son
dénouement «lorsque l’un des deux
protagonistes réalisera qu’il ne pourra
pas gagner». Les généraux «finiront tôt
ou tard par rendre le pouvoir souverain
aux civils», car «l’armée ne peut pas
livrer un combat militaire contre son
peuple», selon lui.
-Depuis
quelques semaines, on entend le slogan
de la désobéissance civile. Comment
interprétez-vous cet appel ?
Le slogan de
désobéissance civile exprime
l’exaspération et l’impatience de
certains jeunes qui considèrent que les
autorités ne les écoutent pas. Ils
veulent que la protestation aille plus
loin pour lancer, par exemple, des
mouvements de grève. Je constate
cependant que beaucoup de manifestants
n’adhèrent pas à cette option. Des
débats passionnés sur les réseaux
sociaux se déroulent et il ressort
qu’une majorité d’internautes disent que
le hirak est la désobéissance civile et
doit rester pacifique sans toucher à
l’économie.
-Certains
disent que le hirak n’a rien obtenu
après six mois de manifestations
hebdomadaires. Partagez-vous cet avis ?
L’objectif du hirak
est le changement du régime et le
processus est en cours. Tant que le
hirak empêche l’élection présidentielle,
il est victorieux.
-Pourquoi,
selon vous, le hirak refuse le dialogue
proposé par Gaïd Salah pour une
transition ordonnée ?
Gaïd Salah n’arrive
pas à convaincre les Algériens, parce
que les conditions politiques du
dialogue ne sont pas réunies. Sans
libération de la presse, il ne peut pas
y avoir de dialogue, puisque seule une
partie aura le droit de s’exprimer dans
les médias lourds que sont la télévision
et la radio. Par ailleurs, le panel
censé mener le dialogue est composé de
personnalités du régime, à commencer par
un ancien président de l’Assemblée
nationale, membre du FLN. L’opinion
publique trouve que ce n’est pas
sérieux.
-C’est alors
l’impasse ?
Il n’y a pas
d’impasse politique. La situation évolue
et le conflit s’arrêtera lorsque l’un
des deux protagonistes réalisera qu’il
ne pourra pas gagner. Et je pense que ce
sera l’état-major. Les généraux
tenteront de sauver ce qui peut l’être,
mais tôt ou tard, ils finiront par
rendre le pouvoir souverain aux civils.
Les généraux ont devant eux un problème
politique et non militaire. L’armée ne
peut pas livrer un combat militaire
contre son peuple, à moins d’être au
service d’un roi ou d’une caste, ce qui
n’est pas le cas en Algérie.
-Jusqu’ici,
les militaires ne se sont pas comportés
comme en Octobre 1988 et n’ont pas
réprimé à large échelle les
manifestations. Qu’est-ce qui a changé
dans la logique répressive de l’armée ?
En Octobre 1988, il
y a eu des édifices publics brûlés et
des scènes de pillage, ce qui a été le
prétexte à une intervention de l’armée
pour protéger l’ordre public. Des
témoins ont rapporté par ailleurs que
des anonymes dans des voitures
banalisées tiraient sur des policiers.
C’étaient des gens qui préparaient le
terrain pour une intervention de
l’armée. Aujourd’hui, la situation est
différente. Les manifestants sont
pacifiques et nettoient les rues après
les marches. Ils ont enlevé à l’armée le
prétexte d’intervenir. Mais il y a un
autre facteur. L’armée ne veut pas de
répression à grande échelle, comme cela
a été le cas dans les années 1990. J’ai
discuté avec des officiers à la retraite
et ils m’ont dit qu’ils ne sont pas
fiers des années 1990.
-Le chef
d’état-major a affirmé que les
principales revendications du hirak ont
été satisfaites et que le prochain cap
sera la présidentielle. Qu’en
pensez-vous ?
Le chef
d’état-major ne comprend pas que
l’Algérie a atteint une autre étape de
son histoire dans la construction de
l’Etat. Jusqu’à 1988, date de la fin de
la légitimité historique, l’armée avait
pour mission d’asseoir l’autorité du
pouvoir central en donnant la légitimité
à la branche exécutive. Cette étape est
terminée. Les nouvelles générations
veulent un Etat qui ne se limite pas au
pouvoir exécutif ; elles veulent que le
pouvoir exécutif soit issu de
l’alternance électorale avec des partis
représentatifs des différents courants
de la société. C’est terminé le temps où
les députés étaient fabriqués dans les
laboratoires du DRS. Les jeunes du hirak
veulent enlever des mains de la
hiérarchie militaire le pouvoir
souverain de désigner les élus. Et pour
cela, ils veulent une transition menée
par des personnalités qui ne sont pas
liées au régime.
-Pensez-vous
qu’un compromis de sortie de crise est
possible ?
Historiquement tout
est possible, mais la situation évoluera
en fonction du rapport de forces entre
les deux adversaires que sont
l’état-major et la rue. A ce jour, c’est
la rue qui l’emporte ; elle refuse une
élection présidentielle, ce qui met dans
l’illégalité tous les détenteurs de
l’autorité publique, y compris les
membres de l’état-major. Il n’y a pas de
Président constitutionnellement
légitime, donc il n’y a pas de légalité.
J’ai remarqué que le 5 juillet, le chef
de l’Etat intérimaire n’a reçu aucun
message de l’extérieur à l’occasion de
la Fête d’indépendance. Cela veut dire
que le gouvernement algérien ne
bénéficie pas de la reconnaissance
internationale.
-Pourquoi ne
pas procéder à l’élection présidentielle
et laisser au Président élu la charge de
mener la transition ?
Le problème est que
les Algériens n’ont pas confiance en une
élection organisée par le régime. J’ai
parlé avec des hirakistes au sujet d’une
commission de contrôle du scrutin et
l’un d’eux m’a répondu ceci : «Dans les
grandes villes, la commission empêchera
le trucage, mais dans les petites
villes, le chef de daïra fera du
bourrage des urnes sur instruction des
autorités centrales.»
-Quel rôle
joue le facteur international dans la
crise algérienne ?
Nos voisins du Nord
vivent dans la crainte que la situation
dégénère comme en Libye. Cela voudrait
dire deux millions de réfugiés en Europe
et la déstabilisation de l’Afrique du
Nord et aussi du Sahel. C’est pourquoi
les Européens sont silencieux. Le danger
vient de l’Est, avec les velléités
d’intrusion de la part des Emirats et de
l’Arabie Saoudite, mais ces velléités
ont été tenues en échec par les services
de sécurité.
La presse rapporte
souvent que l’ANP arrête des
terroristes. Ce sont probablement des
éléments envoyés par les monarchies du
Golfe pour provoquer l’anarchie qui
justifierait l’intervention musclée de
l’armée. Il faut dire qu’il est
difficile pour les monarchies du Golfe
de trouver des relais locaux, parce que
le tissu social algérien est homogène.
L’écrasante majorité de la population
est musulmane, sunnite, de rite
malékite. Il n’y a pas de minorités
religieuses ou ethniques suffisamment
importantes pour créer le scénario
syrien. Quant au soi-disant antagonisme
Berbères-Arabes, l’anthropologie ne le
confirme pas.
-Un dernier
mot ?
Pour le Mouvement
national, qui continue de travailler la
mémoire sociale algérienne, l’objectif
final était l’Etat de droit avec des
élections.
L’indépendance n’était qu’une étape. Le
hirak s’inscrit dans cette perspective
et c’est pourquoi il a des chances de
réussir.
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