Entretien
Lahouari Addi : «Je déposerais plainte
contre
l’auteur et la maison d’édition»
Salim Koudil
Lundi 22 juin 2020
Cité dans le livre
d’Ahmed Bensaada, le sociologue Lahouari
Addi revient point par point sur les
«affirmations» contenues dans l’ouvrage.
Reporters : Un livre écrit par Ahmed
Bensaada, intitulé «Qui sont les ténors
autoproclamés du Hirak algérien ?» vient
de sortir aux éditons APIC. L’auteur
remet en cause, entre autres, certaines
de vos positons concernant le Hirak.
L’avez-vous lu ?
Lahouari Addi : Je n’ai pas lu le
livre parce qu’il n’est pas disponible à
l’étranger, mais j’ai lu de larges
extraits où je suis mis en cause avec
d’autres. J’ai été étonné par
l’expression «ténors auto-proclamés du
Hirak». L’auteur l’utilise parce qu’il
ne connaît pas le b.a.ba de la science
politique. Dans tout mouvement de
contestation populaire, des leaders
émergent sur la base de leur discours
qui est une offre politique. Si cette
offre correspond à une demande
politique, ils deviennent des
personnalités populaires. Une grande
partie des Algériens, pas tous
évidemment, s’est reconnue dans l’offre
politique de Karim Tabou, Mustapha
Bouchachi, Assoul Zoubida, Mohcene
Belabbès, Kaddour Chouicha, Fodil
Boumala et d’autres encore. Ils ne se
sont pas auto-proclamés et n’ont empêché
personne de prendre la parole. Leur
discours est cohérent et correspond à
l’aspiration d’une transition
démocratique, ce qui leur a valu le
soutien de nombreux hirakistes. On peut
ne pas être d’accord avec eux sur telle
ou telle position, mais on ne peut nier
que Tabou est populaire sur l’ensemble
du territoire national. Et c’est pour
cette raison qu’il est en prison.
S’attaquer à Bouchachi, Assoul, Tabou…
c’est s’attaquer à leur discours qui
porte sur la demande de transition
démocratique. Ahmed Bensaada montre
qu’il est hostile au Hirak et qu’il
soutient le régime. Pour quelles raisons
? Je ne le sais pas. En ce qui me
concerne, mes analyses qui paraissent
dans la presse nationale et sur ma page
facebook ont un écho favorable de la
part de certains hirakistes. Je ne les
impose pas et je ne me proclame pas
«idéologue du Hirak». Je participe avec
d’autres collègues universitaires au
débat sur le mouvement de contestation
comme Nacer Djabi, Louiza Driss-Aït
Hamadouche, Hosni Kitouni et d’autres
encore.
Dans cet ouvrage, l’auteur critique
vos écrits, en l’occurrence la tribune
publiée, sur le site
«lematindalgerie.com», le 14 mars 2019,
soit trois semaines après le début du
Hirak. Vous y proposiez trois noms,
Zoubida Assoul, Mustapha Bouchachi et
Karim Tabbou, pour former une
«présidence collégiale» qui devait gérer
«les affaires courantes» et préparer
l’élection présidentielle et les
législatives «dans un délai de 6 à 10
mois». Pour l’auteur, le choix de ces
personnes est «loin d’être anodin». Il
s’interroge sur l’existence d’une
éventuelle «coalition sous-jacente au
Hirak pour proposer une liste en
particulier». Quelle est votre réaction
?
Le texte auquel vous faites
référence est paru sur le site TSA en
mars 2019 après la démission de
Bouteflika sous la pression de la rue.
J’avais proposé que le Président par
intérim, avec l’appui de l’armée,
désigne une instance collégiale pour
mener la transition que demandait le
Hirak. J’ai avancé des noms parmi les
personnes susceptibles d’être acceptées
par la majorité des citoyens, Zoubida
Assoul, Mustapha Bouchachi et Karim
Tabou. Je l’ai fait en tant que citoyen
privé et j’ai le droit de le faire
puisque je n’exerce aucune fonction
officielle dans l’Etat. Je n’ai pas
détourné l’autorité de l’Etat pour faire
une proposition personnelle. D’autres
personnes auraient pu suggérer d’autres
noms pour arriver à un consensus.
L’essentiel n’est pas dans les noms,
mais dans la transition menée par des
personnes consensuelles.
Ahmed Bensaada sous-entend que vous
omettez délibérément de mentionner sur
votre «CV institutionnel» votre
collaboration avec «International Forum
For Democratic Studies Research Concil»
de la NED (National Endowment for
Democraty), organisation présentée comme
la vitrine civile de la CIA. Que
répondez-vous ?
Ahmed Bensaada n’a jamais lu mon CV
et il ne sait pas de quoi il parle. Il
ne sait pas comment fonctionnent les
institutions de recherche et
l’université en Occident. Il n’est pas
universitaire et il n’est pas professeur
à l’université. Il enseigne la physique
à des élèves de collège au Canada. Il a
le droit d’écrire des pamphlets, mais il
n’a pas le droit de diffamer les gens et
de dire des mensonges à leur sujet. S’il
a des informations tangibles sur
l’implication de ceux qu’il accuse, il
devra les remettre à l’ambassade du pays
où il réside pour que les services de
sécurité (qui ont les moyens et le
personnel formé à cet effet) mènent une
enquête pour protéger le pays de
l’ingérence étrangère. Accuser un
concitoyen de travailler pour la CIA est
grave, connaissant l’histoire de la CIA
et de son rôle comme instrument de
l’impérialisme américain. Dès que les
conditions politiques s’éclairciront
dans notre pays, je déposerais plainte
contre l’auteur et contre la maison
d’édition.
Mais qu’en est-il de la présence de
votre nom dans le document du forum ?
La NED voulait un débat d’idées et a
créé ce Forum et aussi une revue
académique Journal of Democracy, dont
les articles sont consultables en ligne.
J’ai publié trois articles dans cette
revue et ils sont consultables en ligne,
ils n’ont rien à voir avec l’idéologie
de la droite américaine. La NED a mis
sur pied aussi un Forum qui réunissait
des universitaires de différentes
tendances. J’ai été sollicité en raison
de mes travaux académiques en compagnie
de noms prestigieux comme Lisa Anderson
(professeure à Columbia University,
connue pour ses travaux sur le monde
arabe), Filaly Ansary, directeur de la
Fondation Agha Khan de Londres,
Abdullahi Ahmed En-Naim, professeur de
droit international à Emory University
et disciple du réformateur musulman
Mahmoud Taha, Saad-Eddine Ibrahim,
directeur du Centre de Recherche Ibn
Khaldoun au Caire, etc. La participation
à ce Forum ne signifie pas que les
membres étaient d’accord avec la théorie
de la fin de l’histoire ou du conflit
des civilisations. Sur cette question,
il faut se référer aux publications des
auteurs. Ce n’est pas parce que j’ai
participé à un colloque avec Huntington
ou Fukuyama que je partage leurs
orientations idéologiques. J’ai été par
contre invité plusieurs fois par des
universités comme professeur (Princeton
University, Utah University, UCLA,
Georgetown University…). Ces invitations
sont pour moi l’occasion d’écrire des
livres. C’est à Princeton University en
1992 que j’ai rédigé «L’Algérie et la
démocratie» publié par La Découverte à
Paris en 1994. C’est aussi dans le
prestigieux Institute for Advanced Study
de Princeton que j’ai rédigé «Deux
anthropologues au Maghreb : Clifford
Geertz et Ernest Gellner» qui paraît en
arabe ce mois-ci chez Doha Center. Mon
livre «Le nationalisme arabe radical et
l’islam politique» a été rédigé à
Georgetown University où j’étais invité
en 2013. Il a été publié en anglais par
Georgetown University Press et j’ai tenu
à ce qu’il paraisse à Alger chez Barzakh
pour que les étudiants algériens le
lisent. Il est disponible dans les
librairies en Algérie.
A ce propos, quel est votre point de
vue sur la NED ?
La NED est un think tank (club de
réflexion) créé et financé par le parti
républicain à Washington au lendemain de
la chute du Mur de Berlin. Pour les
Américains, la défaite idéologique de
l’Union Soviétique consacrait leur
victoire sur leurs adversaires. Ils se
voyaient comme les promoteurs de la
démocratie de par le monde à l’ombre de
la Pax Americana. C’est dans ce contexte
qu’est apparue la théorie de la fin de
l’histoire de Francis Fukuyama qui
prétendait que l’humanité avait atteint
son stade final d’évolution avec le
triomphe du marché néo-libéral version
américaine. Un autre théoricien, Samuel
Huntington, de la droite américaine,
prétendait que les guerres idéologiques
étaient terminées et que maintenant il y
aura des conflits de civilisations
(clash of civilizations). Il disait que
les Etats-Unis, au nom de la
civilisation occidentale, devaient
affronter la civilisation musulmane qui
est un ennemi de la démocratie. Il a
tout simplement oublié que le principal
allié de l’impérialisme américain était
l’Arabie Saoudite dont l’idéologie
d’Etat, le wahabisme, est
l’interprétation la plus intolérante de
l’islam. Je ne partage ni de près ni de
loin l’idéologie des animateurs de la
NED. Pour moi, les Etats-Unis, outre
leur rôle néfaste dans le Tiers-Monde,
n’ont pas la légitimité morale pour être
un modèle de démocratie. L’assassinat
systématique des Noirs Américains par la
police ne date pas d’aujourd’hui.
L’opinion publique en a pris conscience
parce que ces meurtres sont désormais
filmés par les téléphones portables. Par
ailleurs, sur le plan institutionnel,
les Etats-Unis ont un déficit
démocratique très lourd. Selon la radio
publique NPR, 26 Etats, représentant 18%
de la population, détiennent la majorité
au Sénat qui a la prérogative de bloquer
toute loi émanant de la Chambre des
députés. Les représentants de 18% de la
population imposent leurs lois aux 82% !
C’est l’Amérique. Si la droite
américaine veut renforcer la démocratie
dans le monde, il faut qu’elle commence
par réformer son système de
représentation qui viole le principe
élémentaire du suffrage universel.
Toujours à propos de la NED, l’auteur
se demande si vous n’auriez pas
«directement ou indirectement» contribué
à la formation des cyberactivistes et
les financiers des «ONG» affiliées à
l’IRI (International Républicain
Institute) et la NDI (National
Democratic Institute), deux satellites
de cette organisation…
Ce sont là des accusations
gratuites. Je n’ai ni compte Twitter, ni
compte Instagram. Et j’ai ouvert une
page Facebook seulement en avril 2019
lorsque TSA, sous la pression des
autorités, a refusé de publier mes
articles hebdomadaires. Je ne suis pas
un fan des réseaux sociaux qui, malgré
leur utilité, véhiculent trop de haine.
Par ailleurs, je n’ai appartenu à aucune
ONG américaine. En France, j’ai
appartenu à Algeria-Watch, une ONG de
surveillance de droits humains en
Algérie, et au Forsem, qui est un forum
de solidarité euro-méditerranéenne que
j’ai fondée aux côtés de Tahar Khalfoun
et Gilbert Meynier à Lyon.
Ahmed Bensaada affirme que le point
commun entre Zoubida Assoul, Mustapha
Bouchachi et vous, c’est vos «relations
avec les Etats-Unis» et leurs organismes
d’«exportation» de la démocratie»…
C’est de la diffamation. Zoubida
Assoul et Mustapha Bouchachi sont des
militants engagés qui ont suscité le
soutien de milliers de jeunes hirakistes
qui se sont reconnus dans leurs prises
de position. Ce sont des personnalités
respectables et admirables pour ce
qu’elles font pour le pays. Je ne les
connaissais pas personnellement, je les
ai rencontrés pour la première fois en
février 2020 à Paris dans les locaux de
la chaîne Al Maghraribia.
L’attitude des puissances
occidentales vis-à-vis du Hirak est tout
de même ambiguë. Comment l’analysez-vous
?
Les pays occidentaux se moquent que
l’Algérie soit démocratique ou non. Ce
qui les intéresse, c’est que le pays ne
soit pas une source d’émigration massive
vers l’Europe ou une source de
terrorisme. Qu’elle ait un régime
démocratique ou un régime autoritaire,
ce que l’Occident veut, c’est la
stabilité et le respect des règles du
marché mondial. Les Occidentaux ont
appris la leçon de la Libye et de la
Syrie et ne veulent pas recommencer avec
l’Algérie. Le cauchemar de la France
officielle, c’est que l’Algérie devienne
comme la Libye. Les Occidentaux
regrettent Saddam Hussein qui
neutralisait l’Iran et réprimait les
islamistes. Ils regrettent Kadhafi qui
empêchait l’émigration africaine d’aller
vers l’Europe. Pour les Etats-Unis, nous
sommes la périphérie, et la périphérie
doit être calme pour que les entreprises
multinationales et les places boursières
ne soient pas perturbées. Par contre, le
Hirak fait peur à l’Egypte et aux
monarchies du Golfe. Ils craignent
l’effet de contagion et je ne serais pas
étonné qu’ils interviennent d’une
manière ou d’une autre pour l’étouffer.
L’auteur de «Qui sont les ténors
autoproclamés du Hirak algérien ?»
revient sur vos rapports avec le
mouvement «Rachad». Il mentionne une
«camaraderie difficilement dissimulable»
entre vous et un des animateurs du
mouvement, Larbi Zitout, dont les
accointances avec la mouvance islamiste
sont connues. Comment réagissez-vous à
cela ?
Le mouvement Rachad est un courant
idéologique de la société algérienne à
côté d’autres courants. Ce n’est pas au
régime de dire aux citoyens quels sont
les partis d’opposition à fréquenter et
quels sont ceux à ne pas fréquenter. Ma
position sur l’islamisme est claire et
découle de mes travaux académiques. Ce
courant ne peut pas être éradiqué par la
violence ; il doit être inséré dans les
institutions dans le cadre des lois de
la République et dans le respect de la
liberté d’expression. Si l’Etat reproche
quelque chose à Mourad Dhina ou Ali
Belhadj, il y a les tribunaux. Ce n’est
pas à la police d’accuser les gens ; la
police arrête des suspects sur ordre de
la justice et c’est au tribunal de
juger. D’une façon générale, il faut une
véritable réconciliation nationale par
laquelle les islamistes s’engagent à
respecter les lois du vivre ensemble, à
commencer par la liberté de conscience
et l’égalité juridique hommes-femme.
Nous ne pouvons pas être en paix et être
un Etat de droit si ces deux principes
ne sont pas respectés et protégés par la
loi.
Parmi les «critiques» de Ahmed
Bensaada, il y en a une qui porte sur
votre changement d’avis sur le
journaliste et auteur Kamel Daoud. Vous
le présentiez, en 2014, comme «le
meilleur d’entre nous», alors qu’en
janvier dernier, il est devenu pour vous
«un trophée postcolonial exhibé par la
droite européenne». Qu’en dites-vous ?
C’est bizarre ce reproche qui montre
que Bensaada n’a aucun argument. Kamel
Daoud a perdu beaucoup de ses
sympathisants lorsqu’il a critiqué le
Hirak dans un article paru dans
l’hebdomadaire Le Point. J’ai publié un
texte sur ma page facebook, qui a été
viral, où j’ai dit qu’il avait tort. Je
ne vois pas où est le problème, à moins
d’être d’accord avec un auteur même
quand il change de position. Je rappelle
que Kamel Daoud a toujours été critique
du régime et de l’intolérance. Sa
critique du Hirak a étonné plusieurs de
ses anciens amis.
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