Algérie
Le Hirak est la victoire posthume
de Mecili
et de Ait Ahmed
Lahouari Addi
Mercredi 8 avril 2020
Dans cet entretien
accordé à Libre-Algérie, Lahouari ADDI*
revient sur l’affaire Mecili et ses
retombées sur les relations algéro-françaises,
sur la révolution que mène le peuple
algérien et sur le contexte
international dominé par la crise
sanitaire du COVID-19.
Le 7 avril de
chaque année nous commémorons
l’assassinat de Ali Mecili. L’affaire
reste marquée par « la raison d’Etat »
et par les intérêts des régimes au
détriment des intérêts des peuples. La
France ne sera-t-elle jamais prête à
lâcher le régime algérien malgré le
discrédit porté par tout un peuple ?
Les relations entre
l’Algérie et la France sont
particulières et obéissent à du chantage
de part et d’autre. Les Etats n’ont pas
d’amis, dit-on ; ils n’ont que des
intérêts. La France défend sa part de
marché en Algérie et le régime algérien
défend son maintien en lui demandant de
l’aider à combattre l’opposition. Pour
le gouvernement français de l’époque,
Ali Mécili n’était pas un sujet de
droit, c’était juste un opposant au
régime algérien. Le sacrifier pour
raison d’Etat n’avait aucune coût
politique sur le plan interne. Au
contraire, les entreprises françaises
qui commerçaient avec l’Algérie étaient
rassurées.
Nous commémorons
l’assassinat de Ali Mecili dans un
contexte particulier, marqué par une
révolution menée par le peuple Algérien
de manière pacifique et unitaire. Est-ce
le prolongement ou un aboutissement du
combat de Mécili?
Certainement ; et
je dirais que le hirak est la victoire
posthume de Mécili et de Ait Ahmed.
Toute sa vie, ce dernier a défendu une
ligne politique qui anime le hirak de
Annaba à Maghnia et d’Alger à
Tamanrasset. Les historiens retiendront
que Ait Ahmed a été politiquement
minoritaire parmi la génération des
années 1960 et il est devenu
politiquement majoritaire dans la
génération 2000, celle qu’on appelle les
millénials.
Ali Mecili est
connu pour être un rassembleur, lui
l’initiateur de la rencontre Ait
Ahmed-Ben Bella notamment. Comment
est-ce que les Algériens pourront s’en
inspirer aujourd’hui ?
La raison pour
laquelle Ali Mécili a été assassiné,
c’est parce qu’il avait rapproché Ben
Bella de Ait Ahmed. Ce rapprochement
était perçu comme un danger pour le
régime qui ostracisait la Kabylie comme
étant une région anti-unité nationale. A
l’ouest et à l’est, la propagande du
régime isolait la Kabylie en disant que
c’est une région contre l’islam et la
langue arabe. Aussi, le rapprochement de
Ben Bella et de Ait Ahmed montrait que
c’était des mensonges, et c’est pour
cela que Ali Mécili a été assassiné. Ces
mensonges n’ont eu aucun effet sur les
millénials qui, à Oran, Constantine,
Alger… brandissent le portrait de Karim
Tabou, porteur d’un projet d’unité
nationale sur la base de la démocratie.
Le hirak a fait échouer la propagande
qui voulait isoler la Kabylie du reste
du pays, d’où cette campagne haineuse et
honteuse sur « les zouaves ». On aura
tout vu : Krim Belkacem et Amirouche
sont des « zouaves » !
Beaucoup disent que
le peuple algérien a définitivement
rompu avec la radicalisation, comme
modus operandi, dans son expression
revendicative de ses aspirations.
Confirmez-vous ce changement ou est-ce
que c’est un phénomène seulement
conjoncturel ?
Le hirak est porté
par les millénials, génération qui a
aujourd’hui entre 20 et 40 ans. C’est
une génération différente des
précédentes en ce qu’elle est porteuse
des progrès de la société. L’enfance et
la jeunesse de cette génération ont été
volées par la décennie rouge, et elle ne
veut pas que ses enfants revivent le
même cauchemar. En tant que sociologue,
je constate que la culture politique des
Algériens est devenue plus tolérante.
Les adversaires politiques ne se voient
plus en ennemis politiques à
neutraliser. Si le MAK avait existé dans
les années 1960 et 1970, il y aurait eu
des centaines de morts. Aujourd’hui, de
part et d’autre, il y a de la tolérance,
avec la condition de ne pas utiliser la
violence. Ce n’est pas encore la culture
civique des pays européens, mais il y a
une dynamique qui y mène. Sur les
réseaux sociaux, il y a de la haine qui
s’exprime, mais c’est un phénomène
minoritaire et souvent il est créé
artificiellement par les doubabs des
services. Il y a aussi des services
secrets étrangers présents sur les
réseaux sociaux et qui alimentent la
haine entre Algériens. Il y a des Etats
qui veulent que l’Algérie retombe dans
la guerre civile. Le hirak fait peur.
La conjoncture
internationale est marquée par la
propagation de la pandémie COVID-19 qui
n’épargne pratiquement aucun pays. A la
fin de celle-ci le monde se
réveillera-t-il sur une nouvelle ère ?
Le monde ne sera
plus comme avant. Cette pandémie est un
cataclysme mondial qui va changer les
rapports internationaux d’une part, et
les rapports entre les Etats et les
populations d’autre part, surtout dans
les pays occidentaux. Aux USA, le parti
républicain a imposé la
contre-révolution néo-libérale dans les
années 1980 et a détruit
l’Etat-providence. Les Etats-Unis, qui
comptent 30 millions de personnes sans
couverture sanitaire, vont le payer très
cher. Les autorités prévoient 100 000 à
200 000 morts parce que la santé aux USA
est un bien marchand comme la voiture de
luxe. La vie humaine est calculée sur le
critère du pouvoir d’achat de la
personne. Le capitalisme financier
américain est allé trop loin dans la
destruction de ce qu’il y a d’humain
dans la société. La réponse sera donnée
lors des élections de novembre prochain.
Les idées de Bernie Sanders gagnent du
terrain parmi les classes moyennes et la
jeunesse.
Il veut instaurer
la couverture sanitaire universelle et
imposer des régulations à Wall Street et
aux banques. Le parti démocrate sera
obligé d’intégrer certaines de ses
propositions dans son programme
électoral. Cela aura des conséquences
sur le reste du monde. Avec les milliers
de milliards de dollars que le Congrès
est en train distribuer aux Américains,
je pense que la communauté
internationale exigera que le dollar ne
soit plus la monnaie internationale. Un
nouveau Bretton-Woods est désormais
nécessaire. Cette pandémie aura des
conséquences similaires à celles de la
crise de 1929 et de la Seconde Guerre
Mondiale combinées. Au sortir de la
crise de 1929, la Grande Bretagne avait
perdu son rôle de première puissance
mondiale qui décidait des affaires du
monde.
L’économie a été reconstruite sur la
base du new-deal aux USA et de
l’Etat-providence en Europe. Par
ailleurs, au lendemain de la Seconde
Guerre Mondiale, les partis de droite et
le lobby colonial sont sortis affaiblis.
La fin de la Seconde Guerre Mondiale a
aidé la décolonisation. Les
nationalistes en Algérie et ailleurs
sont sortis renforcés. Je pense qu’il va
y avoir des bouleversements importants
dans les prochaines années. En Algérie,
la pression sera plus forte sur l’Etat
qui sera sommé d’être à l’écoute de la
population. Sous la pression du hirak et
des conséquences de la pandémie, de
grands changements sont à prévoir.
L’Algérie est-elle
à l’abri d’une catastrophe sanitaire
comme celle qui a touché l’Italie et
d’autres pays avancés?
Si des pays comme
les USA, la France, l’Italie, l’Espagne…
sont dépassés, que pourrait faire
l’Algérie dont le système sanitaire est
délabré comme le dénoncent les médecins
eux-mêmes ? Il faut se mobiliser contre
la pandémie et accepter les mesures de
bons sens de l’Etat pour la combattre.
Il faut se confiner quand c’est possible
; se laver les mains, garder la distance
d’un mètre, ne prendre aucun risque ;
interrompre les visites familiales et
entre amis, etc. C’est difficile pour un
pays méditerranéen, mais l’exigence de
la vie est au-dessus de tout. Je dirais
que c’est un devoir patriotique de
rester en vie et de ne pas mettre en
danger sa famille et ses amis. Si nous
avions une administration efficace et
une justice indépendante, la solution
aurait été le confinement total, sauf
pour les activités économiques
essentielles (alimentation, hôpitaux,
pharmacies…) avec distribution de bons
alimentaires qui permettent d’acquérir
les biens de consommation de première
nécessité. Mais nous n’avons pas une
administration capable de distribuer ces
bons à toutes les familles sans qu’ils
soient détournés vers le marché noir.
Le corona virus a
eu des répercussions néfastes sur les
prix des hydrocarbures. L’Algérie
dépendant de ce secteur saura-t-elle
faire face à la crise économique et
sociale qui frappe à ses portes ? Nous
sommes dans une phase charnière et
décisive. A quelle mesure l’Algérie
pourra se départir des politiques
rentières et amorcer un vrai
développement durable avec de vraies
stratégies à long terme ?
Ce gouvernement n’a
pas l’autorité politique pour introduire
les réformes nécessaires pour créer une
économie productive et sortir de la
logique rentière. Je pense que les
jeunes officiers supérieurs devraient
réfléchir à cette situation où l’Etat
pourrait s’effondrer si nous avons des
milliers de morts. Ils devraient
réfléchir aux mille milliards gaspillés
par ceux que l’armée a désignés pour
diriger l’administration
gouvernementale. Les jeunes officiers
doivent profiter de cette crise pour
changer les rapports de force au sommet
de l’Etat et favoriser une dynamique de
transition qui mettra fin au contrôle
politique des généraux sur l’Etat. Le
schéma politique algérien ne permet pas
à l’Etat aujourd’hui de mobiliser les
capacités de la société pour se
défendre. La nation peut être menacée
par une armée étrangère, mais aussi par
un virus comme le Covid-19. Et ces
pandémies vont se multiplier à l’avenir.
Le Covid-19 fait partie d’une famille
nombreuse, ce qui signifie que ses
cousins vont arriver bientôt. Il faut
s’y préparer. Le concept de sécurité
n’est pas que militaire, il est
sociétal, c’est-à-dire que la
mondialisation a relié les sociétés par
des flux immatériels, dont certains sont
bénéfiques et d’autres nocifs. Il faut
se doter d’un Etat qui puise sa
légitimité dans la société et non dans
l’armée.
L’armée est forte si l’Etat est fort, et
l’Etat est fort si les gouvernants sont
légitimes. L’Etat n’est pas un appareil
administratif ; il est ce que Hegel
appelle la rationalité de l’organisation
politique de la société. L’Etat est
l’instrument politico-administratif de
la société civile. Pour les vieux
officiers algériens, l’Etat est
l’instrument de l’armée pour protéger la
société contre elle-même.
Teboune a promis de
récupérer l’argent volé et transféré à
l’étranger. A-t-il les moyens
nécessaires pour le faire ?
Ce régime ne veut
pas et ne peut pas récupérer l’argent
que son personnel a détourné. Si la
justice était indépendante, le Trésor
récupèrerait une grande partie de
l’argent détourné et déposé à
l’étranger. Mais la justice n’est pas
indépendante. La coopération entre Etats
permet de traquer l’argent sale. Encore
faut-il que la volonté politique existe.
Dans la tradition
des luttes du peuple algérien pour le
recouvrement de ses droits, la
révolution du 22 février ne
constitue-elle pas un phénomène social
pour l’étude sociologique des mouvements
de protestation ?
La révolution du 22
février est un exemple à l’échelle
mondiale par son caractère massif et
pacifique. Elle exprime les limites
idéologiques du modèle
militaro-populiste qui a été mis en
place dès l’indépendance. Le projet du
populisme de Ben Bella/Boumédiène était
de créer un Etat au service du peuple ;
il a abouti à créer un gouffre entre
l’Etat et le peuple. C’est l’histoire,
et peut-être que la société ne pouvait
pas dépasser l’illusion populiste en
1962, même si des leaders comme Ferhat
Abbas et Ait Ahmed avaient appelé à
l’époque à prendre une autre direction.
L’essentiel est de prendre conscience de
nos limites du passé et de rectifier le
tir aujourd’hui.
Lahouari Addi est
professeur émérite à Sciences Po Lyon,
et Visiting Scholar à Georgetown
University, Washington DC. Son dernier
ouvrage est « La crise du discours
religieux musulman. Le nécessaire
passage de Platon à Kant », Presses
Universitaires de Louvain, 2019
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