Interview
"Gaïd Salah veut contrôler la
transition"
Lahouari Addi
Ahmed Gaïd
Salah DR
Lundi 6 mai 2019 Par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE
L'Expression:
Que se passe-t-il, Rab Dzaïr, Tartag son
ancien subordonné et successeur à la
tête des services secrets algériens, et
le fameux frère du président Abdelaziz
Bouteflika, Saïd, sont auditionnés puis
arrêtés?
Lahouari Addi: L'arrestation de
Mediene, Tartag et Saïd est une
opération destinée à calmer la colère
des manifestants. Ce qui ressort des
commentaires dans les réseaux sociaux,
ce qui est un baromètre de l'état de
l'opinion, c'est que premièrement, ce
qui unit Tewfik, Saïd et Gaïd contre le
peuple est plus fort que ce qui les
divise. Deuxièmement, ce régime n'a pas
la capacité et la légitimité d'arrêter
et de juger les anciens responsables.
Troisièmement, beaucoup d'internautes
croient que ces trois personnes ont été
mises dans des résidences luxueuses le
temps que la colère de la rue diminue,
ce n'est pas un problème de personne.
Gaïd n'est pas opposé à Tewfik sur
l'essentiel. Ils cherchent tous les deux
à apporter une réponse à la crise. Gaïd
veut reconstruire le même régime avec un
autre personnel civil et Tewfik craint
que cela ne marchera pas et il y aura un
nouveau régime qui va tous les arrêter.
L'arrestation de Tewfik et Saïd c'est du
pipo. Le communiqué les accuse de s'être
opposés au Hirak. Mais Gaïd aussi est
opposé au Hirak puisqu'il ne veut pas
satisfaire sa principale revendication:
une transition avec des personnalités
crédibles. Tewfik a été arrêté pour ce
qu'il a fait après le 22 février; le
peuple veut son arrestation pour ce
qu'il a fait avant 2015.
Le chef d'état-major, le général Gaïd
Salah, semble répondre à «un procédé
classique», le peuple réclame des têtes,
et au fur et à mesure des têtes tombent.
Qu'en est-il de votre analyse?
A travers ses discours hebdomadaires, le
général Gaïd Salah montre sa
détermination à s'opposer à la
revendication du mouvement populaire
d'une transition pacifique vers l'Etat
de droit et la démocratie. Il cherche à
contrôler cette transition en se
prévalant de la Constitution. Il a
affirmé que la crise actuelle résulte
d'un complot ourdi par un ancien général
mécontent d'avoir été écarté des sphères
de la décision. Il croit qu'en jetant en
pâture Tewfik Mediene, le peuple sera
satisfait et cessera de manifester.
Tewfik a été arrêté samedi pour ce qu'il
a fait après le 22 février, le peuple
veut qu'il soit arrêté pour ce qu'il a
fait avant 2015. Et cela le régime ne
peut pas le faire car l'ancien chef du
DRS n'est pas un simple individu; c'est
le visage d'une structure au coeur d'un
système dont le chef aujourd'hui est
Gaïd Salah.
Où a-t-on vu, comme le dit le proverbe
populaire, «le renard témoigner contre
sa queue»? Gaïd Salah n'est pas
convaincu que le pays a changé et qu'il
exprime le besoin d'un autre mode de
gouvernance. De son point de vue, il
suffira d'arrêter quelques personnalités
impopulaires et d'appliquer la
Constitution pour que le peuple cesse de
manifester. Gaïd fait preuve d'ignorance
des causes profondes de la contestation
à laquelle il oppose le respect de la
Constitution. Est-ce que quelqu'un au
ministère de la Défense nationale (MDN)
peut-il expliquer à Gaïd Salah ce qu'est
une Constitution car visiblement il la
confond avec le RSA.
Quoi que l'on se dise, à tort ou à
raison, il faut dire que la Constitution
a été respectée et mise en oeuvre par
les décideurs n'est-ce pas?
La Constitution est un texte fondamental
qui garantit la séparation des pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire et
qui régule leurs rapports. La séparation
des trois pouvoirs est l'expression
institutionnelle de la souveraineté
populaire. Or celle-ci est accaparée par
la hiérarchie militaire depuis
l'indépendance en 1962. La hiérarchie
militaire donne mandat à des civils, à
travers des élections truquées, pour
diriger les institutions de l'Etat. Cela
veut dire que le pouvoir exécutif tire
sa légitimité de sa branche militaire
qui écrase les pouvoirs législatif et
judiciaire. C'est ce qui permet à ce
même pouvoir exécutif de désigner des
représentants du peuple comme Baha
Eddine Tliba et Mouad Bouchareb qui se
déplacent avec des garde-corps. Où
a-t-on vu des représentants du peuple
ayant besoin de se protéger contre le
peuple qui est supposé les avoir élus?
Si la Constitution dont parle Gaïd Salah
était effective et respectée, il n'y
aurait pas eu autant de corruption, car
il y a une relation de cause à effet
entre l'appropriation de la souveraineté
nationale par la hiérarchie militaire et
la corruption généralisée.
Le droit divin qu'ont les généraux de
désigner le président et autres
responsables de l'Etat, à travers des
élections truquées, les place
automatiquement au-dessus de la loi et
de la justice. Etant les Grands
Electeurs qui désignent le chef de
l'Etat, ils sont par conséquent
au-dessus des lois de l'Etat. Les
généraux algériens ne sont pas forcément
tous des corrompus, mais ils ont un tel
pouvoir dans ce système politique qu'ils
sont happés par la corruption. Cela veut
dire que la corruption est le résultat
d'un mécanisme institutionnel au centre
duquel se trouve la hiérarchie
militaire. Ce n'est pas un problème de
personnes; c'est un problème de système
générateur de corruption et de gabegies.
La structure du système fait que les
généraux sont sollicités pour protéger
un clan contre un autre, que ce soit
dans l'administration publique ou dans
les affaires privées. Les civils du
système n'ont aucun pouvoir s'ils ne
bénéficient pas de la protection d'un
général. Gaïd Salah lui-même a protégé
Saïd Bouteflika et donc indirectement
Ali Haddad et Kouninef.
Mais, parlons-en de la corruption, il
y a la Constitution?
Gaïd Salah ne se rend pas compte qu'il
fait partie d'un système générateur de
corruption. Et ce n'est pas en envoyant
en prison quelques hommes d'affaires,
dont l'un est accusé d'avoir deux permis
de conduire et deux passeports, que le
système sera sauvé. Ce que Gaïd Salah ne
perçoit pas ou feint de ne pas
percevoir, c'est que le système qu'il
incarne ne peut pas lutter contre la
corruption. Lorsqu'il a été démis de ses
fonctions, le général Hamel a lancé en
direction de Gaïd Salah que pour
combattre la corruption, il faut être
au-dessus de tout soupçon. Il faut
rappeler ce qu'avait affirmé le colonel
Houari Boumediene lors du congrès du FLN
en 1964 au sujet de l'épuration au sein
de l'armée: qui épure qui? Chkoune li
chad yed echchakour?
Le peuple a répondu à cette question: ce
sera la deuxième République qui naîtra
de la transition pacifique. Elle se
dotera d'institutions qui imposeront le
respect de la loi à tout le monde. La
lutte contre la corruption sera menée
par des institutions qui reposent sur le
principe de la séparation des pouvoirs
et l'alternance électorale. En refusant
la revendication populaire de transition
démocratique, Gaïd Salah fait courir au
pays un risque majeur.
La demande de sa mise à la retraite par
les manifestants du vendredi est non
seulement légitime, mais elle est
nécessaire pour éviter au pays de
plonger dans l'inconnu.
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