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Algérie

Le hirak, l’intimité et les libertés publiques

Lahouari Addi

Mardi 2 juin 2020

Le documentaire « Algérie mon amour » diffusé sur la chaîne France 5 a suscité des réactions nombreuses parmi les hirakistes encore mobilisés et organisés sur les réseaux sociaux. Ce qui a été contesté par les uns et défendu par les autres, ce sont les quelques minutes du documentaire montrant des jeunes gens, filles et garçons, fumer, boire de l’alcool et parler librement de sexe. Pour les uns, ces pratiques relèvent de la sphère privée et n’ont pas à être montrées en public ; pour les autres, elles relèvent des libertés publiques pour lesquelles le hirak se bat. Un véritable débat contradictoire, avec parfois des empoignades verbales, s’est instauré où la politique, le droit, la sociologie… questionnaient un fait social total impliquant plusieurs aspects de la société. Pour un sociologue, l’Algérie est un véritable laboratoire de sciences sociales à ciel ouvert. Les mutations que vit le pays à travers des rapports conflictuels entre l’individu et le groupe révèlent des dynamiques sociales qui attendent d’être théorisées par un nouvel Ibn Khaldoun ou un Durkheim ou Weber algériens ! Le débat sur le documentaire « Algérie mon amour » est un condensé des contradictions de la société travaillée par les aspirations diverses des uns et des autres. Où construire le point d’équilibre qui permet le « vivre ensemble » ? Où placer la frontière entre les espaces privé et public ?

Les deux opinions divergentes

J’ai retenu deux commentaires opposés assez représentatifs du débat, celui d’une internaute qui écrit : « Je suis une jeune fille algérienne et le reportage me représente. Les journalistes pro (sic) ont bien su décrire la réalité amère que nous vivons, nous, jeunes Algériens. On est un peuple mkawed sah (sic). On est un peuple qui a peur de se regarder dans le miroir et c'est grave. On est des lâches. La France vous a dénudé hhhh et ça vous dérange bien sûr. Vous n'avez pas pu supporter de voir les femmes fumer ou boire Oui aux libertés collectives mais attention d'évoquer les libertés individuelles parce qu'il s'agit de nos traditions rak chayef. Ma3lich on fait tout en cachette. Din rabkoum, wallah (re-sic) vous n'allez nulle part avec cette mentalité de chkoupi. Hypocrites ». Avec un courage singulier, cette jeune femme défend l’idée que la liberté ne se découpe pas. On ne peut être d’un côté pour le hirak et, de l’autre, condamner la liberté à laquelle aspirent certains jeunes hisrakistes.
Le deuxième commentaire est le suivant : « Le but du Hirak n’est pas la libération sexuelle (elle est déjà légale) ni la libération des mœurs (elle est largement entamée) en Algérie (sinon le régime aurait cédé depuis longtemps). Le but du hirak, c’est une transition politique vers un régime démocratique respectant les libertés des citoyens (qui ne peut être réduite à une liberté d’expression, de boire, de rêver et de fumer). Le documentaire rate complètement cette question politique, il est donc hors sujet par rapport au hirak. J’ai été touché par certains personnages et par leurs parcours, mais ce n’est pas assez pour construire un narratif et traiter une problématique ! ». D’autres commentaires ont essayé de trouver un compromis entre les deux positions, mais les deux opinions citées résument la divergence et posent la question suivante : le hirak est-il une protestation contre le régime ou contre l’ordre moral de la société ? Cherche-t-il à s’appuyer sur tous les courants de la société, y compris les conservateurs, pour amorcer la transition démocratique, ou préfère-t-il confier cette tâche à un seul courant idéologique ?

Le rapport dialectique entre l’individu et le groupe

Comment approcher un tel imbroglio socio-politique et politico-juridique où le rêve des uns est refroidi par le réalisme des autres ? Nous avons besoin de prendre du recul pour clarifier une situation sociologiquement et historiquement complexe. Les révolutions éclatent lorsque l’individu et la société ne sont plus en phase. Si le nombre des individus aspirant au changement atteint un seuil critique, pas forcément numérique, le changement a des chances de réussir. Si le seuil critique n’est pas atteint, des marginalités sociales se forment, parfois réprimées, parfois tolérées. Paradoxalement, la société algérienne était plus cohérente et intégrait mieux les individus durant la période coloniale. Il est vrai que le nationalisme de la première partie du 20èm siècle entretenait une utopie que l’Etat postcolonial n’a pu ni réaliser ni entretenir. Le désenchantement national après l’indépendance donne le sentiment d’une anomie sociale que la religiosité publique excessive cherche à cacher. La mondialisation et les réseaux sociaux ont aggravé le déséquilibre entre les individus et la société. Ils ont déterritorialisé les espaces nationaux, suscitant l’illusion que la vie sociale à Paris ou à Los Angeles est magique et qu’« ici » elle ne vaut rien. La perception de soi et des autres est profondément modifiée par la lutte entre l’exogène et l’endogène.
L’Algérie postcoloniale n’est ni traditionnelle, ni moderne ; elle est coincée dans un entre-deux qui ne satisfait personne. Elle n’arrive pas à maintenir le modèle traditionnel qui est efficace dans des communautés où chacun connaît chacun, mais inefficace dans des agglomérations de centaines de milliers de personnes. L’Algérie est désormais une société de masse, une société composée de braouiya ou de berranis provenant de régions différentes. N’étant pas anonyme comme le citadin, l’homme de la communauté traditionnelle tient au capital social de sa lignée généalogique exprimé par la formule « khyar en-nass ». Il est attaché à l’honneur familial qui lui dicte son comportement, honneur familial que la femme est susceptible de souiller si elle ne protège pas sa horma. La horma est respectée dans la houma où chacun connaît chacun. Mais la houma n’est pas l’espace public peuplé d’hommes et de femmes anonymes, et où chacun se méfie de chacun tout en voulant être libre. L’opposition houma/espace public indique que la société algérienne est une juxtaposition d’espaces domestiques à la recherche d’un espace public où les individus sont respectés en tant que tels et non en tant que fils de telle ou telle famille (ould familia et bent familia).

A la recherche de l’espace public

La crise sociale révèle la naissance de l’autonomie individuelle à laquelle aspirent les jeunes générations et à laquelle résiste le groupe familial. Celui-ci accepte certains comportements nouveaux, mais il a peur de la nouvelle sociabilité qui est en train de prendre forme. Si le groupe semble obsédé par le statut de la femme, c’est parce la reproduction biologique ne se fait pas sans elle. Elle est alors encadrée par des normes sociales considérées comme une frontière qui sépare l’homme de l’animalité. Toutes les sociétés lient le rapport sexuel à une morale, qu’elle soit religieuse ou non. C’est la filiation qui rend le rapport sexuel un objet de sociologie. Mais il y aussi une psychanalyse du sexe qui révèle les refoulements que Freud a théorisés. L’ordre moral cherche à contenir les pulsions sexuelles et à éviter ce qui est appelé le désordre social. Souvent, les mères sont anxieuses, réprimant leurs filles, la trentaine passée : « Tu veux un homme ? Marie-toi et fais ce que tu veux avec lui. L’honneur de ton père et de tes frères en dépend ! ». La culture patriarcale résiste face à l’émergence de l’autonomie de l’individu de peur que le rapport sexuel échappe aux objectifs de l’éthique du groupe lignager. C’est un conflit entre deux visions du monde et un conflit de générations ; c’est aussi un conflit de classe à l’intérieur de la même génération, les individus n’ayant pas les mêmes conditions sociales ou le même capital culturel. Les filles de familles riches ont les moyens pour négocier les contraintes de l’ordre moral ; les filles appartenant aux couches moyennes élaborent des stratégies de respectabilité dans la houma et d’anonymat dans l’espace public ; quant aux filles issues des familles pauvres, elles se résignent à un mariage imposé, reportant leurs aspirations à l’émancipation sur leurs enfants (voir à ce sujet la thèse sur les femmes et l’espace public à Alger de Gahlya Djelloul, sociologue à l’université de Louvain, Belgique). A travers le conflit, la société change et se construit à un rythme jugé trop lent par les uns et effrayant par les autres. Il y a une insatisfaction générale à laquelle répond le régime par un immobilisme au prix de souffrances et de frustrations que dénonce le hirak. Les dynamiques sociales ne trouvent pas de traductions politiques et échappent à l’Etat.

L’intimité entre la morale et le droit

C’est ce que révèlent l’intensité et la passion des commentaires exprimés à la suite de la diffusion du documentaire de France 5. Ce débat s’est mené sur deux registres différents que les protagonistes ont confondus : celui de la morale et celui du droit. Les uns ont jugé que le comportement des jeunes interviewés est contraire à la morale de la société, et les autres ont répondu qu’ils ont droit à l’intimité. Quel est le rapport entre le droit et l’intimité ? L’Etat protège le droit des citoyens à l’intimité, mais en même temps, l’intimité est par définition à l’extérieur du domaine du droit. Ceci signifie qu’il y a des aspects liés à l’intimité qui échappent à la juridiction de l’Etat. Le rapport sexuel fait partie de l’intimité et échappe au domaine du droit avec deux exceptions : l’inceste et le détournement de mineurs. La force publique ne réprime que le rapport sexuel qui enfreint ces deux interdits. Ce n’est pas le cas de la morale qui cherche à établir un modèle censé refléter la perfection de l’homme idéal. Le droit positif n’a pas cette prétention et se limite à protéger l’ordre public et les libertés individuelles. L’intimité ne fait pas partie du domaine du droit qui est une médiation étatique entre deux individus en conflit dans l’espace public. Or dans l’intimité, l’individu n’est en présence de personne, si ce n’est avec sa conscience. Et l’Etat ne peut s’immiscer dans les affaires de conscience individuelle. Mais d’un autre côté, si une question qui relève de l’intimité est exposée volontairement au public, il faut s’attendre à des réactions favorables ou défavorables de l’opinion publique.
Là se situe le grand malentendu dans ce débat sur le documentaire de France 5. Avoir ou non des rapports sexuels en dehors du mariage est une pratique qui fait partie de l’intimité. Tout le monde a droit à une vie intime, mais si on choisit de l’exposer publiquement, il faut s’attendre à des réactions favorables ou défavorables. La famille Kardashian est devenue célèbre pour n’avoir aucun secret intime pour le public. Elle n’a commis aucun délit, mais elle s’est exposée à des réactions de l’opinion publique. Il y a des familles américaines, pas forcément conservatrices, qui n’apprécient pas que leurs enfants regardent les vidéos de télé-réalité des Kardashian. Les hirakistes ont le droit d’avoir une opinion favorable ou défavorable au sujet du documentaire de France 5, mais il faut admettre que le comportement des jeunes interviewés ne relève pas du droit positif. Le documentaire de France 5 soulève une question morale et non juridique. Partout la vie sociale repose sur un ordre moral qui laisse, d’une manière ou d’une autre, une place à l’intimité, souvent avec une marge d’hypocrisie. Estar ma star Allah, dit-on. Dans la société berbère traditionnelle, pourtant réputée puritaine et rigoriste sur les mœurs, il y a ladite théorie de l’enfant endormi (el mergoud) acceptée par le rite malékite comme ‘orf (coutumes). Elle stipule qu’une femme peut donner naissance à un enfant cinq ans après le décès de son époux. Le ‘orf nord-africain reconnait le droit à l’intimité de la veuve, lui évitant l’infamie d’avoir donné naissance à un ould el hram. La niya d’antan ayant disparu, la société dite moderne se retrouve avec le drame humain des enfants nés sous X.
L’homme n’étant pas parfait, les sociétés tiennent surtout au respect public de la morale. Dans les sociétés religieuses, le problème n’est pas de commettre le péché ; le problème est de le commettre publiquement. Il faut attendre la sécularisation pour que la distinction soit opérée entre, d’une part, le péché qui relève de la conscience et, d’autre part, le délit qui porte atteinte à la liberté d’autrui. A l’inverse du délit, le péché ne relève pas du droit. Les jeunes interviewés ont-ils commis un péché condamné par la morale ou un délit sanctionné par le droit ? La réponse à cette question dépend du niveau de sécularisation de la société.

Article paru dans le quotidien Reporters le 2 juin 2020

 

 

   

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