Russie politics
Billet d'urgence: l'expulsion des
diplomates russes
nous entraîne dans une
période
de forte instabilité
internationale
Karine Bechet-Golovko
Mardi 27 mars 2018
Comme l'on pouvait
s'y attendre, après la Grande-Bretagne,
au moins 22 pays se lancent à qui mieux
mieux dans le grand mouvement
d'allégeance atlantiste et chacun
apporte sa contribution à la fin du
monde issu de la Seconde Guerre
mondiale, sans pour autant avoir la
moindre idée du monstre que leur docile
fadaise enfante. Plus de 113 diplomates
russes expulsés dans les jours qui
viennent de part et d'autre de
l'Atlantique ne vont certainement pas
permettre de résoudre l'affaire Skripal.
Alors quel est l'enjeu de cette
manœuvre? La Grande-Bretagne,
alors que l'enquête sur l'empoisonnement
de l'ancien espion russe travaillant
pour le MI6, Skripal, et de sa fille est
toujours en cours et que personne ne
sait qui les a empoisonné, comment,
quand et avec quoi, Thérésa May se
décide à expulser 23 diplomates russes.
Et ensuite est surprise par la réponse
équivalente de la Russie. Infantilisme?
Non, le but est ailleurs, la mécanique
est lancée.
La méthodologie
de création d'une coalition
Il serait stupide
de penser que la Grande-Bretagne soit
réellement à l'origine de ces grandes
manoeuvres et que Skripal en soit la
raison profonde. A la lumière de
l'idéologie dominante, les mécanismes
utilisés ressortent assez facilement:
-
Il "faut jouer collectif",
phrase benoîtement ressortie par
tous les managers en mal
d'imagination - ce qui concerne
aussi les politiques. Les Etats-Unis
ont justement "joué collectif",
laissé la Grande-Bretagne (qui de
toute manière sort de l'UE et lui
fait un joli cadeau de départ)
prendre la tête du mouvement -
l'image de la "diplomatie
américaine" est trop mal en point,
ils ne sont plus à la mode en
Europe, il a fallu un autre
porte-drapeau. Et ça n'a pas trop
mal marché, une grande partie des
pays de l'UE ont bêtement suivi. Et
la pseudo-solidarité permet de
cacher l'allégeance.
-
Il faut "jouer sur les bandes",
la rhétorique primitive du jeu est
très à la mode. Le but n'est
évidemment pas Skripal ou sa fille,
dont nos beaux et bons dirigeants se
moquent comme de leur première
layette. Eux ont remboursé leur
dette à la Grande-Bretagne, qui a
marchandé le rachat de Skripal à la
Russie lorsqu'il a été pris pour
espionnage. C'est un message aussi à
tous ceux qui se sont acoquinés avec
la Grande-Bretagne, il faut toujours
rembourser ses dettes, rien n'est
gratuit, it's just business. Le cas
Skripal n'a été provoqué que
pour cacher le but véritable: la
protection de l'ordre atlantiste,
mis en danger par le retour
inconsidéré de la Russie, malgré
prévisions et sanctions. L'on ne
peut quand même - encore -
ouvertement demander aux Etats qui
doivent préserver les apparences de
se lancer au combat contre la
Russie, en passant outre leur
intérêt national, pour servir la
globalisation. Les populations le
prendraient mal. Mais défendre les
"droits de l'homme", ça c'est
vendable.
-
Il faut attaquer tout en évitant
d'être l'agresseur, question
d'image. D'où l'intérêt de la guerre
de l'information et du contrôle des
médias, ce qui fonctionne à
merveille. Ainsi, les journalistes
russes ne sont pas des journalistes,
mais des propagandistes et les
diplomates russes ne sont pas des
diplomates, mais des espions. Le
Président n'est pas légitime, les
élections sont faussées car sans
véritable opposition et Poutine ne
défend pas les intérêts de son pays,
c'est simplement un dictateur
tyrannique. Donc tout est permis, il
n'y a pas de restriction par le
droit international, car la Russie
ne peut être un sujet de droit
international, elle est un "paria".
Question d'ailleurs posée par la
presse belge:
Le devoir
d'allégeance
Ainsi, nos chers
dirigeants peuvent entrer la danse qui a
été écrite pour eux, tout en gardant
bonne conscience: ils ne détruisent
pas l'ordre international hérité de la
Seconde Guerre mondiale au prix de
millions de morts pour le déposer
simplement aux pieds des Etats-Unis.
Non. Ils le détruisent allègrement pour
protéger le Bien (eux), contre le Mal
(la Russie). C'est simple, c'est
clair, ils peuvent le comprendre sans
trop de difficultés et le répéter en
boucle dans la presse. Les journalistes
le comprennent aussi. C'est merveilleux.
Ils le répètent également en boucle dans
leurs articles d'une diversité
époustouflante. Plus personne ne se pose
de questions, de toute manière c'est
épuisant (il faut les formuler et
parfois même y répondre) et ça ne sert à
rien, toutes les réponses sont déjà
apportées: "highly likely" permet
de clore toute discussion.
Les
pays qui expulsent le plus de
diplomates russes sont dans l'ordre les
Etats-Unis, la Grande-Bretagne et
l'Ukraine. Dans ce trio, l'Ukraine est
un pion, qui paie lui aussi son tribut
au soutien financier et militaire qui
est apporté à ses groupes extrémistes,
qui lui permettent de briser des siècles
de tradition et de réécrire dans le sang
son histoire. Elle est là pour faire du
chiffre. Les têtes cachées sont
anglo-saxonnes, elles sont idéologiques:
c'est bien la question de la survie
de l'ordre global qui est en jeu. Le
reste est une question d'allégeance.
Les pays de l'UE se
divisent, seulement la moitié a décidé
d'expulser des diplomates russes, mais
d'autres "réfléchissent", comme la
Belgique qui doit réunir un Conseil des
ministres restreint aujourd'hui. En
attendant, chacun fait en fonction de
ses moyens et de ses convictions: la
France et l'Allemagne - 4; la
République tchèque et la Lituanie - 3;
l'Espagne, l'Italie, le Danemark et la
Hollande - 2; la Finlande, la Hongrie,
la Lettonie, l'Estonie, la Roumanie et
la Suède - 1. En dehors de l'UE, on
retrouve classiquement le monde
anglo-saxon avec le Canada (4) et
l'Australie (2). La Norvège, à la pointe
de l'idéologie post-moderne, ne pouvait
rester en dehors, elle expulse
symboliquement un diplomate et confirme
ainsi sa place dans le clan du Bien. Les
pays qui ont été "libérés du "joug
socialiste", comme l'Ukraine (13),
l'Albanie (2). Chacun confirme à sa
manière son adhésion au clan atlantiste,
dirigé par les Etats-Unis, qui expulsent
eux 60 diplomates et ferment le consulat
russe de Seattle (après celui de San
Francisco).
La création de
l'image de l'ennemi justifiant la
violation des règles
Mais j'oubliais,
ce ne sont pas des "diplomates", ce sont
des agents du renseignement.
Toujours la rhétorique visant à
discréditer l'ennemi dans une guerre, ce
qui justifie le combat.
Le communiqué
officiel du Département d'Etat ne parle
ainsi pas de "diplomates", mais d'agents
actifs du renseignement:
La presse
anglo-saxonne reprend, en toute
indépendance, le même crédo répété en
stéréo par Thérésa May. L'on apprend
ainsi dans The
Telegraph, que selon la
Grande-Bretagne, il ne s'agit pas
d'une expulsion de diplomates, mais du
démantèlement d'un réseau d'espions
russes travaillant en Occident sous
statut diplomatique:
Acter le monde
unipolaire américano-centré garantissant
la globalisation
L'opération
fonctionne. La requalification est en
cours. Une coalition se met ainsi en
place, autour des intérêts protégeant la
globalisation. Le danger existentiel
pour cette transformation du monde issu
de la Seconde Guerre mondiale vient de
la Russie, qui sans remettre en cause
l'intégration économique refuse la
dissolution politique. Or l'un ne va
pas sans l'autre, tout a un prix et le
rappel à l'ordre est violent. Mais la
Russie signe et persiste, elle a repris
sa place dans l'ordre mondial et la
globalisation est en danger: si elle
n'est pas globale, elle n'est pas. La
politique souveraine de la Russie est
alors décrite comme particulièrement
agressive, comme dans cet article du
New York Times, où l'on peut lire en
première page de leur site:
Mais si dans les
faits, la domination américaine a été
dans l'ensemble acquise, elle n'est pas
traduite ni dans les organes
internationaux, ni dans les règles de
droit. Pour reformater ce système de
règles et d'organes issu de la Seconde
Guerre mondiale, pour lequel l'URSS a
lourdement payé son droit d'être un
élément-clé, il faut discréditer la
Russie. Et reprendre le contrôle. Ce ne
sont pas des diplomates, mais des
espions. Ils n'ont donc pas le droit de
siéger au Conseil de sécurité.
La reprise de
contrôle du Conseil de sécurité de l'ONU
est le but intermédiaire essentiel qui
doit permettre au clan
atlantiste-globaliste d'acter le monde
unipolaire américano-centré.
Les Etats-Unis
s'arrogent ainsi, en
violation des Conventions
internationales de 1946 et de 1947,
réglementant la présence des délégations
étrangères sur le territoire américain
et obligeant les Etats-Unis à garantir
l'accès des diplomates ainsi accrédités
à leur lieu de fonction, le droit
d'expulser 12 diplomates russes
travaillant à l'ONU. De cette manière,
les Etats-Unis prennent des sanctions
au nom de l'ONU, ce qui ne dérange
en rien la communauté internationale qui
accuse la Russie de violer
systématiquement le droit
international.
La fin justifie les
moyens, sans le Conseil de sécurité, où
la Russie arrive à bloquer la politique
américaine et oblige les Etats-Unis à
agir, comme en Syrie, ouvertement sans
couverture de l'ONU, le monde atlantiste
ne pourra être estampillé.
Risque:
déstabiliser l'ordre international et
ouverture d'une nouvelle période de
conflit généralisé pour entériner un
nouveau rapport de forces
Cette remise en
cause de l'ordre découlant de la Seconde
Guerre mondiale déstabilise profondément
et dangereusement le fragile équilibre
alors obtenu, entraîne un risque de
"dérapage" et d'escalade en conflit
armé. Par ailleurs, toutes ces
conséquences ne sont absolument pas
maîtrisées par les apprentis sorciers à
la vision bornée qui se lancent dans
combat purement idéologique. La
communauté internationale est entrée
dans un état de transe.
Dans ce mouvement
collectif d'une grande partie des pays
occidentaux, mais pas de tous, il y a
comme la réaction d'adolescents qui ont
besoin de montrer qu'ils existent. Même
si c'est contre-productif, même si ça ne
leur apportera rien en fin de compte,
même s'ils ne veulent pas se battre et
ont peur des coups, il faut s'opposer et
jouer au grand. Il faut s'opposer à la
Russie qui les défie et qui y arrive.
Elle n'a pas baissé l'échine devant les
Etats-Unis, mais a relevé la tête, quand
les pays de l'UE sont entrés en servage.
Elle relève son économie envers et
contre les sanctions. La Russie a
restauré son armée, malgré la chute de
l'URSS et elle reprend pied sur la scène
internationale.
La force de
l'autre est toujours une gifle face à sa
propre petitesse. Les Etats-Unis ont
parfaitement instrumentalisé la bassesse
de l'orgueil blessé européen pour
attaquer la Russie. Et le
New York Times le titre:
C'est humiliant.
C'est cette "victoire" que célèbre
Thérésa May et les pays qu'elle a
entraînés à sa suite. C'est ce qui reste
de la grandeur des nations souveraines
européennes: des caniches outragés qui
aboient sur commande dans un combat que
non seulement ils ne maîtrisent pas,
mais qui les dépasse totalement.
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