Russie politics -
Billet jaune
Si Macron, les Gilets
Jaunes sont des manifestants
et même des
êtres humains
Karine Bechet-Golovko
Mercredi 26 juin 2019
La dernière
interview de Macron dans la presse
anglo-saxonne ne va pas calmer la crise
qui secoue la France, dont le mouvement
des Gilets Jaunes n'est que le sommet
visible de l'iceberg. L'on apprend ainsi
que les Gilets Jaunes, ne vous y
méprenez pas, ne sont pas vraiment
des manifestants. Avec un peu de
chance, dans quelque temps, nous
apprendrons qu'ils ne sont pas
vraiment des êtres humains non plus.
Le droit de l'ennemi peut - et doit -
donc s'appliquer à ceux qui contestent
le fonctionnement d'un système, dans
lequel la classe moyenne a de moins en
moins de place. Emmanuel Macron a
donné une interview au magazine
américain
The New Yorker, dans lequel l'on
peut lire ceci :
Midway through his
Presidency, Macron faces new and
complicated forms of opposition.
Last week marked the thirty-second
consecutive Saturday that the gilets
jaunes have occupied roundabouts and
blocked roads and clashed with police
all over France, answering Macron’s
project of individual mobility with
collective obstruction. The movement is
dwindling, but in December the Bank of
France estimated that the protests had
already cost the economy €4.4 billion.
According to a count, in May, by the
independent journalist David Dufresne
and Le Monde, two hundred and
thirty-eight people had been wounded in
the head during the protests. Twenty-four
were blinded and five lost hands.
The United Nations and the Council of
Europe have condemned the French police
for the use of excessive force. I
asked Macron if this was acceptable to
him. “No,” he answered. “But we have to
face what we’ve experienced. For
the first time, we had a social movement
with a very high degree of violence.
A unique one. I decided not to launch
any special situation, nor to forbid
these demonstrations. I did that because
I didn’t want to reduce the level of
freedom in this country. I think it
would have been a mistake. But to
think that we are just speaking about
normal citizens demonstrating—I mean,
that is pure bullshit.”
Plusieurs éléments
sont intéressants à décrypter.
"Une forme
nouvelle et complexe d'opposition".
En effet, ce qui est nouveau est
l'opposition, non pas la contestation
sur un détail, mais l'opposition en bloc
contestant la capacité de ce système de
gouvernance à permettre à une majorité
de vivre décemment.
Ce qui a provoqué
des violences policières, elles
aussi, que l'on n'a pas connues depuis
longtemps. Et dans les manifestations
autorisées, et dans celles qui ont été
interdites - limitant ainsi les libertés
publiques que Macron déclare n'avoir pas
voulu restreindre.
Et d'une certaine
manière, il le justifie en déclarant qu'il
serait faux de penser que ce sont des
manifestations normales, qu'il s'agit de
simples manifestants. Il a raison :
il ne s'agit pas des grandes
démonstrations idéologiques du système
en place, pas de cette Marche pour le
climat, pour les femmes, pour le voile
intégral, pour les LGBT, pour les
migrants, etc. Ca, ce sont les
manifestations "normales", avec des
manifestants "normaux". Puisqu'ils
manifestent pour le système,
puisqu'ils défendent l'idéologie
dominante, puisqu'ils mènent les combats
qui permettent de déstructurer les
sociétés.
En ce sens, c'est
vrai, les Gilets Jaunes sortent de ce
cadre. L'expérience a montré qu'ils ne
demandent pas finalement une simple
hausse de quelque chose ou baisse
d'autre chose, leurs revendications sont
d'ailleurs assez floues, car elles
dépassent le cadre classique des
revendications sociales. Elles sont
finalement politiques, mais ne
s'assument pas en tant que tel, faute
d'un leader qui serait apte à les
porter. Et pour l'instant, il n'existe
pas. Ce qui, aussi avec le temps, a
rassuré le pouvoir, qui est finalement
revenu sur ses reculades ponctuelles.
Pour autant, la dimension objectivement
politique de ce mouvement, qui condamne
une organisation du pouvoir ne
permettant pas à la majorité de vivre
décemment, donc finalement d'être
inefficace du point de vue démocratique,
fait peur à ce pouvoir qui se sent - à
raison - contesté dans son essence.
Et l'on voit une
répression policière pas vraiment
inédite, mais qui n'est historiquement
ressortie que lorsque le système s'est
senti en danger, même si la violence des
manifestants est bien loin de celle des
manifestants de Mai 68, qui sont
aujourd'hui au pouvoir et savent donc
très bien de quoi ils parlent : seule la
violence conduit au renversement d'un
mode de gouvernance. Et l'on voit la
machine judiciaire enclenchée à
plein régime répressif - contre les
Gilets Jaunes. Le système étatique
instrumentalisé pour défendre un clan
idéologique.
Ces exceptions sont
justifiées par la figure de
l'ennemi. Avec l'appui solide
des médias, Macron et le Gouvernement
diffusent une image négative au sein de
la société, pour faire baisser le
soutien populaire des Gilets Jaunes :
regardez ces échevelés, ils vous
empêchent de faire du lèche-vitrine (ce
qui est un droit sacré), ils sont la
cause des problèmes économiques (et
non la conséquence), ils sont la
cause de l'insécurité - dans les
banlieues (et non la conséquence). Ils
sont responsables de tous les maux, ils
sont donc l'ennemi. S'ils sont l'ennemi,
comme en période de guerre (et d'une
certaine manière, c'est bien une guerre
existentielle pour ce système
idéologique), une réaction
exceptionnelle est justifiée. Car il est
bien connu que l'ennemi n'est plus un
être humain, il est une figure
déshumanisée. Donc le Gilet Jaune n'est
plus un être humain, il est un Gilet
Jaune que l'on peut frapper, incarcérer,
énucléer, gazer, tout est pardonné.
Or, le droit de
manifestation ne dépend pas de ce que
vous applaudissez Castaner ou Macron ou
les contestez, la condition d'être
humain n'est pas attitrée à vos seuls
amis. Le conflit s'enlise et glisse.
S'il perd de l'ampleur et de la
visibilité, il devient plus profond. Il
attend cette figure politique qui pourra
le porter. Il peut hiberner, se mettre
en attente, mais comme il n'y a aucune
raison objective pour que la situation
s'améliore d'elle-même ou du fait de la
politique menée en France et dictée par
l'Union européenne, il ressortira,
pourra se métamorphoser. Le germe de la
contestation politique est planté et
Macron se trouve effectivement dans une
impasse : d'une part, s'il laisse faire,
le mouvement va prendre une ampleur à
laquelle la Macronie ne pourra résister;
d'autre part, la répression est
l'engrais de la contestation profonde.
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