Russie politics -
Billet poutinien
Le moment est venu de se rappeler que
l'éternité n'est pas de ce monde
Karine Bechet-Golovko
Jeudi 12 mars 2020
Toute la presse
occidentale s'emballe: Poutine a préparé
son retour avec cette réforme
constitutionnelle. Il faut dire qu'hier
le grand écart fut consommé. Nous étions
partis d'une interdiction de plus de
deux mandats (non plus simplement
consécutivement) pour en arriver à
l'adoption d'une dérogation spéciale
remettant à zéro le compteur du décompte
des mandats exercés et donnant ainsi la
possibilité à Vladimir Poutine de
participer à de nouvelles élections
après l'adoption de la révision
constitutionnelle ... si la Cour
constitutionnelle n'est pas contre.
L'impératif des deux mandats est une
transposition du système récent
américain, qui en soi n'a pas que des
avantages. Mais pourquoi, si cette règle
est présentée comme fondamentale pour le
pluralisme de la politique russe, ne
l'appliquer qu'aux "autres" futurs Chefs
d'Etat? Bref, Poutine aura-t-il la
sagesse de résister à la tentation et ne
pas croire pouvoir devenir l'image
immortelle que différents groupes
construisent de lui ... dans des buts
très différents. Hier, la Douma
décidait des amendements à la
Constitution en deuxième lecture,
lorsque la première femme dans l'espace,
la cosmonaute Valentina Terechkova a
prononcé un discours ... quelque peu
étrange. Une véritable ode au Chef de
l'Etat ... Non, une ode à Poutine
personnellement. Celui dont le pays a
encore besoin en cette période
difficile. Presque un appel au secours.
Ce qui justifie que la limitation des
mandats soit en principe annulée, ou
bien qu'une dérogation soit possible ...
pour Vladimir Poutine.
Cette ode a
provoqué des réactions très émotives,
extrêmes, tant positives que négatives,
selon l'état émotif des uns et des
autres. Ce qui montre bien le caractère
profondément irrationnel de
l'appréhension de la question pourtant
essentielle de l'après-Poutine. Quelle
que soit la position politique que l'on
occupe, cette ode dérange surtout car
elle est une condamnation du système, et
politique, et institutionnel actuel.
Elle est la dénonciation de son absence.
Un système qui ne peut reposer que sur
un homme, et pas sur un président, n'est
pas un système. Et c'est tout l'Etat
russe qui s'en trouve fragilisé.
Ensuite, la mise en
scène a conduit, après cette
déclaration, évidemment inattendue, à
une discussion des partis, puis à
l'arrivée, elle aussi inattendue, du
Président lui-même dans l'hémicycle, au
prétexte que cela le concernant, il
fallait bien lui demander son avis. Et
il l'a donné.
Ainsi, Vladimir
Poutine s'est prononcé sur plusieurs
aspects. Il a notamment, et
heureusement, rejeté l'idée de conférer
des compétences étatiques, voire
présidentielles au nouvel organe
constitutionnel qu'est le Conseil d'Etat
- ce qui règle la question soulevée par
certains, y voyant la voie
d'atterrissage de Poutine après son
dernier mandat présidentiel. Il a
également rejeté l'idée d'organiser de
nouvelles élections législatives après
la réforme constitutionnelle (de
nouvelles compétences auraient impliqué
de nouveaux députés), cela n'est pas un
impératif effectivement. D'autant plus
que se serait alors posé la question de
la formation d'un nouveau gouvernement -
selon les nouvelles règles. Ce sera pour
plus tard.
Mais ce qui a
retenu l'attention de la presse
internationale est cette porte
soudainement ouverte à un mandat
supplémentaire. Dans un
premier temps, Poutine se
prononce contre l'absence de limitation
du nombre de mandats présidentiels,
s'appuyant sur l'expérience américaine,
et appelant à la nécessité d'un
renouvellement régulier des figures. Ce
qui permettrait un pouvoir présidentiel
fort.
Cette explication
est discutable, puisque justement la
limitation stricte du nombre des mandats
présidentiels a été introduite, et en
France également, pour limiter le
pouvoir présidentiel, jugé trop
monarchique. C'est aussi le signe
d'une "dépolitisation" de la
gouvernance. Car la figure politique se
crée avec le temps. Enfin, c'est une
manière de limiter la responsabilité
politique des dirigeants devant leur
peuple : lors du dernier mandat, le
président a les mains libres, il ne se
représentera pas. En cette période
néolibérale d'adoption de réformes
impopulaires, la limitation des mandats
est un plus. Mais qui n'a rien à voir ni
avec la démocratie, ni avec le
renforcement de l'institution
présidentielle.
Deuxième temps de l'intervention de
Poutine : en revanche, il ne rejette
pas a priori la possibilité que,
suite à l'adoption de la réforme
constitutionnelle, le décompte des
mandats présidentiels soit annulé et
reparte à zéro, si la Cour
constitutionnelle estime que cet
aménagement, l'on peut dire sur mesure,
n'est pas contraire à la Constitution.
La
Douma a voté en bloc pour la réforme
constitutionnelle hier (et non pas par
amendement). 382 députés ont voté pour,
personne n'a voté contre et 44 députés
se sont abstenus. En effet, les
communistes estiment que "le pays
n'est pas prêt pour cette réforme".
Deux remarques, en
ce qui concerne la question centrale de
la dérogation spéciale pour Vladimir
Poutine. Tout d'abord, il est
difficile de justifier juridiquement cet
aménagement, surtout lorsque le
Président lui-même, quelques minutes
plus tôt, déclare qu'il ne s'agit pas de
l'adoption d'une nouvelle Constitution,
mais d'une révision d'un texte existant.
Donc, sur quel fondement - juridique -
mettre les compteurs à zéro? Il aurait
été plus juste de simplement annuler la
limitation des mandats présidentiels et
donner la chance à la politique de se
développer.
Ensuite, les
raisons politiques pour lesquelles cet
aménagement est envisagé sont faussées.
L'idée d'une prolongation quasiment
ad vitam de la présidence Poutine
répond d'une part à la peur du vide et
donc, comme nous l'avons dit, au dénie
de l'existence de figures politiques
aptes à gouverner. Or, cette démarche ne
fait que repousser la question de
l'après, car même si le charisme
politique de Vladimir Poutine est
exceptionnel, il est un être humain et
l'éternité n'est pas de ce monde.
Ensuite, s'appuyer sur les circonstances
exceptionnelles ayant cours aujourd'hui
et dénier aux futurs présidents la
possibilité de rester, conduit assez
naïvement à ne pas considérer que, dans
le futur aussi, il puisse y avoir des
circonstances exceptionnelles, qui
justifieraient, pour reprendre la même
logique, une dérogation
constitutionnelle. Or, si des règles
constitutionnelles de gouvernance ne
permettent pas de garantir une
gouvernance lors des périodes difficiles
(il n'est pas compliqué de gouverner
lorsque tout va bien), c'est qu'elles
sont mauvaises. Et la règle des deux
mandats devrait alors, en principe, être
remise à plat.
D'autre part,
l'idée de cet aménagement correspond
également parfaitement aux intérêts des
groupes néolibéraux, très présents dans
les structures de pouvoir ... et qui
n'ont aucune envie de perdre la main.
Or, qui va pouvoir, lors d'élections
libres et concurrentielles, se faire
élire par la majorité du peuple (en
général conservateur, qui rejette
majoritairement les réformes
néolibérales) tout en défendant les
intérêts du clan néolibéral ?
Manifestement, ils n'ont pas encore
trouvé cette figure, il est vrai, très
rare. Regardez en France, Macron avait
tenté un gaullisme de façade pour
rassurer et faire passer une politique
radicale néolibérale, qui ne passe pas.
Bref, ces groupes ont également intérêt
à jouer les prolongations.
Le Président
Poutine saura-t-il résister au mirage de
l'éternité ? La tentation est forte,
l'homme y est par nature sensible.
Espèrons, pour le pays, que la raison
prendra le dessus.
Le sommaire de Karine Bechet-Golovko
Le dossier politique
Le dossier
Russie
Les dernières mises à jour
|