Russie politics
Le sénateur américain Kennedy ou
pourquoi la russophobie n'est pas
conjoncturelle
Karine Bechet-Golovko
Sénateur
J. Kennedy
Mardi 10 juillet 2018
Début juillet, un
groupe de sénateurs américains était
venu en visite en Russie, tester le
terrain avant le sommet Trump / Poutine
du 16 juillet. Sur place, leurs
déclarations avaient été plutôt
contenues, ce qui avait provoqué l'ire
de la presse américaine (voir
notre texte ici). De retour dans
leurs pénates, le vent tourne et la
haine du pays ressort par la bouche du
sénateur Kennedy: le Gouvernement russe
n'est qu'une mafia qui n'a aucune
philosophie politique, Poutine est un
dictateur, aucune négociation n'est
possible, le mieux est de tenter de les
contenir. Mais pourquoi une réaction à
tel point viscérale alors que finalement
la Russie a repris la plus grande partie
des traits occidentaux? Ou peut-être en
raison de cela. Retour sur les faux
espoirs, à chaque fois relancés dans
l'establishment russe, d'être "enfin"
accepté parmi "les siens". Comme si cela
pouvait être un but de politique
nationale. La visite des
sénateurs américains, d'une certaine
manière comme les JO de Sotchi, comme la
Coupe du Monde du foot, donne toujours
l'espoir au pouvoir en Russie que,
après, les choses vont s'améliorer,
comme quelques photos, tweets ou vidéos
pouvaient changer la donne. Comme si
uniquement le manque d'informations
conduisait à la russophobie. Il
suffit juste de laisser venir les gens,
qu'ils voient que ce sont des humains,
comme eux, et non des monstres qui se
promènent dans les rues de Moscou et
d'ailleurs, que ce ne sont pas hydres à
trois têtes qui sont au Kremlin, qui
siègent au Parlement, qui décident au
Gouvernement. Si seulement ils pouvaient
voir, tout changerait!
Ils sont venus,
ils ont vu ... et rien n'a changé.
A son retour, le
sénateur russophobe Kennedy n'est en
rien devenu moins russophobe. Comme nous
l'avions déjà dit dans
notre texte précédent, cette visite
a même permis aux sénateurs de mieux
comprendre "comment faire mal", comment
mieux diriger l'arme des sanctions. Mais
au-delà de cette question technique,
l'interview du sénateur Kennedy montre
que la russophobie n'est pas
contingente, elle ne dépend pas de la
quantité ou qualité d'informations que
ces politiques ont sur la Russie, elle
est intrinsèque à leur mode de pensée,
au mode de pensée occidental, au mode de
gouvernance contemporain.
Dans un article
publié à
l'AP, nous apprenons ainsi qu'il
est impossible de discuter avec le
Gouvernement russe, puisqu'il n'a
d'autre idéologie que celle de la mafia:
l'argent et le pouvoir. Que cette
philosophie est celle de Poutine, qui
tient l'ensemble d'une main de fer, en
véritable dictateur. Il est impossible
d'avoir confiance en Poutine, le mieux
qu'il soit possible de faire est de le
contenir. Quant à Lavrov, c'est une
"brute" (sic!), jamais des discussions
n'ont été plus difficiles qu'avec lui.
Pour le sénateur,
il était important de venir en Russie
pour pouvoir dire aux Russes, en face,
"on sait ce que vous avez fait". Il faut
tenir bon sur les interférences de la
Russie dans les élections américaines.
Interférences qui sont systématiquement
déniées par la Russie. Si le sommet
Trump / Poutine doit avoir lieu, Trump
doit être intraitable sur cette
question.
Voici le véritable
résultat de cette visite. La Russie en
avait-elle besoin? Non, à quoi bon
donner des arguments supplémentaires à
des adversaires. La Russie aurait-elle
pu le prévoir? Oui, si le pouvoir arrive
à dépasser ses complexes
post-soviétiques.
Quelques
remarques.
Il est fondamental
de comprendre que la seule manière de
mettre un terme à la russophobie n'est
pas d'informer l'Occident sur la
situation socio-politique réelle de la
Russie, qui n'intéresse finalement
personne sauf les Russes, mais de se
renier et de baisser l'échine, de
reprendre le cours des libéraux sous
Eltsine. Toute autre approche, qui tient
compte de l'intérêt national russe, sera
rejetée, car l'existence même d'un
intérêt national russe ne peut-être
accepté dans un monde politiquement
globalisé et américano-centré. L'intérêt
national conduit à l'existence d'un
nouveau centre politique. Or, s'il
existe plusieurs centres politiques, le
monde ne peut plus être global. Tant que
nous ne sommes pas sortis de cette
configuration, il y aura de la
russophobie.
En conséquence, il
est toujours possible d'organiser des
manifestations internationales, mais il
faut bien être conscient qu'aucun
supporteur, blogueur, touriste ne
changera fondamentalement la vision de
la Russie dans son pays. Il faut arrêter
de surestimer le poids des réseaux
sociaux sur la détermination du cours
politique profond d'un pays. Les seules
fois où cela a fonctionné, dans les
révolutions de couleur, ce ne fut pas
spontané, ce ne fut pas le résultat de
quelques post ou photos, mais le
résultat d'opérations d'infiltration de
la société et du pouvoir menées de
l'extérieur de longue date. Qui ont
utilisé les réseaux sociaux, mais qui ne
découlent pas des réseaux sociaux.
En ce qui concerne
les délégations officielles, elles ne
changeront pas leur discours en rentrant
chez elles, pour la simple et bonne
raison que chacun de ses membres a sa
stratégie de carrière. Si l'ambiance
générale, comme c'est le cas, est à la
russophobie, aucun ne remettra en cause
sa carrière pour les beaux yeux de la
Russie. Autrement dit, ceux qui étaient
antirusses avant le resteront en public
et ce qu'ils peuvent penser au fond
d'eux-mêmes ne présente aucun intérêt
s'ils ne l'assument pas publiquement.
Le sénateur Kennédy
a voulu frapper très fort. Au-delà des
critiques habituelles sur
"Poutine-dictateur" ou la liberté de la
presse, qui manquent un peu
d'originalité, le point crucial, celui
qui fera mal, est sur l'idéologie, la
philosophie politique en Russie. Ou la
question de son existence.
C'est vrai que la
Russie a développé dans l'excès, comme
tout nouveau converti, le culte du
business et de ce qui va avec: les
plateformes, les conseils, les nouvelles
technologies, les "Skolkovo", etc. Mais
quelle est la différence avec
l'Occident? Ce que le sénateur reproche
au Gouvernement russe, c'est finalement
d'avoir repris (presque) tous les traits
de ce qui constitue l'idéologie
occidentale postmoderne, posthumaine,
néolibérale.
Où n'y a-t-il pas
aujourd'hui le culte du fric? Aux
Etats-Unis? Amusant ... Où n'y a-t-il
pas le culte des nouvelles technologies,
sans vraiment savoir tout ce qui entre
dans la catégorie? Le mythe des bitcoins
n'a pas été créé en Russie - et elle
résiste un peu ici, malgré les attaques
du clan néolibéral. Cette transformation
de l'école, sur le modèle de l'OCDE,
avec le pédagogisme, les "projets" à la
place des connaissances, ce culte des
petits génies en herbe, la création de
centres "scientifiques" pour les enfants
(sic!) - puisque l'enfant sait tout à la
naissance, pourquoi ne pas mettre "la
science" à sa portée.
La parodie
qui est jouée dans nos sociétés a hissé
la profanation en mode de gouvernance.
La parodie de l'enseignement (réforme de
l'école), la parodie de la science
(centres de loisirs spécialisés), la
parodie du pouvoir (intégration de
plateformes de la sacro-sainte société
civile), la domination de l'intérêt
privé sur l'intérêt général (culte du
business), si cette parodie est reprise
en Russie, poussée à son paroxysme, à
l'absurde sur beaucoup de points, elle
n'a pas été créée en Russie. Cette
comédie est celle de la "philosophie
politique occidentale"
contemporaine.
Que doit-on
alors reprocher à la Russie? De n'y
avoir pas ajouté le culte des LGBT? Ca
arrive dans certains feuilletons, mais
ce n'est pas encore un culte. La société
le rejetterait. Et le pouvoir en Russie
ne joue pas la parodie démocratique - il
est réellement assis sur l'élection
populaire et le soutien populaire, pas
sur les roulements proposés par l'UE. Il
ne peut pas se permettre d'aller à
l'encontre de la vox populi.
Alors, peut-on
dire qu'il n'y ait pas de philosophie
politique en Russie? Non, mais elle
n'est pas systématisée, elle n'est pas
affirmée. Après la chute de l'URSS
et de l'idéologie qui la sous-tendait,
nous vivons dans le mythe de la fin de
l'idéologie. Ce qui permet de masquer la
domination, le monopole revendiqué par
le néolibéralisme (qui a remplacé le
libéralisme en le radicalisant).
Néolibéralisme qui sous beaucoup
d'aspects s'est infiltré en Russie,
comme nous l'avons montré dans notre
ouvrage (disponible
ici). Pourtant à côté de cette copie
caricaturale de l'Occident, la Russie
préserve aussi une façon propre de voir
le monde, donc une base idéologique. La
religion orthodoxe n'est pas reniée,
l'équilibre entre les ethnies et les
religions est protégé, la souveraineté
est assumée.
Il est trop facile
de dire que la Russie n'a pas de
philosophie politique. Le Gouvernement a
effectivement développé le culte de
l'argent, du business, a repris les
grands traits du néolibéralisme (ce qui
le rend par ailleurs suffisamment
impopulaire), mais au milieu de ces eaux
troubles, le pays tente de mener sa
barque - sur ses eaux.
Le problème de la Russie n'est pas tant
de ne pas avoir de philosophie
politique, mais je dirais presque d'en
avoir "trop". Tant qu'elle ne
fera pas de choix, elle sera vulnérable.
Elle sera attaquée et méprisée, comme on
le voit. Car ses hésitations sont
perceptibles, ses espoirs et ses
attentes impossibles aussi, et servent
largement les intérêts de ces dirigeants
politiques qui ne seront jamais des
amis, jamais des concurrents paisibles.
La politique
internationale est un combat, pour ne
pas combattre il faut soit se soumettre
et devenir le pion de quelqu'un, soit
disparaître de l'échiquier.
Le sommaire de Karine Bechet-Golovko
Le
dossier Russie
Les dernières mises à jour
|