La visite controversée
des sénateurs
américains à Moscou
Karine Bechet-Golovko
Samedi 7 juillet 2018
La semaine
dernière, un groupe de 7 républicains, 6
sénateurs américains et un membre du
Congrès, se sont rendus en Russie pour
relancer le dialogue avec la Russie,
tâter le terrain avant le sommet Trump /
Poutine, bref préparer les négociations
et trouver les faiblesses. Dans
l'ensemble, tout se serait bien passé,
si ce n'était la réaction incroyable du
vice-président de la Douma qui demande
aux députés de se lever pour accueillir
la délégation, qui passait discrètement
dans la loge avec le président de la
Douma Volodine pour regarder comment se
passe une session. Décidément, les
complexes des années 90 ressurgissent
n'ont toujours pas été dépassés.
L'attitude de la
Russie face aux Etats-Unis est
particulièrement complexe. Peut-être en
raison de l'importance du facteur
individuel, face à un système étatique
qui n'est encore qu'en reconstruction.
Le système n'est donc pas encore apte à
"digérer" les poussées personnelles, à
les endiguer, à les canaliser. Cette
visite, pour le moins importante, des
sénateurs américains en Russie en fut
l'exemple.
Tout se passait
bien. Délicatement, alors que les
sénateurs avaient l'espoir d'être reçu
par le Président russe (une habitude
certainement prise en Ukraine), celui-ci
fait dire à la presse par son
porte-parole que, malheureusement, son
emploi du temps est trop chargé.
Excellente réaction, deux semaines avant
la rencontre avec Trump. Rien ne
l'obligeait à baisser le niveau du
protocole.
La délégation est
reçue par la Chambre haute (le Conseil
de la Fédération), par le ministre des
Affaires étrangères S. Lavrov et par le
président de la Chambre basse (Douma),
Volodine.
Dans l'ensemble,
des déclarations retenues sont faites.
Chacun restant sur ses
positions. L'idée majeure lancée par
le sénateur
d'Alabama est que la Russie et
les Etats-Unis, s'il est peu probable
qu'ils deviennent amis, peuvent très
bien être des concurrents sans être des
ennemis:
Sen. Richard C.
Shelby (R-Ala.) told Russia’s foreign
minister that while Russia and the
United States were competitors, “we
don’t necessarily need to be
adversaries.”
Un nouveau départ
peut être donné, les
sénateurs l'affirment - et
l'espèrent:
I believe Russia
and the United States and the world will
be a lot better off if we improve our
relationship. Perhaps it won't be a
utopia. Most marriages are not utopia.
But an improvement, gosh, I hope so.
Les sénateurs
affirment ne pas être venus pour accuser
la Russie, mais pour discuter et voir.
Mais, ils ne bougeront pas d'un iota de
leurs positions, quel que soit le sujet:
les élections, la Syrie, l'Ukraine ou la
Crimée. Comme l'a déclaré le sénateur
John Neely Kennedy:
“I asked our
friends in Russia not to interfere in
our elections this year,” Kennedy said.
“I asked them to exit Ukraine and allow
Ukraine to self-determine. I asked for
the same thing in Crimea. I asked for
their help in bringing peace to Syria.
And I asked them not to allow Iran to
gain a foothold in Syria.”
L'intérêt porté à
la question des sanctions a été résumée
de manière très intéressante, après son
retour, par le sénateur Ron
Jonhson. Il a parfaitement examiné
la question des sanctions, froidement,
du point de vue de leur utilité dans le
combat des Etats-Unis avec la Russie. Et
il en est arrivé à la conclusion que les
sanctions économiques larges n'ont qu'un
effet réduit et provoquent une réaction
négative de la population à l'égard des
Etats-Unis, ce qui est contre-productif.
En revanche, les sanctions
individuelles, ciblées sur l'entourage
de Poutine et des oligarques ne
provoquent aucun rejet dans la
population, qui ne pleure pas des
individus pouvant perdre quelques
millions à Londres:
"My sense is
that the targeted sanctions to the
oligarchs, to the members of government,
are the ones that really sting and
probably [offer] the best chance of
affecting their behavior," he said. "The
Russian people, they don't care if an
oligarch can't buy a $10 million mansion
in London.”
En général, la
visite de la délégation américaine, la
première de ce genre après la
réunification de la Crimée à la Russie
(la précédente ayant été annulée en
décembre par les Etats-Unis suite au
refus de la Russie d'accorder un visa
aux membres sous sanction, refus qu'elle
n'a pas renouvelé cette fois-ci) a eu un
effet positif. Au minimum, tout dialogue
est positif. Et il fut sans concessions,
mais chacun a pu comprendre quelles sont
les lignes de l'autre. Et comme le
souligne le sénateur Jonhson, "personne
n'a cédé".
Il y eut pourtant,
un moment délicat, qui a été relevé par
la
presse anglo-saxonne. Lorsque Shelby
a déclaré qu'ils n'étaient pas venu pour
accuser la Russie, le sénateur a
continué son idée au Conseil de la
Fédération, en affirmant qu'un nouveau
départ était possible, au-delà des
récriminations existantes de part et
d'autre:
"We know that we
need a new beginning, that we can go
over recriminations on both sides for
days in. But I believe Russia and the
United States and the world will be a
lot better off if we improve our
relationship."
Cette déclaration a
enflammé certains médias. Comment
peut-il y avoir des récriminations "de
part et d'autres"? Le sénateur
Jonhson l'avait d'ailleurs souligné,
en rappelant l'argument soulevé par les
sénateurs russes sur l'intervention
américaine dans les élections russes:
“We would bring it
up, and they would push back with all
the ways we interfere with their
politics in terms of funding of NGOs,
and Radio Free Europe and Voice of
America,"
Mais les
journalistes ne l'entendent pas ainsi,
toute implication des Etats-Unis est en
soi inconcevable, les sénateurs sont
alors pointés du doigt:
The key phrase was
“both sides” – as if, in Richard
Shelby’s mind, Russia can credibly
accuse the United States of having
damaged relations.
La diplomatie
implique la négociation et il est
évidemment plus facile de faire de
grandes déclarations chez soi que lors
d'une visite officielle. Celle-ci a
obligé les sénateurs à faire glisser la
ligne de leurs discours, ce qui est une
excellente chose. Et tout aurait été
parfait, s'il n'y avait eu le passage à
la Douma.
Même sans
comprendre le russe, regardez les images
(à partir de 1.28) - elles parlent
d'elles-mêmes:
Après les
discussions, le président de la Douma V.
Volodine conduit les sénateurs
américains dans la loge VIP pour leur
montrer comment fonctionne une session
parlementaire. En soi, l'idée est bonne,
d'ailleurs les sénateurs sont
agréablement surpris par la discipline
parlementaire et le très faible
absentéisme des députés. Mais lorsqu'ils
apparaissent, une scène incroyable se
produit. L'on se croirait replonger dans
les miasmes des années 90.
Alors que le
rapporteur de la Cour des comptes est en
train de présenter ses conclusions, la
ministre de la santé, Skvortsova, a le
visage qui s'illumine en apercevant la
délégation américaine, elle lève son
stylo pour les montrer à sa voisine,
comme nous pouvons le voir sur ces
images:
La réaction est
certes puérile, mais c'est la même
personne qui déclare très sérieusement
que l'enfance va durer jusqu'à trente
ans. Elle a donc l'excuse de l'âge. Elle
est émerveillée par ce qu'elle voit:
Toujours est-il
qu'elle n'est pas la seule, le
vice-président de la Douma, qui dirige
les débats, les interrompt en voyant
Volodine et les sénateurs américains et
propose aux députés de les saluer. Non,
ce n'est pas une plaisanterie. Même de
(très) mauvais goût. Comme le relève le
journal russe
Vzgliad, c'est humiliant. Aucune
réaction de ce genre ne se serait
produite chez les élus américains lors
d'une hypothétique visite de leurs
collègues russes. Ils auraient
évidemment continué leur travail comme
si de rien n'était. Même s'il faut
accueillir cordialement la délégation
américaine indépendamment des relations
actuelles, et justement à cause d'elles,
le vice-président de la Douma et les
députés ont-ils imaginé l'image produite
par leur attitude?
Et tous, ou
presque, se lèvent et ... applaudissent.
Ils applaudissent ceux qui ont mis leur
pays sous sanctions. Heureux comme des
enfants d'une visite d'une telle
importance. Sans aucun respect pour la
fonction qu'ils occupent. N'y pensant
même pas. Sans même parler d'un minimum
d'amour-propre. Oublions les grands
discours patriotiques. Ils
applaudissent, très fiers.
Tous? Non, une
député ne se lève pas, l'ancienne
procureur de Crimée, sous sanction
américaine, qui ne voit pas pourquoi
elle doit se lever et applaudir ceux-là
même qui adoptent des sanctions contre
son pays et ont qualifié la Russie de
menace, l'accusant de tous les maux.
Instinctivement, en accord avec ses
principes et ses convictions, la député
Poklonskaya reste
démonstrativement assise. Pendant que
certains de ses collègues oublient
manifestement qui ils sont et ce qu'ils
sont censés faire, et se jettent sur
leur téléphone pour faire des photos.
Des sénateurs américains, quand même,
dommage qu'il ne soit pas possible de
faire un selfie ... Ensuite on parlera
de "patriotisme", ensuite, lorsque la
montée d'hormones sera redescendue.
Chaque chose en son temps.
Bref, tout aurait
pu bien se passer. Même très bien. Mais
faisons confiance aux analystes
américains pour avoir bien saisi que,
finalement, peu de choses séparent la
Russie d'aujourd'hui de celle des années
90. Je ne parle pas sur le plan
matériel. Mais humain. La négociation en
sera d'autant plus délicate pour le
Président russe, qui devra compenser ce
handicap de départ, dont il aurait pu se
passer. Dont la Russie aurait pu se
passer.
Finalement, cela
rappelle Le Maître et Marguerite, la
scène du théâtre des Variétés. Au-delà
des costumes, des "parc Zaradié",
du numérique et des nouvelles
technologies, "ces citadins ont-ils
changé intérieurement"?
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