Russie politics
Billet jaune : Quand l'élite a remplacé
sa capacité d'empathie par des hashtags,
vive le cynisme !
Karine Bechet-Golovko
Jeudi 3 janvier 2019
La crise des Gilets Jaunes, qui dure
depuis plusieurs semaines, a mis en
lumière la rupture consommée entre les
élites, et la minorité sociale qui les
soutient, et la population. S'il est
facile de mettre en scène sa compassion
pour les souffrances lointaines ou les
tragédies ponctuelles, la douleur
quotidienne d'une vie mise en difficulté
par le positionnement idéologique d'une
minorité ne provoque aucune empathie
dans l'élite et la minorité sociale qui
la soutient. Quand la capacité
d'empathie a été remplacée par les
hashtags, il ne reste que le cynisme.
La profondeur du réel entre
difficilement dans un hashtag. Or, les
élites ont réduit leur capacité à
s'identifier à la douleur de l'autre
dans le temps et la forme. L'on peut
éteindre et allumer la Tour Eiffel, ça
se voit de loin et ça n'engage en rien.
L'on peut lancer des hashtags, ça fait
de comm et ça ne change rien. L'on peut
même aller poser des bougies, des jouets
- ça montre que l'on est vivant, que
l'on n'est pas dans la catégorie
victime. En plus c'est rassurant, et
l'on peut même pleurer un instant sur
soi, sur ce qui aurait pu se passer -
pour soi. L'instantanéité de notre
époque ne permet pas d'accepter le
quotidien de l'autre, l'on peut "réagir"
(instant) à un évènement (instant), mais
la douleur qui dure n'intéresse que peu
longtemps. Rien ne se passe, l'on se
lasse, il faut un nouveau
divertissement. Le hastag permet de se
divertir de la douleur de l'autre, voire
d'exister un instant grâce à lui. Il
faut donc le renouveler souvent. Pour se
sentir vivant par procuration.
Mais s'identifier à lui, à cet autre qui
a des difficultés quotidiennes, sans
rien d'extraordinaire, juste une vie,
c'est devenu impossible. Cela demande
d'accepter la durée, de sortir de
l'instant. Et surtout de se
projeter, cela obligerait à devoir se
mettre à sa place, donc à imaginer
pouvoir y être. Et c'est un risque bien
trop réel pour pouvoir faire semblant -
longtemps, il faut donc le nier.
C'est ce que révèle la crise profonde
des Gilets Jaunes. La précarité touche
une partie importante de la société
française, mais surtout elle constitue
un risque réel pour encore une grande
partie. Les revendications des Gilets
Jaunes, c'est le rejet d'un système de
redistribution en panne et cynique. Ils
travaillent. Toujours plus. Et gagnent
moins. La politique fiscale qui protège
le (grand) capital au détriment de
l'économie réelle a été le détonateur
d'un rejet total de ce qu'incarne
Macron. C'est pourquoi la réformette
proposée n'a pas pu désamorcer la crise
- idéologique qui prend forme.
Cette crise, dans sa durée, met aussi à
mal une partie de la société, pourtant
si prompte à aller poser des fleurs pour
les "victimes". Les migrants, les
minorités religieuses et sexuelles. Les
personnes qui ont été touchées par les
actes de terrorisme. Car ce sont ici des
victimes acceptables, médiatisables, et
qui ont le mérite de ne pas perturber le
quotidien. Ou en tout cas, pas
longtemps.
Elles ne vont pas nous empêcher de faire
nos courses de Noël. Elles ne vont pas
nous empêcher de faire du business.
Bref, le sacré n'est pas touché : nous
pouvons, malgré elles, circuler,
consommer, bref exister. Et grâce à
elles, l'espace d'un instant, nous
trouvons même que notre vie a pris plus
de goût. Le goût du danger - sans en
avoir les risques. Donc, un goût qui
passe rapidement, car il ne vient pas de
nous.
Mais "cette foule haineuse", ces
"gaulois réfractaires", ces "fainéants",
ils n'appartiennent pas à la bonne
catégorie. Ils ne sont pas là un
instant, à manifester pour refroidir le
climat, pour réchauffer l'autre climat -
d'investissement, pour soutenir "Macron
et la république", pour aider les femmes
à être libres et à pouvoir porter la
burqa si elles le veulent, pour une gay
pride, bref pour toutes ces
manifestations du système. Ces
manifestations qui défendent les piliers
idéologiques du système.
Ils sont là, parce que ce système
idéologique leur sort par les yeux,
parce que grâce à lui ils ont du
mal à payer leurs factures, perdent leur
travail, en ont marre de se voir
reléguer derrière n'importe quelle
minorité. Ce ne sont pas de bonnes
victimes. Donc, ils agacent, car, au
minimum, ils perturbent le confort
quotidien. Or, pour tenir, toute
minorité a besoin de maintenir plus ou
moins la population dans le doux
endormissement de confort quotidien, des
rites journaliers. Ils remettent en
cause l'image du consensus social qu'est
le sommeil profond.
L'on entend alors combien de chômage à
cause de ces gueux égoïstes, en tout cas
il est bien venu de le leur attribuer.
Regardez, ce sont des racistes, des
antisémites, ils sont payés par
l'étranger ... Maintenant, ils sont
haineux - donc il faut les combattre.
C'est le dernier message présidentiel -
pour ses vœux. Ils provoquent chez une
minorité, en effet, une haine
viscérale. Car les Gilets Jaunes
incarnent cette France, que depuis des
années cette minorité agressive et
monopolisant la parole s'efforce de
faire disparaître. Et qui contre toute
attente relève la tête et a déjà réussi
à perturber le jeu.
A chacun de faire son choix, mais
faisons-le en connaissance de cause.
Sans cacher ses réactions derrière la
bonne conscience. Personnellement, même
si effectivement, ça complique parfois
la vie, même s'il y a des débordements,
je souhaite tout le courage possible et
improbable aux Gilets Jaunes et espère
que, grâce à eux, la vie de notre pays
va revenir dans le réel. Même si le choc
d'atterrissage se fera obligatoirement
dans la douleur.
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