Opinion
Pourquoi je ne
soutiens pas Dieudonné
Jean Bricmont
Dimanche 24 novembre 2013
Des amis s’inquiètent de mon "soutien" à
Dieudonné. Je ne soutiens pas Dieudonné,
du moins pas directement ou
principalement. Ce que je soutiens est
beaucoup plus fondamental, et est la
base même du droit-que la justice soit
la même pour tous.
Pour moi, on peut interdire ses
spectacles ; je suis opposé aux lois
"contre la haine" qui permettraient
peut-être de le faire, mais elles
existent. Mais si on doit interdire les
spectacles de Dieudonné, qu’on le fasse
dans les règles, avec procès public et
comparaison entre son humour et celui
d’autres (Desproges, Carlos, Leeb,
Coluche...). Bien sûr, cette façon de
faire (même avec les dites lois) n’a
aucune chance d’aboutir.
Ce que je n’accepte pas c’est qu’on
interdise ses spectacles sur ordre du
ministre de la police. Cela, c’est le
règne de l’arbitraire et c’est plus
profondément "inacceptable" que tout ce
que Dieudonné peut dire ou faire.
On me demande d’au moins condamner ou
critiquer ses "dérives". Il n’en est pas
question. Je ne dirai jamais rien contre
un individu qui n’a pour lui que sa
parole et qui a contre lui tous les
faux-culs, toute la bien-pensance, toute
la puissance de l’Etat et des médias. Je
dirai peut-être ce que je pense de
Dieudonné le jour où toutes les attaques
légales contre lui cesseront.
On me répond parfois que le problème
n’est pas la liberté d’expression-bande
de faux culs ! Bien sûr que ce l’est.
Les lois antiracistes (ou celles, plus
surréalistes encore, qui condamnent la
"négation de l’histoire") ont permis aux
associations du même nom de faire
poursuivre quantité de gens devant les
tribunaux, tant "à gauche" (Siné, Mermet,
Morin, les appels au boycott d’Israël)
qu’à "droite" (Le Pen, Gollnisch,
Faurisson) et bien d’autres. On met au
pilon, sur demande de la Licra, des
livres. Un député "centriste" propose
d’interdire par la loi le geste de la
quenelle. Et il n’y a pas de problème de
liberté d’expression ?
Quand Dieudonné est venu à Bruxelles, la
police a fait évacuer la salle au milieu
du spectacle. Personne n’a protesté,
sauf l’héroïque journaliste indépendant
Olivier Mukuna (sur un site marginal,
celui d’Egalité). Pourtant, il était
évident, sans être juriste, que cela
violait toutes nos lois et même notre
Constitution.
Quand j’en parlais à mes amis, on me
répondait que, bien sûr, c’est terrible,
mais que ce n’est pas le "vrai
problème" : le vrai problème, c’est la
lutte des classes, l’impôt sur les
riches etc. Je crains fort que ceux qui
raisonnent ainsi n’arriveront jamais à
rien-si on est incapable, que ce soit
par opportunisme ou impuissance, de
défendre les droits les plus
fondamentaux de ses propres concitoyens
(je parle des spectateurs de Dieudonné,
pas de l’artiste lui-même), on ne va pas
non plus changer les choses dans l’ordre
socio-économique. Qui peut le plus, peut
le moins.
Une autre erreur, très curieuse mais
très répandue à gauche, est de croire
que les problèmes identitaires ou
symboliques sont de pures illusions, à
dissiper au plus vite pour que les
"travailleurs" s’intéressent enfin à
leurs "vrais problèmes", c’est-à-dire à
leur bifteck. Croire cela, c’est ne rien
comprendre à la nature humaine, et mène
la gauche à des impasses de façon
récurrente.
Dans le cas d’espèce, le fait qu’une
bonne partie de la jeunesse "noire et
arabe" se reconnaît dans un humoriste
que toutes les associations
"antiracistes" (supposées défendre les
dits "noirs et arabes") cherchent à
réduire au silence est un phénomène
"symbolique" important. Cela devrait au
minimum mener les gens de bonne foi à
s’interroger sur la véritable nature du
"combat antiraciste" dans lequel le plus
gros de la gauche a cru trouver un
substitut aux luttes sur le plan social
et économique (et qui a ainsi, en fait,
transféré les combats sur le plan
symbolique, tout en prétendant souvent
faire le contraire). Mais on ne peut
revenir à ces luttes qu’à condition de
résoudre la question symbolique et, pour
commencer, d’admettre l’égalité devant
la loi de toutes les formes de discours.
Les gens qui croient qu’ils vont faire
la révolution mais qui acceptent qu’une
secte fanatique et ultra minoritaire
détermine ce qu’on peut voir au théâtre
ce soir se font, à mon avis, de graves
illusions. La défense du côté
progressiste des constitutions
démocratiques passe avant la révolution.
Et il y a des choses qui passent avant
tout engagement politique, comme la
défense de la vérité, de la justice et
de la dignité humaine.
Jean Bricmont
31 décembre
|