RussEurope
Sortie de l’Euro et dette publique
Jacques Sapir
Vendredi 6 juin 2014
Un argument récemment soulevé par les
adversaires d’une dissolution de la zone
Euro consiste à dire que le retour à des
monnaies nationales poserait des
problèmes insurmontables quant au
financement de la dette française. Ceci
se traduirait tant par la nécessité pour
la Banque de France de monétiser une
large part du stock de dettes existant,
entraînant ainsi un risque
d’hyperinflation, que par une hausse des
taux sur la dette qui viendrait dégrader
le solde budgétaire. On notera cependant
que ces arguments sont mutuellement
exclusifs. Soit la Banque de France doit
monétiser « en masse », et par
définition cela fera baisser les taux
d’intérêts, soit elle ne procède qu’à
des monétisations très réduites, qui
excluent le risque d’hyperinflation, et
alors se posera le problème des taux
d’intérêts. Il convient donc d’analyser
ce problème en séparant la question de
la gestion du stock existant des dettes
de son accroissement, et en regardant
précisément quelle est la part de ce
stock que l’on refinance chaque année.
On constate alors qu’en réalité aucun
des deux risques mentionnés ne se
manifeste, si des modifications
adéquates du cadre institutionnel sont
mises en œuvre. Par contre, il y existe
un risque de voir les taux d’intérêts
sur les bons du Trésor tomber en dessous
du niveau minimum pour assurer le bon
fonctionnement des compagnies
d’assurance. Ce risque implique que les
politiques du Trésor et de la Banque de
France soient étroitement coordonnées,
ce qui implique à son tour que l’on
mette fin à l’indépendance de la Banque
de France.
De quoi s’agit-il ?
La dette de la France était d’environ
1925 milliards d’euros à la fin de 2013[1].
Cette dette est la dette globale de
l’ensemble des administrations
publiques. La dette nette s’élevait à
1768,7 milliards d’euros, dont 1431,9
milliards pour l’Etat, 166,7 milliards
pour les organismes de sécurité sociale
et 170 milliards pour les
administrations locales.
Tableau 1
Dette
nette (milliards d’euros)
Source : INSEE :
http://www.insee.fr/fr/indicateurs/ind40/20140331/Dette_2013T4.pdf
La dette négociable de la
France, qui est la seule pertinente pour
ce qui nous intéresse, s’élevait quant à
elle au 31 mars 2014 à 1502,2 milliards,
et avait une durée moyenne de 6 ans et
343 jours[2].
On remarque que la durée de vie moyenne
tend à baisser depuis 2011 (ou elle
était de 7 ans et 57 jours) mais reste
relativement élevée. Le ratio entre la
dette à long et moyen terme et la dette
à court terme (moins d’un an) s’est
cependant amélioré. La dette à court
terme qui représentait 15,7% de la dette
à long terme à la fin de 2011, n’en
représente plus que 14,1% (mars 2014).
Cette dette est détenue à 64,5% par des
non-résidents[3].
Les besoins de financement de l’Etat
se décomposent donc en besoins liés à la
« nouvelle dette » (équivalent au
déficit budgétaire de l’année) et en
besoins issus de l’ « ancienne dette »
dont il faut assurer le « roulement »
soit le renouvellement des emprunts
quand cette dette arrive à maturité.
Graphique 1
Renouvellement de la dette (montants
mensuels cumulés sur 2012 et 2013)
Source : Agence
France-Trésor
La « nouvelle dette » est constituée
par le déficit budgétaire. Le total à
financer par an était pour l’année 2013
donc de[4] :
- 60,8 milliards pour
l’amortissement de la dette à long
terme.
- 46,1 milliards pour
l’amortissement de la dette à moyen
terme.
- 74 milliards pour le déficit.
- 1,6 milliards pour
l’amortissement de la dette reprise
par l’Etat.
Soit un total de 182,5 milliards
d’euros.
A ce montant il faut ajouter les 186
milliards de dette à court terme (moins
d’un an) qui sont constamment
renouvelés. Le besoin global de
financement est de 368,5 milliards
d’euros soit 18,5% du PIB par an. Le
besoin de financement net (correspondant
au déficit budgétaire) d’environ 3,7%
par an et l’on peut considérer que tel
sera encore en 2014 le chiffre qu’il
faudra financer.
Ces sommes recouvrent donc deux
mouvements distincts. Tout d’abord un
besoin de financement absolu, qui est un
flux. Ce dernier est
strictement égal au déficit budgétaire
de la France. Puis, on doit faire
face au renouvellement d’un
stock de dette. Ce problème est ici
important parce que l’on suppose
implicitement que dans le cadre d’une
dissolution de la zone Euro, une partie
du stock détenue par des non-résidents
ne serait pas rachetée par ces derniers
et passerait donc progressivement entre
les mains d’agents résidents, qu’il faut
déterminer. C’est ce mouvement qui est,
et de loin, le plus important, et qui
pose le plus de problèmes. Mais, il faut
savoir qu’il est cependant limité et lié
au total du stock de dette existant.
Les capacités de financement de
la France.
Ce chiffre de 450 milliards sur un an
doit donc être mis en face des capacités
de financement de l’économie française,
et surtout de la part de ces capacités
que la France peut consacrer à la dette.
Cela implique aussi une réflexion sur le
cadre institutionnel que l’on mettra en
place à l’occasion d’une dissolution de
la zone Euro. La position que j’ai
constamment défendue depuis 2009 est
qu’une sortie de l’Euro n’a de sens
que si elle s’accompagne d’un
changement des règles en ce qui concerne
la finance, visant à « renationaliser »
le marché financier français et à « définanciariser »
en partie l’économie française. Ceci
passe tant par une réforme du statut des
banques, séparant de manière stricte les
activités financières (épargne et
spéculation) mais aussi les fonctions de
banque et celles de compagnies
d’assurance, que par la mise en place de
réglementations particulières visant
tant à redonner à la puissance publique
sa place prééminente qu’à réduire les
contacts qui existent entre le marché
financier français et les autres marchés
financiers.
Il
y a tout d’abord l’épargne financière
des ménages et les capacités de
financement des institutions
financières. Pour les capacités
financières des ménages, elles
s’élevaient à la fin de 2013 à 71
milliards d’euros par an[5].
Ce chiffre est aujourd’hui plutôt bas ;
il était d’environ 90 milliards en 2011.
Mais c’est lui que nous utiliserons par
la suite.
Nous avons ensuite l’actif des
établissements financiers en France
métropolitaine, ce qui comprend les
banques et les compagnies d’assurance.
Une partie de cet actif est constitué de
bons du Trésor. Pour ce qui concerne
les banques, il est d’environ 4900
milliards d’euros[6].
Pour les compagnies d’assurance (hors
les compagnies liées aux banques), on
arrive à un total de 1000 milliards,
dont 50% environ est constitué de bons
du Trésors des différents Etats (de la
zone Euro mais aussi des Etats-Unis).
En ce qui concerne les banques, la
réintroduction d’un plancher minimum de
25% en effets publics, mesure qui a été
envisagée justement pour revenir à un
marché financier relativement fermé, et
qui fut appliquée jusqu’au années 1980,
obligerait les banques à détenir environ
1225 milliards d’euros soit l’équivalent
de 81,5% de la dette négociable
existante aujourd’hui.
On a vu que les compagnies
d’assurance (hors compagnies issues des
banques) détiennent environ 500
milliards d’euros en bons du trésor,
dont probablement seulement 150
milliards en bons du Trésor français. Si
l’on porte la limite obligatoire de
détention de ces bons émis par le Trésor
français à 40% de l’actif, on dégage une
capacité de financement nette de 250
milliards d’euros. On voit que de telles
mesures seraient plus que suffisantes
pour assurer la détention du stock de
dette qui est aujourd’hui entre les
mains des non-résidents.
Les banques françaises, en effet, ne
détiennent actuellement qu’environ 580
milliards d’euros de titre de dette de
l’Etat. La réintroduction de ces
planchers d’effets publics leur
imposerait d’acheter environ 645
milliards d’Euros. En admettant que
l’effet de cette mesure soit étalé sur 2
ans, ce sont donc 322,5 milliards que
les banques apporteraient ainsi au
marché des obligations publiques chaque
année. Ajoutons à cela des mesures
analogues qui pourraient être prises sur
les sociétés d’assurance, et l’on
arriverait rapidement à un montant total
de capacité de financement de la dette
détenue qui serait égal ou supérieur aux
montants nécessaires à financer.
Le risque inflationniste.
Ainsi, même si les non-résidents
décidaient de ne plus acheter de dette
française dans les deux années suivant
une dissolution de la zone euro et le
retour à la monnaie nationale,
l’équilibre de financement serait
amplement réalisé. Il n’y a donc pas de
nécessité que la Banque de France
intervienne massivement et donc pas de
risque inflationniste pour la part de la
dette détenue par des non-résidents, si
ces derniers ne souhaitaient pas
conserver la partie de leur dette qui
arrive à maturité dans l’année. A terme,
le montant total des dettes détenues par
le système financier français serait
égal au stock total des dettes. Par
contre, il faudra être vigilant aux
conditions d’exercice des compagnies
d’assurance et des banques.
Si l’on considère maintenant le flux
annuel lié au déficit budgétaire, on
constate que 50 milliards provenant de
l’épargne des ménages pourraient aussi
aller vers les obligations publiques.
Cela laisse un « trou » de 24 milliards
d’euros, soit 1,2% du PIB. Il pourrait
être comblé soit par les besoins des
établissements financiers que l ‘on a
évoqué soit par l’équivalent des avances
au Trésor Publique faites par la Banque
de France. Dans ce cas on constate que
la capacité de financement de la
nouvelle dette publique nette par
l’économie française est assuré. Les
montants de ces avances faites au Trésor
sont bien trop faibles pour engendrer le
moindre risque d’hyperinflation. Nous
sommes en effet très loin des effets
tant directs qu’indirects du
« quantitative easing » auquel a procédé
la FED à de multiples reprises. Or, ce
« quantitative easing » n’a pas provoqué
de poussée inflationniste aux
Etats-Unis. Bien entendu, des
différences existent entre la France et
les Etats-Unis, essentiellement dans la
dynamique de l’évolution de l’économie.
On rappelle que le problème du
financement de la dette est supposé se
poser dans le cas d’une dissolution de
la zone Euro, et sous l’hypothèse que
les non-résidents ne procèderaient plus
à des achats de dette. Or, une
dissolution de l’Euro, accompagnée d’une
dépréciation du Franc rétabli aurait des
effets très positifs sur l’économie
française, ce qui a été calculé[7].
Dans cette situation, le déficit
budgétaire se réduirait rapidement et
l’économie retrouverait une forte
croissance.
La question des taux d’intérêts.
Si un équilibre entre besoins de
financement et offre de financement peut
être réalisé, il faut se poser le
problème du prix auquel il se réalise et
de la possibilité de désajustements
transitoires de cet équilibre. Le prix,
i.e. le taux d’intérêt, est déterminé
par l’offre de financement. Cette
dernière étant contrainte par un effet
de réglementation, le taux d’intérêt se
fixera forcément très bas. Il est même
possible qu’il se fixe à certains
moments trop bas du point de vue
de l’équilibre de fonctionnement des
compagnies d’assurance. Ce sera alors à
l’Etat, en tant que puissance émettrice,
de réglementer ces taux.
On constate donc que le « re-nationalisation »
du stock de dette existant ne pose pas
de problèmes insurmontables. Même si les
non-résidents arrêtaient leurs achats de
dette française, les institutions
financières peuvent se substituer à eux.
Le financement du déficit budgétaire
peut être assuré avec une intervention
faible de la Banque de France, qui
contribuerait ici à orienter les taux
d’intérêts (en augmentant le volume de
ses avances si des tensions se faisaient
jour, en le diminuant si les taux
tombaient en-dessous de ce qui serait
considéré comme nécessaire pour les
compagnies d’assurance). La sortie de
l’Euro ne se solderait donc ni par une
poussée hyperinflationniste ni par une
hausse incontrôlée des taux d’intérêts.
Par ailleurs, il est hautement probable
que l’amélioration de la santé de
l’économie française à laquelle elle
aboutirait provoquerait un retour rapide
des investisseurs internationaux vers
notre pays. On signale ici qu’il serait
alors de la plus haute importance de
bien maîtriser les conditions de ce
retour si l’on veut éviter qu’il ne
produise une appréciation du Franc qui
pourrait détruire une partie des effets
de la dépréciation à la suite de la
sortie de l’Euro. Il convient de se
souvenir que, pour pouvoir déployer une
politique de réindustrialisation,
politique dont l’horizon sera d’au moins
une dizaine d’année, la France aura
besoin d’un taux de change sous-évalué
pendant une partie de cette période.
Mais, cela implique aussi des
changements institutionnels importants
dans l’espace financier français, qu’il
s’agisse de la fin de l’indépendance de
la Banque de France (qui devrait
cependant garder un statut d’autonomie
quant à l’emploi de ses moyens) ou du
cadre réglementaire des banques et des
compagnies d’assurance. De ce point de
vue, une sortie de l’Euro a donc bien
des conséquences très profondes sur
l’économie française. Mais, ce sont
justement ces conséquences, ce que l’on
peut appeler la « définanciarisation »
de l’économie, qui font une partie
importante de l’intérêt d’une sortie de
l’Euro.
[7]
Sapir J, Murer P. et Durand C.,
Les
scenarii de dissolution de l’Euro,
fondation Res Publica, septembre
2013.
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