Analyse
L'Ukraine et l'Eglise politique
Israël Adam Shamir

Israël
Adam Shamir
Mercredi 24 juillet 2019 Les tentatives pour
chasser l'Eglise du terrain politique,
et la reléguer dans le coin des loisirs
ont échoué, mais l'organisation la plus
importante de l'histoire humaine n'a pas
encore regagné la place qu'elle avait
avant que les juifs et les libéraux
unissent leurs forces contre la
chrétienté. La défaite des nazis
ukrainiens est le premier résultat
tangible des changements en cours.
Le président russe
Vladimir Poutine est du genre va-t-à-la
messe, un oiseau rare parmi les hommes
d'Etat qui comptent. Il communie, et il
a un confesseur, et il allume des
cierges dans des paroisses modestes les
jours de fête religieuse, et il confère
avec de vieux sages dans des monastères
reculés. Il suit la politique de
l'Eglise, et reste engagé. Récemment,
face à une urgence confuse (unspecified
emergency), après que le
sous-marin nucléaire russe eut souffert
un accident fatal (le 1er juillet
dernier), et alors que le vice-président
Mike Pence venait d'être rappelé à
Washington (le 2 juillet), Poutine s'en
est allé rendre visite au pape François
(le 4 juillet), avec lequel il a eu un
long entretien dramatique, en
tête-à-tête.
Rien n'est plus
significatif du changement dans le cœur
russe. En 1944, Staline avait répliqué à
Churchill qui lui recommandait de tenir
compte du point de vue du Vatican avec
son célèbre: "Combien de divisions, le
pape de Rome"? Et maintenant, l'héritier
de Staline respecte et écoute
attentivement les opinions du successeur
de saint Pierre, tout en conservant sa
propre allégeance chrétienne orthodoxe.
Au même moment, les
US jadis chrétiens ont tourné le dos à
l'Eglise. Si un quotidien US important
fait mention de l'Eglise, c'est
habituellement pour la condamner parce
qu'elle refuse de consacrer les unions
de même sexe, pour une affaire de
"prêtres pédophiles" ou pour avoir
manqué aux juifs en matière
d'Holocauste. Les US mettent un point
d'honneur à ne jamais défendre les
chrétiens. Les juifs, toujours, et les
musulmans, de temps en temps. Mais les
chrétiens, jamais.
L'Eglise a été
lente à riposter, mais le moment si
longtemps retardé est arrivé. Tant que
Moscou était rouge et athée, l'Eglise
n'avait pas d'autre choix que de faire
corps avec Washington. Maintenant cela
n'a plus de sens.
La rencontre de
Poutine avec le pape, sa troisième
audience avec le pape François et la
sixième avec un souverain pontife,
signifie un changement cardinal, m'a dit
Frère Jeffrey Langan, un
prêtre de l'Opus Dei, un homme très
proche du Vatican et professeur de
philosophie à l'université de Harvard.
La rencontre avec Poutine marque
l'intention du Saint-Siège de rompre
avec les US, dans le contexte globalisé.
Le Vatican se tenait aux côtés de
Washington depuis des années, mais
maintenant, le pape François a
apparemment décidé que ça commençait à
bien faire. L'Eglise devrait rester
neutre dans les conflits internationaux.
Cela concerne en particulier l'Ukraine.
Le Saint-Siège considère le conflit
ukrainien comme une guerre par
procuration à l'instigation de la CIA,
et elle veut rester en dehors de cela.
C'est une décision
très importante. Les Ukrainiens sont en
majorité des chrétiens orthodoxes, mais
il y a une église grecque ukrainienne,
une église catholique de rite byzantin.
Elle est bien implantée en Ukraine
occidentale, la région au nationalisme
fervent qui a ses traditions propres.
Les Ukrainiens de l'Ouest (ou Galiciens
de la Galicie) étaient surtout des
villageois, mais ils ont migré vers les
villes lorsque les Juifs et les Polonais
se firent massacrer ou expulser. Ils
n'avaient guère d'amour pour les Juifs
ni pour les Polonais, leurs voisins;
après leur intégration à l'Union
soviétique en 1940, ils découvrirent
qu'ils aimaient encore moins les Russes
(et les Ukrainiens russifiés).
Pendant la Deuxième
Guerre mondiale, leurs militants les
plus durs choisirent le camp d'Hitler:
après la guerre, ils se tournèrent vers
les US. Après le démantèlement de
l'Union soviétique, ils sont devenus les
moteurs d'un développement indépendant,
ou plutôt du dé-développement, parce que
ces ex-paysans urbanisés de fraîche date
se méfiaient profondément de l'industrie
et des gens des villes. Ils ont
désindustrialisé leur région, puis se
sont installés en masse en Ukraine
centrale, où ils sont devenus les
emblèmes vivants de l'élan culturel du
retour aux racines. Si la France était
brisée par un Gorbatchev français, le
Midi tenterait de revendiquer les
traditions perdues du pays d'Oc, mais
comme peu de gens du Sud parlent
provençal, ils regarderaient du côté des
villageois des Pyrénées en tant
qu'incarnation de la culture du Midi. De
la même façon, les Ukrainiens du centre
et de l'Est de l'Ukraine ont gardé peu
de choses de leur culture originale et
de leur langue, après l'indépendance en
1991, et ils ont ressenti le besoin de
regonfler leur identité ukrainienne. Les
Ukrainiens de l'ouest faisaient
l'affaire pour le rôle. Ils devinrent
importants dans les structures
politiques ukrainiennes, au niveau de
l'idéologie et de la culture. Et leur
église a gardé beaucoup de son influence
sur cette population fort active et
dynamique.
De l'autre côté,
l'église ukrainienne grecque catholique
est une lumière à suivre, pour les
protestants ukrainiens. Les protestants,
un groupe réduit mais d'un bon niveau
d'études et influent, suivent en général
la ligne des catholiques grecs. On
considérait que l'église grecque
catholique était violemment anti-russe.
Mais dès le
lendemain de la rencontre avec Poutine,
le 5 juillet, le pape rencontrait les
évêques de l'église grecque catholique,
et leur disait de laisser tomber leur
rhétorique anti-russe. Restez en dehors
du conflit, recommanda-t-il aux évêques.
Ce fut pour eux une révélation: pendant
des années, ils avaient combattu contre
les Russes, et contre l'église
majoritaire orthodoxe d'Ukraine, qui est
alliée au patriarcat de Moscou. Et voilà
que soudainement, on leur disait
d'arrêter tout ça. Ils ont fait ce qu'on
leur disait, et apparemment cela a eu de
l'effet: aux élections parlementaires du
dimanche 21 juillet, les nationalistes
d'extrême-droite (que notre ami le Saker
appelle les "Ukronazis") se voyaient
éliminés en tant que force politique, ou
en tout cas ils ont perdu leurs
positions. Finis les Ukronazis! Kaputt!
Terminée, la révolution brune: The
Brown Revolution is over!
J'avais prédit ce
résultat il y a cinq ans; l'Occident
utilise et encourage toujours
l'extrême-droite nationaliste pour se
débarrasser des socialistes, mais dans
l'étape suivante, c'est l'extrême-droite
qui se fait déloger. Cela s'est passé en
Croatie où des nazis pur jus ont été
utilisés contre les socialistes afin de
démanteler la Yougoslavie et de
combattre les Serbes; après quoi, une
fois la victoire atteinte, la chasse
d'eau de l'histoire les a évacués. De la
même façon, les Ukronazis ont rempli
leur rôle en prenant le pouvoir et en
déclenchant une guerre de basse
intensité avec la Russie; puis ils ont
transféré le pouvoir aux libéraux
soutenus par Soros.
Cependant, le plus
grand changement dans la politique de
l'Eglise ukrainienne a eu lieu au sein
de la communauté orthodoxe. En novembre
2018, j'ai écrit à propos du schisme en
cours dans l'église orthodoxe
ukrainienne
"Le spectre du Phanar". Vous pouvez
vous y reporter pour vous rafraîchir la
mémoire. Bref, deux groupes
nationalistes orthodoxes à la marge
s'étaient unis pour écraser la plus
grande église orthodoxe traditionnelle
ukrainienne, qui est une partie autonome
de l'orthodoxie russe relevant du
Patriarcat de Moscou. Ls deux
groupuscules firent appel au patriarche
Bartolomé de Constantinople pour qu'il
leur garantisse le Tomos (décret
solennel et irrévocable) de
l'autocéphalie, en d'autres termes pour
les faire reconnaître comme une église
indépendante au sein de l'église
orthodoxe. Le Tomos leur a été garanti
le 5 janvier 2019. En voici
here le texte; le patriarche
déclarait que les "Ukrainiens pouvaient
désormais jouir du don sacré de
l'émancipation, de l'indépendance, et du
gouvernement propre, devenant libres de
toute allégeance externe ou intervention
extérieure."
Seulement voilà
que ce plan soigneusement encouragé par
la CIA pour finir de séparer la Russie
de sa sœur l'Ukraine, se trouve réduit à
néant, en à peine six mois. Les
ambitions et l'avarice ont saboté les
plans des sans-Dieu.
Le personnage clé
dans l'orthodoxie ukrainienne, c'est
l'évêque nonagénaire Filaret. C'était un
métropolite (archevêque) légitime de
Kiev dans l'église orthodoxe russe, mais
il avait une grande ambition
personnelle, il voulait devenir le
patriarche, le pape de Moscou. Comme il
n'avait pas pu satisfaire cette
ambition, il avait quitté l'église mère,
pour se déclarer lui-même patriarche de
Kiev, à la tête d'une nouvelle église
orthodoxe ukrainienne (KP). Moscou le
défroqua et le déclara hors-la-loi, et
toutes les églises orthodoxes suivirent
Moscou. Son organisation, plutôt
réduite, devint la base de la nouvelle
église orthodoxe ukrainienne, mais
c'était un personnage trop controversé
aux yeux de Bartolomé, pour se faire
nommer comme le chef de celle-ci. On
parvint à un compromis, provisoirement.
Filaret serait le chef de la nouvelle
église en tout, sauf en titre. L'évêque
Epiphanius allait devenir le primat en
titre, le personnage visible,
nominalement, de la nouvelle église, et
cette nouvelle église serait pleinement
indépendante. Il était là, le grand
succès de Petro Poroshenko, le roi du
chocolat et président de l'Ukraine. Et
ce fut bien là sa seule réussite, à
moins de tenir compte de ses triomphes
négatifs. Son nationalisme déchaîné, son
animosité envers la Russie, la guerre
interminable à l'Est de l'Ukraine, la
reddition devant le FMI, l'ouverture des
marchés à l'Europe et la fermeture des
marchés russes, l'ont fait détester par
les Ukrainiens appauvris, et il a
misérablement perdu les élections
présidentielles le 21 avril 2019,
laissant la place à Vladimir Zelensky,
un jeune comédien. Aussitôt après,
l'église qu'il avait instaurée s'est
effondrée.
L'évêque (ou
patriarche, si vous préférez) Filaret a
dit qu'on l'avait trompé. Il croyait
qu'il allait être de fait le chef de
l'église, mais il n'avait pas la moindre
influence dans la nouvelle structure.
L'homme dont il croyait qu'il serait le
chef pour la galerie, l'évêque
Epiphanius, refusait de partager le
pouvoir avec le vieil homme.
Et surtout, le
Tomos n'avait pas rendu la nouvelle
église ukrainienne indépendante, malgré
son titre d'"autocéphale", elle s'était
retrouvée soumise à Constantinople.
Comme je l'avais prédit, les Ukrainiens
n'ont aucune chance de devenir
pleinement indépendants. Le régime de
Kiev pouvait se passer de Moscou, mais
il se retrouva soumis à l'Occident. Ses
finances sont supervisées par le FMI,
son armée par l'OTAN, sa politique
extérieure par le Département d'Etat US.
Une indépendance réelle, c'était un
mirage, hors d'atteinte de l'Ukraine. Et
en matière d'église, les Ukrainiens ne
pouvaient que se retrouver subordonnés à
Moscou ou à Istanbul, le même choix
devant lequel s'étaient trouvés leurs
aïeux quatre siècles auparavant. Moscou,
avec tous ses torts, avait moins
d'exigences envers les évêques
ukrainiens. Les Russes ne demandent pas
de tribut, et peuvent être secourables.
Constantinople, non. Le patriarche
Bartolomé exigea de recevoir 4000 euros
par église et par mois. C'est beaucoup,
pour des Ukrainiens pauvres.
Filaret déclara le
Tomos caduc, la nouvelle église une
fiction, et annonça qu'il restait le
patriarche du patriarcat de Kiev.
Bartolomé déclara que le patriarcat de
Kiev, ça n'existe pas, et que ça n'avait
jamais existé. Bref, les Ukrainiens et
les Grecs tentèrent de ruser l'un avec
l'autre, mais Dieu est encore plus
roublard. Un prêtre ukrainien a résumé (ici) les
menées de l'église ukrainienne dans un
post succinct qui a été repris des
milliers de fois:
Filaret, Epiphanius et Poroshenko
s'étaient mis d'accord pour tromper
Bartolomé, s'agissant d'obtenir
l'autocéphalie pour une église dans
laquelle Filaret règnerait tandis qu'Epiphanius
serait l'homme de paille. Bartolomé, en
échange, les avait trompés tous les
trois, en conférant le Tomos en des
termes tels qu'il ne restait plus de
l'autocéphalie promise que le nom.
Poroshenko avait trompé Siméon (l'évêque
du patriarcat de Moscou), en lui
promettant la primauté dans la nouvelle
structure. Siméon avait trompé ses
propres fidèles, en promettant de ne pas
partir ailleurs. Les dix évêques
mythiques du patriarcat de Moscou
avaient trompé Siméon en étant absents
lors du
synode de l'église à Sophia. Le synode
de Sophia avait trompé les Grecs en
élisant une personne douteuse, qui
n'était même pas un vrai prêtre, comme
primat. La société civile avait trompé
l'église, en criant sur les toits que
tous les Ukrainiens se précipiteraient
dans ses rangs aussitôt. La nouvelle
église avait trompé les attentes de la
société civile, en montrant que même
avec le soutien de l'Etat,elle n' était
tout simplement pas à la hauteur d'un
patriarcat. Le Phanar trompa l'église
ukrainienne en lui promettant qu'elle
serait reconnue par les autres églises;
les autres églises ont trompé les
attentes du Phanar, en refusant de
reconnaître l'église ukrainienne. Et
maintenant, Filaret prétend qu'il a été
trompé par Poroshenko et par Epiphanius,
alors qu'ils étaient justement en train
de monter des plans ensemble pour
tromper Bartolomé.
La suite? Filaret
est un homme d'église expérimenté et
très fin, un maître de l'intrigue, et je
ne parierais pas contre lui. En
attendant, toute idée de mener l'église
d'Ukraine à la rupture avec l'église de
Moscou semble s'être effondrée. Quels
que soient les projets du bureau de la
CIA en matière de religions, ils
n'avaient probablement pas escompté un
tel niveau de tromperies mutuelles. Les
Ukrainiens seraient capables de tromper
le diable lui-même, disent-ils.
La politique de
l'église, ce n'est pas seulement, ou pas
d'abord, les intrigues. Cet article a
été écrit comme un résultat de la conférence
de Rome, où j'ai écouté les
points de vue et opinions de prêtres,
d'évêques et de journalistes. Tous, ils
étaient intéressants et éclairants, et
je suis particulièrement reconnaissant
envers E.
Michael Jones, l'écrivain
américain indomptable et catholique qui
nous a rappelé que "les chrétiens,
qu'ils soient américains, européens,
ukrainiens ou russes ont un point de
départ commun, qui est le Logos. La
division entre nous a été causée par des
forces anti-chrétiennes, par les juifs
et les néo-cons qui veulent détruire
l'Eglise". Si nous gardons cela en
mémoire, nous parviendrons sûrement à
surmonter tous nos différends.
Israel Shamir
can be reached at adam@israelshamir.net
This article was
first published at The
Unz Review
Traduction: Maria
Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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