Opinion
Première joute
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Vendredi 20 avril 2018
Le public a été
quelque peu déçu, on s’attendait à
mieux. Une minute avant, deux preux
fonçaient l’un vers l’autre, effrayants,
les lances pointées, le panache au vent,
les chevaux lancés au galop, les
dames agitant leurs mouchoirs pour leur
champion, et puis ils se sont
croisés, bien dans leur selle, pas une
plume de travers, pas une goutte de sang
sur les lances, et les chevaux sont
repartis contents au petit trop.
Vils couards!
criaient les garçons, tandis que les
dames sont heureuses de voir leurs
chevaliers se retirer du champ de
bataille sans une égratignure. Nous
savons tous que ce n’était que la
première joute, quand la prudence inhibe
la montée de testostérone. Ils vont
bientôt se remettre en selle, nos
preux. C’est un bref
résumé de la frappe syrienne. Une force
extérieure avait poussé les dirigeants
de la Russie et des US à la
confrontation. Poutine et Trump
n’avaient pas plus envie de se battre
l’un que l’autre, mais ils ne pouvaient
pas éluder le face-à-face. Ce qu’ils
pouvaient faire de mieux, ils l’ont
fait : ils se sont évités.
C’est la conclusion
quelque peu inattendue d’une rencontre
soigneusement préparée. Franchement, ça
n’avait aucun sens de soulever une vague
de peur et de vitupérations sur le dos
des Russes jusqu’à de telles extrémités
pour un pareil final. La montagne a
accouché d’une souris, comme disait
Horace. Mais on peut s’attendre à ce que
la montagne se remette bientôt à
pousser.
Pour rien au monde
je ne voudrais favoriser un prochain
affrontement. Les deux présidents ont
déjà fait la preuve de leur vigueur et
leur courage en limitant les dégâts au
minimum. Il ne serait pas sage de les
fustiger pour ne pas avoir réussi à
écraser leur adversaire, même si c’est
ce à quoi s’évertuent maintenant des
centaines de mandarins et des millions
de personnes privées.
Côté US, Trump a
été réprimandé par de brillants
humanitaires, tel Mr Mohammed Alloush
(frère de Zahran, que l’on ne regrette
point), le dirigeant de Jaysh al
Islam, un groupe de combattants
jihadistes modérés, soutenus et payés
pour cela par ce prince si progressiste,
le meilleur ami des chauffeurs pour
dames, Mohammed bin Salman. Les frappes
aériennes ont été « une farce », a-t-il
commenté. Et Israël est également outré
que le président Trump « en ait fait le
moins possible ».
Si Trump n’a pas
encore été scalpé par les néocons à
Washington, c’est parce qu’il avait
judicieusement amené dans son camp les
pires des bellicistes, John Bolton et
Nikki Haley, pour lui servir de
boucliers humains en cas d’attaque
néocon ; personne ne peut accuser
un homme dont le conseiller à la
sécurité est John Bolton, et dont
l’amabassadrice à l’ONU est Nikki Haley,
d’être trop tendre avec Poutine.
Désormais, ils ne peuvent plus clamer
leur indignation. Comme on dit à
l’armée, ils vaut mieux les avoir sous
la tente et pissant au dehors, que
dehors et pissant au dedans.
D’accord, il y a
des gens qui ne sont jamais contents.
Vil Mirzayanov, l’expert russe qui avait
espionné le développement du Novichok
comme arme chimique, puis a immigré aux
US, a écrit dans son blog pour ses
premiers maîtres de la CIA : « [par
cette frappe], Trump vient de confirmer
qu’il est un agent de Poutine ! La
pauvre Nikki devrait claquer la porte et
démissionner, parce qu’une honnête femme
ne saurait servir sous les ordres d’un
agent du Kremlin. »
Les véritables
agents du Kremlin, leurs infiltrés et
autres scribes, ou, de façon
alternative, les dissidents occidentaux,
ont présenté l’affrontement comme une
« grande victoire pour Poutine. » C’est
le terrain de jeux commun aux infiltrés
poutiniens et anti-poutine : quoi que
fasse le dirigeant du Kremlin, il faut
présenter la chose comme une
grande victoire de Poutine. Après quoi,
ils se séparent, d’un côté, les agents
de Poutine implorent la bénédiction du
Très Haut sur Poutine, tandis que de
l’autre, les infiltrés anti-Poutine
appellent à le frapper plus durement et
accusent tous ceux qui sont plus souples
que Gengis Khan d’être les collabos à la
botte du tyran.
C’est une sottise,
de présenter cette frappe comme une
réussite de Poutine. Le Kremlin a tenté
d’éviter la frappe, tout en évoquant
sombrement une riposte sévère, des
« long-courriers » qui seraient visés,
invoquant Satan 2.0 et annonçant un
hiver nucléaire, mais le discours n’a
pas suffi à retenir la frappe. Pas un
avion britannique ou américain abattu,
ni même visé. Les Russes n’ont pas mis
en œuvre leurs S-300 ni leurs systèmes
S-4000 SAM, au motif que les missiles US
n’avaient pas approché les bases russes.
L’argument est
douteux: Poutine s’était efforcé de
retenir un assaut sur Damas; or Damas
n’est pas une base russe. Regardons les
choses en face : Poutine n’a pas pu
empêcher la frappe et n’a pas fait payer
à l’agresseur le prix pour cette brèche
béante dans le droit international.
Le général à la
retraite Leonid Ivashov, observateur
militaire russe important, a dit que la
frappe avait anéanti la tentative de
prévention russe, mis en lumière les
fanfaronnades de Poutine sur ses
puissantes armes nouvelles, et, pire que
tout, l’ont montré indécis et incapable
de répondre à une attaque. Nous avons
tourné casaque la queue entre les
jambes, comme des chiens qu’on a punis,
a-t-il poursuivi. Les avancées
victorieuses de la Russie en Syrie ont
été rayées d’un trait par cette inaction
honteuse.
Le pire, c’est que
la frappe de Trump a détruit ce qui
restait de la structure des lois
internationales, le système bâti par
Roosevelt, Churchill et Staline. Ces
trois géants avaient créé l’ONU et son
Conseil de sécurité afin d’empêcher
toute éventualité de ce genre en
interdisant toute agression, et la
frappe a été sans l’ombre d’un doute un
acte d’agression contre un Etat
souverain malgré l’objection de l’un des
membres du Conseil de sécurité, la
Russie. Maintenant, les portes de
l’enfer sont grandes ouvertes, le droit
international est en ruines, et c’est
arrivé parce que Poutine a été d’accord
pour aménager les modalités de la frappe
voulue par Trump, a dit Ivashov.
Les medias russes
ont beau parler d’une grande victoire
russe, dans la mesure où pas un soldat
russe ni syrien n’a été tué, bien des
Russes souscrivent au triste constat
d’Ivashov. Toute la question est de
savoir si l’aversion russe pour la
bataille va encourager les Américains
à entreprendre d’autres frappes, ou si
Trump va imposer son règne dans son
camp, qui lui est adverse.
On a du mal à
accepter la version russe officielle
selon laquelle les systèmes SAM syriens
ont intercepté 70% des missiles lancés à
l’assaut, comme l’a dit l’excellent
journaliste Pepe Escobar. Ce serait un
résultat trop mirobolant même pour les
systèmes les plus à jour, les plus
performants. Le terne bilan de
l’agression s’explique plus facilement
par la décision de Trump de minimiser
les dégâts, comme le disent les
militaires israéliens.
Les experts
militaires russes à Moscou m’ont dit que
de la centaine de missiles tirés par les
US et leurs alliés, seuls un ou deux
« étaient des missiles de croisière
modernes », et qu’ils avaient détruit
l’Institut de recherche en chimie de
Barzeh. Ce n’était pas un "centre
d’armement chimique », juste un centre
de recherches en chimie (sa destruction
ressemble tout à fait au bombardement
par Bill Clinton de l’usine de produits
pharmaceutiques au Soudan sous un
prétexte comparable).
Tous les autres
missiles étaient périmés et en fin de
carrière ; il fallait en faire usage
d’une façon ou d’une autre, c’est tout.
Quelques-uns ont pu être abattus par le
feu syrien, d’autres ont touché terre
sans infliger de gros dommages. La
défense aérienne syrienne n’est pas
capable de chasser du ciel des
missiles de croisière modernes ; les
appels des Syriens à leur fournir des
systèmes SAM modernes ont été rejetés à
la demande d’Israël. Netanyahou est
arrivé à Moscou en disant que des S 300
entre les mains des Syriens feraient de
tout Israël une zone de non survol ;
Poutine a acquiescé, et les Syriens se
sont donc vus refuser de modernes SAM.
Espérons que maintenant ces systèmes
modernes vont se frayer un chemin dans
l’armée syrienne.
Les experts russes
qui étaient en contact avec les
militaires US m’ont dit que les ceux-ci
ont mis à profit cette occasion pour
ré-entraîner et renouveler leurs pilotes
réservistes ; ce qu’ils appellent « une
traite générale ». Cette combinaison de
vieux missiles et de pilotes moins
expérimentés a contribué à minimiser
l’efficacité de la frappe. Et les deux
côtés, américain et russe, ont admis que
la ligne de distension avait fonctionné
tout le temps, pour éviter des accidents
regrettables.
Pour ma part, je
tends à penser que c’est une bonne
conclusion à l’histoire des armes
chimiques imaginaires. Le baratin ne
tenait plus, de toute façon.
L’empoisonnement de Skripal a fait
connaître un vieil espion en
pleine forme, tandis que Boris Johnson
était pris la main dans le sac à
mensonges ; l’OCPW (l’organe de contrôle
des armes chimiques) refusait de
rattacher le poison à Moscou. Les
Anglais gardaient Miss Skripal au secret
le plus rigoureux, loin de son
fiancé et du reste de sa famille, signe
évident que le récit partait en sucette.
Espérons que Jeremy Corbyn saura se
servir de la débâcle de May, à son
avantage politique.
La part syrienne
de l’histoire s’est également effondrée,
une fois que Robert Fisk, l’un des
meilleurs observateurs britanniques du
Moyen Orient, avec David Hirst, s’est
rendu à Douma et a transmis un reportage
cueilli à la source, celui d’un médecin
de la clinique filmée par les Casques
blancs.
Il a dit :nbsp;Il y a eu
beaucoup de bombardements [par des
forces gouvernementales] et des avions
tournoyaient au-dessus de Douma toute la
nuit, mais cette nuit-là, il y avait du
vent et d’énormes nuages de poussière
commencèrent à arriver dans les
sous-sols et caves où les gens se
terraient. Les gens ont commencé à
arriver à la clinique en souffrant
d’hypoxie, du manque d’oxygène. Alors
quelqu’un à la porte, un ‘Casque blanc‘
s’est mis à crier ‘c’est du gaz’, et la
panique s’est répandue. Les gens ont
commencé à se jeter de l’eau les uns sur
les autres. Oui, la vidéo a été tournée
là ; c’est authentique, mais ce que vous
voyez, ce sont des gens qui étouffent,
et non pas des empoisonnements au gaz.
Les Russes ont en
fait localisé quelques-unes des
personnes que l’on voit sur la vidéo, et
ils disent que c’était une mise en
scène; les médias occidentaux disent
qu’ils avaient subi des menaces s’ils ne
disaient pas ce qu’ils ont dit.
Personnellement j’ai plus confiance dans
le reportage de Fisk que dans celui des
Russes, mais cela peut tenir du préjugé
de mon côté. De toute façon, les deux
versions ne sont pas incompatibles,
elles ne se contredisent pas, et elles
contribuent à saboter l’histoire
parfaitement fausse qui a fourni le
prétexte ultime pour la frappe.
Le blog de la
communauté bancaire de Chypre a publié
un certain nombre de données qui
prouvent que les préparatifs pour la
frappe étaient en marche bien avant la
supposée attaque au gaz. On y découvre
que la base aérienne britannique
d’Akrotiri à Chypre a vu son périmètre
renforcé de toute urgence (par la
compagnie britannique Agility) le 5
avril, et donc avant l’attaque
prétendument lancée sur Douma. La
seconde base aérienne britannique
Dhekelia a effectué les mêmes travaux le
12 avril, une semaine plus tard,
avant que la décision de frapper n’ait
été adoptée par le gouvernement
britannique. Les travaux de Dhekelia ont
été menés à toute vitesse et en urgence,
et il a fallu aller prendre des
matériaux de construction dans les
villages voisins de Xylotympou et
d’Ormideia. La rémunération pour les
ouvriers locaux était arrivée via la
banque HSBC de Hong Kong, disent-ils. Et
justement ce sont ces bases aériennes,
forcément retenues par la Grande
Bretagne, qui ont été servi pour
l’attaque sur la Syrie.
L’OPCW aurait pu
dissiper le brouillard autour des deux
affaires, celle de Skripal et celle de
Douma, mais ne retenez pas votre
respiration. Il est clair que l’OCPW est
autant intégrée dans la machinerie des
Maîtres du discours que n’importe quel
autre organe international.
Le fait que l’OCPW
n’ait pas laissé la Russie prendre part
à l’enquête sur l’affaire Skripal,
malgré l'appel des Russes à se
référer à sa propre charte, rend la
conclusion de la dite enquête pour le
moins douteuse. Par ailleurs, le fait
que les inspecteurs de l’OCPW n’aient
pas trouvé le moyen de pénétrer à Douma
malgré les efforts de Damas et des
Russes pour leur faciliter l’accès nous
indique qu’ils ne tiennent pas vraiment
à enquêter, pas plus que l’année
dernière, quand ils ne voulaient pas
tellement entrer à Khan Sheykhun.
Pendant ce
temps-là, les medias occidentaux et les
groupes jihadistes sur le terrain
s’ingénient à créer un autre tricotage
de mensonges pour remplacer les anciens.
Maintenant ils disent que c’est le
reportage de Fisk qui est suspect parce
qu’il a été autorisé à aller sur les
lieux par les Russes. Nous pouvons
comprendre ce qui sous-tend leur
position à partir du tout suivant :
“Salih
@Salih90119797 Apr 17 More
Replying to
@Elizrael
We salute Israel in
spite their crimes in Palestine we hope
they’ll continue their strikes every
part of Syria; Iran regime should
comedown”
Ce qui qui veut
dire: “Nous saluons Israël en dépit de
ses crimes en Palestine, nous espérons
qu’ils continueront à frapper partout en
Syrie ; le régime iranien doit tomber. »
Ces « rebelles
islamiques » ["modérés" ?] sont en fait
des agents d’Israël, pas vraiment des
guerriers du Prophète.
En tout état de
cause, les gens qui ont bricolé ces
brillants simulacres compliqués rôdent
encore, et on peut être sûrs qu’ils en
préparent un autre, au besoin.
A mon avis, les
deux présidents ont fait des efforts
héroïques pour sauver leur pays et le
monde de la destruction ; tous les deux
ont mis en danger leur réputation, leur
position, leur nom, en allant aussi
loin. Trump a réduit les bombardements
au minimum, Poutine a fait de même pour
la riposte.
Chacun a commis
quelques fautes. Poutine a fait une
énorme bourde en donnant à Israël carte
blanche pour bombarder la Syrie chaque
fois que l’envie lui en prend. Les
frappes israéliennes (et il y en a eu
plus d’une centaine l’année dernière)
ont mis en place le climat de
permissivité qui a permis à Trump de
marcher dans les traces d’Israël. Si
l’Israël bombarde la Syrie, et que les
Russes ne réagissent pas, pourquoi pas
Trump ? Pour les US, si les US se voient
dépassés par leur satellite, c’est de la
triche. Si tu permets à Tom de mettre la
main aux fesses de ta copine sans la
moindre objection, il faut t’attendre à
ce que Dick et Harry essayent de
renouveler l’exploit. Israël a créé le
précédent, et les US l’ont mis à profit.
J’ai demandé au
sénateur Alexï Pouchkov, chef du Comité
aux relations étrangères, s’il ne
pensait pas que c’était une erreur,
après coup. Il a justifié cette
politique et disant que la Russie était
venue en Syrie pour combattre des
groupes jihadistes, ISIS, Al Qaida et
d’autres, mais pas Israël. La Russie est
amicale avec Israël, avec l’Iran et avec
la Turquie, et ne veut pas se mêler de
trancher dans des désaccords locaux.
Pouchkov souligne que la Russie a
toujours condamné les raids israéliens
sur la Syrie, même sans agir
concrètement en retour. Mais de
fait, si la Russie a condamné Israël,
c’est à mi-voix, tout doucement. La
seule fois où cette condamnation a été
rendue publique, c’est cette fois-ci,
alors que la frappe israélienne a eu
lieu dans un moment de grande
tension.
Trump a fait une
erreur quand il a lancé ses missiles au
lieu de viser le procureur Mueller et de
s'en débarrasser. Mais bon, merci, Mr
Trump, dans tous les cas, pour avoir
limité les dégâts. Essayez de mener à
son terme votre retrait de Syrie,
pendant que vous y êtes.
Cependant, le grand
problème c’est que les forces qui
veulent la guerre sont toujours actives.
On a l’impression qu’il y a une grande
houle qui soulève les bateaux russes et
américains jusqu’à la collision, qui les
pousse vers les récifs. Cette fois-ci,
les deux chefs sont parvenus à éviter la
confrontation. Mais la houle est
toujours là, et la prochaine fois, nous
aurons peut-être moins de chance.
Nous sommes entrés
dans une nouvelle étape pour la
conscience humaine: des millions
d’utilisateurs des réseaux sociaux
s’expriment. Il s’agit souvent
d’opinions dangereuses, et nos ennemis
savent comment les manipuler. Tant qu’il
n’y a pas un effort sérieux pour baisser
le niveau des sentiments destructeurs,
l’humanité peut y rester, et nous
n’aurons personne à blâmer en dehors de
nous-mêmes.
Il est nécessaire
de contrer la confrontation US-Russie en
menant une action positive. Le sang qui
coule à Gaza nous fournit une excellente
cause en ce sens. Un effort conjoint de
la Russie et des US pour en finir avec
le siège de Gaza peut changer l’ordre du
jour du monde entier. Cela détournera
les bellicistes de la Syrie et de
Moscou.
Israel Shamir
can be reached at adam@israelshamir.net
This article was
first published at The
Unz Review.
Traduction de
l’anglais: Maria POUMIER
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