Opinion
Les missiles de Poutine, arme de
dissuasion ?
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Mardi 13 mars 2018
La présentation par
Poutine, le 1er mars, des
nouvelles armes russes a été interprétée
à tort comme une déclaration de parité
stratégique ou du triomphalisme. C’était
en fait nécessaire, de toute urgence,
pour prévenir une frappe stratégique. Ce
danger n’est pas encore écarté,
puisqu’une semaine plus tard, le 7 mars,
le président Poutine a réaffirmé qu’il
était prêt à utiliser ses armes
nucléaires comme outils de rétorsion,
même si cela risquait d’en finir avec le
monde. « Certes, ce serait
un désastre pour l’humanité, un désastre
pour le monde entier », a dit Poutine,
mais, en tant que citoyen de Russie et à
la tête de l’Etat russe, je me
dois de poser la question : pourquoi
voudrions-nous d’un monde sans la
Russie ?
La réponse a été
tranchante. Un homme moins solide aurait
probablement répondu, en toute
hypocrisie, pour éviter une phrase
brutale du genre « oui, je vais
détruire le monde ». Cela signifie que
le danger reste imminent, et par ces
mots pleins de franchise, le président
Poutine veut dissuader tous ceux qui
pourraient le chercher un peu trop.
Pourquoi donc,
soudainement, le président russe a-t-il
décidé à ce moment précis, d’informer le
monde sur ces nouvelles armes ? Ce n’est
pas que les Russes, ou les Américains
(en phase dans ce domaine) aient coutume
de se répandre urbi et orbi sur
leur créativité dernier cri en la
matière. 2002, l’année où les US se sont
retirés du traité ABM, est resté gravée
au nombre des dates historiques.
Quelle raison, ou du moins quel
déclencheur, était donc à l’œuvre ?
Certains observateurs estiment que
c’était une ruse préélectorale, à usage
interne. Mais le principal opposant à
Poutine, le candidat communiste
Grudinine, n’a pas contesté la politique
étrangère de Poutine ou les dépenses
pour la défense ; les électeurs
approuvent la politique étrangère de
Poutine, de toute façon. La révélation
de Poutine a rempli les Russes de
fierté, mais ils auraient voté pour
Poutine de toute façon.
Or de fait il y
avait une raison différente et plus
urgente : un terrible crescendo dans les
menaces avait amené la Russie à se
sentir très vulnérable. On peut supposer
que leurs services de renseignement ont
convaincu le président russe que les
menaces étaient tout à fait réelles.
L’establishment US
cherchait le moyen d’humilier et de
punir la Russie depuis la mise en examen
de treize Russes par le procureur
spécial Mueller. Il alléguait que les
conspirateurs russes voulaient
« promouvoir la discorde aux US et miner
la confiance du peuple dans la
démocratie », selon les termes de Rod
Rosenstein, le procureur général adjoint
qui supervisait l’enquête de Mueller.
Peu importait que les Russes inculpés ne
soient pas des officiels de l’Etat
russe ; ni que leurs efforts (si tant
est qu’ils aient existé) soient assez
piteux : quelques publicités coûtant
environ $100 000, une goutte dans
l’Océan, comparés aux vastes quantités
dépensées tant par les campagnes de
Clinton que de Trump. L’establishment US
qualifiait ces actions mineures d’une
poignée de citoyens privés russes d’acte
« de guerre ».
Le 19 février,
Glenn Greenwald a résumé les réactions
US dans un article intitulé: « Un
consensus se fait jour: la Russie a
commis un acte de guerre de même niveau
que Pearl Harbour et le 11 septembre ».
Il nous a rappelé que des sénateurs des
deux bords, tels le républicain John
McCain et la démocrate Jeanne Shaheen,
avaient décrit longuement l’ingérence
russe en 2016 comme un « acte de
guerre ». Hillary Clinton pour sa part
avait qualifié le piratage russe de la
Convention nationale démocrate et de la
boîte de réception de John Podesta comme
un « 11 septembre cybernétique ».
Tom Friedman du
New York Times a dit sur « Morning
Joe » que le piratage russe était « un
évènement de la teneur du 11 septembre.
Ils ont attaqué le cœur de notre
démocratie. Un évènement du même ordre
de grandeur que Pearl Harbour. »
Après la mise en
examen, cette accusation est devenue un
lieu commun rhétorique. « Karen Tumulty,
du Washington Post, s’est plainte
de l’inaction du président Donald Trump
et a demandé à ses lecteurs d’imaginer
« comment l’histoire aurait jugé
Franklin D. Roosevelt au lendemain de
Pearl Harbor, s’il avait déclaré sur les
ondes de la radio que Tokyo rigolait
bien. Ou si George Bush avait posé sur
les débris du WTC avec une corne de
taureau comme olifant pour entonner une
tirade contre les démocrates, en donnant
des noms. »
Greenwald
concluait: si une ingérence russe dans
les élections est du même niveau
que les attaques de Pearl Harbor et du
11 septembre, la riposte US devrait-elle
se situer au même niveau que ces
agressions ? » En d’autres termes, les
politiciens US et les médias ont
concrètement appelé à gratifier
la Russie du même traitement que les US
avaient réservé au Japon (Hiroshima et
Nagasaki) et à l’Afghanistan (invasion
suivie de seize ans d’occupation).
Dans leur recherché
d’une escalade, depuis des paroles
emportées jusqu’au feu [nucléaire],
l’establishment anglo-américain a eu
recours aux allégations habituelles
sur les attaques syriennes au gaz. Les
gens étaient entraînés à répondre à ce
genre d’accusations (et alternativement,
à la boucler tandis que les US
bombardent Mossoul et Raqqa, ou se
préparent à pulvériser la Corée du
nord.) Assad et la Russie se sont vus
accusés de gazer le fief rebelle de la
Ghouta orientale, dernière chance pour
l’Occident de forcer un changement de
régime en vertu du fait que cela était
censé se passer tout près de la
capitale.
C’est le 25 février
qu’a été annoncée une attaque au chlore,
aussitôt démentie par les Russes et les
Syriens. Le ministre des Affaires
étrangères Serguei Lavrov a affirmé que
le « rapport bidon » anonyme avait été
concocté aux US dans le but de dénigrer
le gouvernement syrien et ses troupes,
de les accuser de crimes de guerre et de
causer une crise permanente en Syrie.
Les US et leurs alliés, disait-il, sont
« simplement en train d’exploiter des
allégations sans fondement sur l’usage
par Damas d’armes toxiques dans le cadre
de leur ingénierie politique contre la
Syrie. »
Les rebelles ont
dit qu’ils étaient attaqués par du gaz
au dioxyde de chlore, à la différence
des fois précédentes où ils avaient
affirmé que c’était du gaz sarin qui
était utilisé. Le dioxyde de chlore sous
forme gazeuse est quelque chose de
trompeur ; il n’est pas mortel, même si
l’inhalation est néfaste. Il est
d’ailleurs difficile à repérer et à
identifier formellement, car le chlore
(sous la forme d’eau de Javel) est
largement utilisé à l’échelle
domestique, pour l’hygiène des
installations sanitaires, et pour
purifier l’eau ; ce n’est nullement un
produit interdit (quoiqu’interdit sous
forme gazeuse). Cet obstacle à
toute vérification permet de
proclamer n’importe quoi.
La situation dans
la Ghouta orientale était une copie de
ce qui s’était passé à Alep ; des
reportages sur des enfants blessés, des
films produits par les Casques blancs,
et des tentatives acharnées de la part
des rebelles pour empêcher les civils de
quitter la zone. Chaque fois que les
rebelles sont énergiquement pourchassés,
ils nous ressortent la même histoire de
civils souffrants et d’attaques au gaz,
dans l’espoir que les US forceront le
gouvernement syrien et leurs alliés
russes à relâcher la pression.
Aucun doute que les
civils aient souffert dans la guerre
syrienne ; cependant, il y a un moyen
d’en finir avec leur martyre. Les
rebelles n’ont qu’à déposer les armes et
rejoindre le processus politique, comme
n’importe qui. Il y a des quantités
d’Américains malheureux sous le régime
de Trump, mais ils n’en profitent pas
pour bombarder Washington DC ; ils
gardent l’espoir d’une solution plus
atisfaisante, à l’issue des prochaines
élections. Leur exemple devrait être
suivi par les rebelles syriens, et là,
les civils ne souffriraient plus.
Si c’est trop leur
demander, ils peuvent laisser partir les
civils; et se battre jusqu’au dernier.
Mais que nenni, ils ne laissent pas
filer les civils, au contraire, ils
produisent des reportages sur les civils
qui souffrent et attendent de la Police
montée qu’elle vienne gentiment les
sauver.
Il y avait un angle
d’analyse supplémentaire. Les rebelles
de la Ghouta orientale sont entraînés et
encadrés par des officiers des services
d’intelligence britanniques et
américains, et ils se sont trouvés sous
le feu russe. C’était peut-être la
revanche russe pour le bombardement des
installations pétrolières près de Deir
ez-Zor, où la compagnie militaire privée
russe (appelée Wagner, du surnom de leur
chef) avait encaissé le gros temps et
souffert de lourdes pertes.
Thierry Meyssan, le journaliste
français bien connu qui réside à Damas,
a affirmé que des troupes au sol russes
participaient elles aussi à l’assaut sur
la Ghouta orientale. Il est fort
possible que les Russes et les
Américains soient déjà en train de
combattre directement, même si des deux
côtés on refuse de reconnaître des
pertes.
Le Secrétaire
britannique aux Affaires étrangères
Boris Johnson a été le premier à
“envisager sérieusement” des frappes
aériennes en Syrie. Il avait raté la
balade en Libye (« on est venus, on a
vu, il est mort ») et maintenant le
rouquin veut absolument bombarder
quelqu’un. Mais son parlement ne l’y
autorise pas. Les Américains ont attrapé
la balle au bond. Bloomberg a dit dans
un édito: « il est temps de fixer une
nouvelle ligne rouge, sur laquelle les
US ne reculeront pas. Trump devrait dire
à Assad et à ses soutiens russes que
toute nouvelle attaque avec des armes
chimiques, y compris le chlore, donnera
lieu à des représailles, encore plus
cuisantes que celle du mois d’avril
dernier ».
C’était une
allusion à la frappe avec un missile de
croisière de Trump sur la base aérienne
de Shayrat, soit disant à titre de
riposte pour l’attaque syrienne au gaz
sarin à Khan Sheikhoun. Aussitôt des
doutes sur cette « attaque au gaz
sarin » avaient surgi, et
Unz.com en avait fait état
sans attendre. En juin 2017, Seymour
Hersh a exposé toute l’affaire qui se
tramait derrière Shayrat : il n’y avait
pas eu d’attaque au gaz sarin du tout.
Et le président Trump en avait été
informé par ses propres services de
renseignement qui lui recommandaient de
laisser tomber. Mais il avait insisté et
attaqué, tout en avertissant les Russes
à l’avance, si bien qu’il n’y avait pas
eu de morts du côté des Russes ni des
Syriens, et très peu de dommages, pour
un coût de $100 millions, pris dans les
poches du contribuable US. Les médias
dominants aux US jubilaient, et
félicitèrent Trump avec cet exemple de
conduite hautement présidentielle.
Le site républicain
et amical envers Trump
The American Conservative
faisait objection aux plans de
bombardements sur la Syrie ; « Trump
n’avait aucune légitimité pour attaquer
les forces syriennes l’année dernière,
et il n’en a pas plus maintenant. Il n’y
a aucun mandat international qui
justifie le stationnement de forces US
en Syrie, ni la moindre autorisation
pour une action militaire contre les
forces gouvernementales syriennes ou
leurs alliés. Si Trump ordonne une autre
attaque illégale, les US vont commettre
encore plus d’actes de guerre contre un
gouvernement qui ne constitue nullement
une menace pour nous, qui ne nous a rien
fait, non plus qu’à nos alliés par
traité, et qui continue de se battre à
l’intérieur de ses frontières
internationalement reconnues. »
Mais les voix de
ceux qui applaudissaient à toute frappe
et au châtiment des Russes et des
Syriens retentissaient encore plus fort.
« La Maison blanche envisage de
nouvelles actions militaires contre le
régime syrien », écrivait le
Washington Post le 5 mars. Le
journal ajoutait des détails sur ceux
qui poussaient à l’attaque (le
conseiller à la sécurité nationale H. R.
McMaster) et sur ceux qui faisait
objection (le secrétaire à la Défense
Jim Mattis). « D’autres officiels, en
particulier à la Maison blanche et au
Département d’Etat, se montrent plus
ouverts à une action renouvelée contre
Assad », disait l’article.
Il est là,
l’arrière-plan du discours de Poutine le
premier mars. Le président russe a parlé
des nouveaux missiles insensibles à
Aegis et impossibles à arrêter par des
tirs depuis le sol, qui peuvent faire
des long-courriers US, le symbole le
plus puissant de la puissance US, de
simples appeaux. « La Russie les coulera
en cas d’attaque contre la Russie ou ses
alliés », a dit Poutine. « Alliés » est
le mot clé, dans le message. L’allié
menacé de la Russie, c’est la Syrie.
Poutine a prévenu les Américains que
leur frappe sur la Syrie peut déclencher
une frappe sur leur CSG (Groupe de
frappes aériennes). « Si vous bombardez
Damas, nous allons couler par le fond
vos CSG dans la Méditerranée et dans le
Golfe. Et nous pouvons aussi incinérer
vos bases aériennes dans la région. »
La barre
brusquement placée plus haut a changé
les règles du jeu. Qui sait ce que sera
la riposte russe après telle ou telle
action des alliés occidentaux ? Les
néocons belliqueux disent que ce n’est
que du bla-bla, et de la fanfaronnade.
Les réalistes disent que les US
pourraient avoir à subir la perte
douloureuse autant qu’humiliante de ses
CSG avec des milliers de vies
sacrifiées. Le président US s’était
régalé, à suivre la frappe précédente
sur la Syrie avec des douzaines de
Tomahawk avant de revenir à son superbe
gâteau au chocolat. Si les frappes
étaient revisitées et se retournaient
contre les CSG attaquantes, ce serait
tout à fait autre chose. Vous disiez
Pearl Harbour ?
Même si cet échange
ne débouchait pas sur des frappes
nucléaires massives sur le territoire
continental de la Russie comme des US,
et une guerre comportant la destruction
de la planète, le prix en serait fort
élevé. Les Russes peuvent même s’en
prendre au club privé de Trump à Palm
Beach, en Floride, comme ils l’ont
évoqué vicieusement sur leur vidéo
moqueuse.
Apparemment, le
président Trump a discuté de tout cela
avec le Premier ministre Theresa May.
Les Britanniques sont ceux qui ont le
plus envie d’en découdre avec la Russie,
pour une raison quelconque. Maintenant
ils font de leur mieux pour arrêter le
rapprochement en cours entre les US et
la Russie. L’histoire bien particulière
de l’empoisonnement de leur propre
ex-espion avec un gaz innervant épice
quelque peu leurs efforts, et leur
infiltré de l’ambassade russe au Royaume
Uni a touité : « dans les journaux de ce
jour, les grands patrons appellent
Theresa May a briser le dégel qui est
possible entre Russie et US.
Serait-ce qu’ils ne
font pas confiance au meilleur ami et
allié de la Grande Bretagne ? », La
partie de poker nucléaire devient
d’autant plus excitante. Les Russes
bluffent-ils, oui ou non ? Vont-ils
jouer, ou abattre leurs cartes, c’est
toute la question. Nous n’avons pas
encore la réponse, l’histoire le dira.
En attendant, à en
juger par le calme tendu qui règne sur
le Moyen Orient et ailleurs, Poutine a
fort bien joué. Les missiles US sont
restés à quai, les missiles russes
également. L’offensive russo-syrienne
dans la Ghouta orientale progresse sans
faillir, tandis que les opérations US au
sol en Syrie sont bloquées, parce que
les Kurdes sont trop occupés par leur
empoignade avec les Turcs. Peut-être que
nous survivrons à cette quasi
confrontation, comme nous avons survécu
à celle de 2011.
Israel Shamir
can be reached at adam@israelshamir.net
This article was
first published at The
Unz Review.
Traduction: Maria
Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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