Opinion
L'Ennemi malgré lui
Israël Adam Shamir
Vendredi 5 août 20116
Les primaires orchestrées par le
Democratic National Committee (DNC), la
plus haute instance du Parti démocrate,
en 2016, me rappellent le film
paradigmatique de Leni Riefenstahl Le
triomphe de la volonté. La phrase du
général Allen (quatre étoiles du corps
des Marines, à la retraite), prêt à
botter le cul aux Russes, brandissant le
drapeau au milieu de la foule hystérique
criant « Iou-ès-èi », son
agressivité déchaînée, la pompe
militaire et la devise de
l’exceptionnalisme : « l’Amérique est
grande car l’Amérique est bonne » ; les
US comme « pouvoir indispensable pour
transformer le monde», le mélange
empoisonné de Uber Alles et de
« Destin manifeste », tout cela colle
comme un gant à la matrix telle que
fixée en 1934 au grand meeting du parti
nazi à Nuremberg.
Mais le parallèle s’arrête là : la
version Démocrate, c’est tout pour les
banquiers, tout pour contrer les
travailleurs, alors que les Nazis se
qualifiaient de « parti des
travailleurs » et parlaient haut et fort
contre le capital financier. Les Nazis
disaient qu’ils étaient pour la famille
et la majorité, les Démocrates disent
qu’ils n’ont même pas besoin du vote des
travailleurs, ils ont assez avec celui
des féministes et des couires.
Et la communauté juive organisée est
plutôt pour que contre, une fois n’est
pas coutume. L’agence juive JTA a décrit
le discours enflammé du général Allen
comme « le moment juif au DNC… pour
rassurer les faucons de la sécurité dans
la communauté juive », parce qu’il a
promis : « nos forces armées seront
renforcées ». Bill Clinton est arrivé
avec une broche portant le nom
d’Hillary en hébreu, pour mobiliser la
communauté juive en faveur de la Clinton
et de la guerre. Rupert Murdoch, fervent
sioniste, a publié dans son New York
Post des photos de Melania Trump à
poil.
Bradley Burston, un écrivain israélien,
a pour sa part fait paraître dans
Ha’aretz un article intitulé :
« c’est la guerre, et l’ennemi à abattre
c’est Trump ». Nous savions déjà qu’il
faut un estomac solide pour prendre part
à des élections américaines. Le conte
facétieux de Mark Twain Le candidat
(1870) prouve qu’il s’agit de bagarres à
mort, sans règle du jeu et sans
prisonniers. Mais des articles comme
celui de Burston, cela va bien au-delà
des mots qui tuent.
Si tout ce que vous reprochez aux Nazis,
c’est qu’ils brutalisaient les juifs,
alors vous ne verrez aucune objection au
militarisme US.
Les candidats à la présidence ont
déclaré leur choix en matière d’ennemi.
Carl Schmitt, grand philosophe politique
du siècle dernier, disait que le choix
de l’ennemi est le choix le plus
important en politique, plus important
que le choix de ses amis ; et ce choix a
été scellé par le DNC. Pour Trump,
l’ennemi c’est le chômage,
l’externalisation, l’immigration, les
guerres à l’étranger, les
néoconservateurs et leurs alliés en roue
libre, tandis que les Clintonistes ont
proclamé, ou plutôt confirmé que leur
ennemi, c’est les Russes.
Dans les termes de Jeffrey Sachs,
« Hillary est la candidate de Wall
Street. Encore plus dangereux,
cependant, est le fait qu’elle soit la
candidate du complexe
militaro-industriel soutenant
n’importe quelle guerre exigée par
l’Etat sécuritaire profond, qui est
entre les mains des militaires et de la
CIA. » Et voilà qu’elle et son parti ont
la Russie dans le collimateur.
Les Russes n’ont pas leur mot à dire
dans cette décision : ils ont été
formellement désignés pour le rôle
principal d’ennemis de l’Empire, et une
telle nomination ne requiert pas
l’assentiment de la victime.
Pourquoi avoir choisi les Russes ?
Qui d’autre remplit les conditions ? La
machine de guerre US a besoin d’un
ennemi, et le monde n’est pas si grand.
L’Europe est assujettie et occupée. La
Chine est trop grande. L’Inde est trop
gentille, les Arabes sont trop petits.
Le Japon faisait l’affaire au début des
années 1980, et puis il s’est couché.
Poutine avait parfaitement compris que
la machine de guerre US se cherchait un
ennemi quand il a proposé aux Américains
de combattre l’Etat islamique à l’ONU,
de concert avec la Russie. Il va falloir
faire avec ce funeste Etat islamique, en
attendant mieux, mais pour attirer de
beaux budgets rondelets, il faut un
ennemi plus consistant, et la Russie s’y
prête à merveille.
La Russie a un charme supplémentaire :
c’est l’Etat qui a succédé à
l’URSS, qui est resté l’ennemi à abattre
pendant très longtemps, pour l’Occident,
jusqu’en 1991 exactement. C’est donc un
ennemi héréditaire, Hillary, au temps de
Barry Goldwater en 1964, était pom pom
girl pour le candidat le plus remonté
contre la Russie, et apparemment elle en
est encore toute émoustillée. Le statut
d’ennemis officiels réservé aux Russes
s’expliquait jadis par la nature
satanique du communisme animé par la
haine de Dieu, et c’est une explication
qui ne marche plus, mais ce n’est pas
une raison, il y a aussi des outils
rhétoriques secondaires. La raison,
c’est qu’il faut un ennemi pour que le
budget de la guerre grossisse de façon à
garantir aux généraux et aux fabricants
d’armes le style de vie auquel ils sont
habitués.
Les interventionnistes libéraux sont
imbattables pour expliquer en quoi tout
cela est aussi nécessaire que salutaire
pour l’humanité en général. C’est leur
créneau : ils arrivent si bien à
diaboliser l’ennemi que la paix en
devient impossible. Pour eux, tout
adversaire qui ne s’aplatit pas assez
vite est un nouvel Hitler. Et c’est le
tour de la Russie avec son Poutine.
Les Russes se demandent souvent ce
qu’ils pourraient faire pour apaiser le
courroux US. La réponse, c’est qu’il n’y
a rien à faire. Ce n’est pas la Crimée
qui est en cause, parce qu’avant la
Crimée il y avait d’autres arguments,
parmi lesquels l’absence d’adoration
pour les gays, le refus de voir les
enfants russes exportés pour le bonheur
de soi-disant familles de même sexe.
Encore avant, c’est parce qu’il y avait
le dictateur Poutine. Et encore avant,
c’était la corruption, la maffia russe
et la mainmise russe sur d’abondantes
ressources qui auraient dû revenir à
l’humanité, c’est-à-dire aux compagnies
US, comme l’expliquait Madeleine
Albright ; on perd son temps, à chercher
des explications, car les Russes ne
peuvent rien changer à la raison de
fond, qui est que la machine de guerre
US a besoin d’un ennemi à abattre, un
point c’est tout.
Les Américains devraient trancher, s’ils
veulent continuer à combattre de
nouveaux Hitler et à engraisser des
généraux, des banquiers et des patrons
des médias. Si c’est ce qu’ils veulent,
la Clinton est tout indiquée. Ces
gars-là mènent l’Amérique à la guerre
avec une régularité assez effrayante.
Mais s’ils veulent autre chose, ils ont
le choix.
David Trump n’est pas un moindre mal,
c’est un homme sans peur qui essaie de
changer le paradigme US, de passer de la
guerre à l’art américain de cultiver son
jardin en paix. Je suis époustouflé par
l’endurance de Trump dans l'affaire de
la mort de l’officier musulman, brandie
contre lui par sa famille[1].
L’histoire est simple : cet homme s'est
fait tuer dans un attentat suicide en
Irak en 2004 pour la machine de guerre
US, dans une guerre d’agression qui a
tué des millions de musulmans et de
chrétiens au Proche Orient, et qui
continue à en massacrer. [Trump avait
déclaré :« J'en sais plus sur le groupe
EI que les généraux »[2].]
Voilà pourquoi il a pu dire que son père
s’était affreusement servi de la mort de
son fils pour faire la promotion de
celui qui a tué son fils. Trump
s’exprimait avec modération, et on lui
est tombé dessus à bras raccourcis, du
côté de ses ennemis dans le parti et
ailleurs. J’aurais flanché et capitulé,
à sa place, mais Trump n’a pas reculé
d’un pouce.
Fait remarquable, Mc Cain, le sénateur
républicain le plus belliqueux, a
condamné Trump pour ses paroles contre
le soldat tombé et sa famille. Le même
McCain qui avait trahi ses camarades
soldats en captivité au Vietnam. Ron Unz
a prouvé sans l’ombre d’un doute que
c’est le témoignage fallacieux de McCain
qui a condamné les soldats américains à
rester coincés là-bas à jamais et à
mourir en terre étrangère. Malgré ce
crime atroce, il s’est retrouvé sénateur
et porte-parole de la machine de guerre.
Il a béni l’Etat islamique, il a fait
des vidéos sur ses liens avec les
monstres coupeurs de tête en Syrie et en
Irak[3],
il a appelé à fournir des armes à
l’Ukraine.
L’un des premiers gestes profondément
satisfaisants de Trump a été son refus
de soutenir le vieux criminel pour sa
réélection attendue pour ce mois-ci.
Espérons que les braves gens
d’Arizona vont renvoyer McCain à sa
juste place, en enfer.
Un ennemi, ça peut servir de bien des
façons. La Clinton se sert de la Russie
pour faire diversion. Quand Wikileaks a
publié la correspondance du DNC montrant
que son équipe avait commis des fraudes
massives en ne comptant pas des millions
de voix pour Sanders, et que sa
position s’en est retrouvée très
fragilisée, ils ont aussitôt accusé la
Russie d’avoir opéré le piratage,
Wikileaks d’être aux ordres de Moscou,
et Trump d’être à la solde de Poutine.[4]
Notre collègue de Counterpunch était
scandalisé par les cris « d’indignation
face au piratage russe des
communications entre citoyens
américains. » Des lanceurs d’alerte nous
ont pourtant fait savoir que la NSA
garde les enregistrements des appels
téléphoniques et de l’activité sur
internet de tout le monde, virtuellement
partout. Qu’ils espionnent
continuellement Angela Merkel, le pape,
le secrétaire général de l’Onu, etc,
sans vergogne. Nous savons, par
Snowden, que la surveillance US des
communications russes est presque
totale. Le Département d’Etat est très
fier d’interférer ainsi dans les
élections d’autres pays, y compris la
Russie.
Donc même si c’était vrai, un
piratage russe ne serait qu’un échange
de bons procédés. J’applaudirais le
Kremlin de soutenir aux US les forces
qui veulent la paix avec la Russie et la
démocratie en Amérique. Mais là n’est
pas la question, il n’y a pas de Russes
compromis dans le piratage des
Démocrates. The Intercept dit que
la NSA l’aurait su, et la NSA n’a
nullement confirmé la chose.
Des « pointeurs » impliquant la Russie
auraient pu facilement être plantés ou
fabriqués. Il y a beaucoup de
programmeurs russes hors de Russie, en
Israël et aux US. « Si des pirates
avaient voulu faire en sorte que le
piratage vienne de Russie, ils auraient
mis des marqueurs russes dans leur code
et auraient parfaitement pu utiliser un
ordinateur quelque part en Russie, et
faire partir de là leurs révélations »,
a publié USA Today, qui n’est
certainement pas un organe dévoué
à la Russie.
Je suis de très près tout ce qui se
publie dans ce domaine : c’est bourré de
formules du genre « il semblerait que »,
« on ne saurait exclure », « on peut
raisonnablement en déduire ». Les titres
sont sans nuance : « Les Russes à
l’origine des fuites » ; mais ce qui est
écrit en petits caractères est loin
d’être concluant.
Julian Assange a dit : il n’y a aucune
preuve d’implication russe ni rien de ce
genre. Nous n’avons pas révélé nos
sources et c’est juste une diversion
orchestrée pour la campagne d’Hillary.
C’est une méta-histoire, mais l’histoire
qui compte, c’est ce que contiennent ces
courriels, et ils montrent des
collusions. Et Debbie Wasserman Schultz,
qui est à la tête du Parti démocrate,
se voit maintenant forcée à
démissionner ».
Pas de doute, la publication des
courriels a été salutaire pour le
public. Julian Assange a accompli
un exploit en révélant le complot mis en
œuvre contre le peuple américain. Il y a
longtemps, la première fois que je l’ai
rencontré, il m’avait dit : nous allons
démasquer les complots de l’élite contre
le peuple, et il a été fidèle à sa
promesse.
Les Russes n’ont rien à voir, dans
l’histoire. J’aurais applaudi s’ils
avaient contribué à dénoncer la fraude,
mais ils essaient de se tenir à distance
des dissidents occidentaux tels qu’Assange
et Snowden.
Si Julian Assange était aussi proche des
Russes qu’ils l’insinuent, il serait
aujourd’hui à Moscou, et non pas à
l’ambassade d’Equateur à Londres. De
fait, les Russes se méfiaient de
Wikileaks, et pendant longtemps ils ont
subodoré que c’était une opération des
services secrets US. Au même moment,
d’autres soupçonnaient le Mossad de
tremper là-dedans, en partie parce
qu’Israël Shamir était dans le coup, et
aussi parce qu’il n’y avait aucun
déballage concernant Israël. Wikileaks
se retrouvait donc attaqué en tant
qu’opération d’espionnage à la fois
russe, américain et israélien, ce qui
prouve bien qu’aucun de ces services
n’avait rien à voir.
Les Russes ne voulaient pas de Snowden
chez eux, d’ailleurs, et Snowden ne
voulait pas aller en Russie (voir www.israelshamir.net/French/Snowden-Fr.htm) .
Il se trouvait en transit sur un vol
Hong Kong Moscou, où il devait juste
prendre un autre avion pour le Venezuela
via La Havane. Ça n’a pas marché,
Obama a fait annuler son passeport.
Snowden a passé plus d’un mois dans des
conditions hautement inconfortables à
l’aéroport Sheremetevo, jusqu’à ce que
les Russes acceptent de lui offrir un
asile temporaire.
Bref, les Russes ont été des ennemis
malgré eux, et le restent. Ils préfèrent
être amis, ou au moins partenaires des
Etats européens et des US. Ils ne
veulent pas de disputes, encore moins de
guerre. Ils sont très occupés à
organiser leur existence. Ils ont
dépensé des fortunes pour le ravalement
complet des façades à Moscou, pour faire
de cette ville plutôt lugubre et désuète
une mégalopole clinquante et pratique,
tout à fait européenne, avec pistes
cyclables, des dizaines de milliers
d’arbres, les maisons repeintes et les
routes remises à neuf.
Ils combattent sérieusement la
corruption : les gouverneurs de
province, les ministres, les généraux
pris la main dans le sac ont déménagé à
Lefortovo, la prison. Les amis
personnels de Poutine qui en
croquaient, comme le chef des douanes
russes, ont perdu leur place. Les
parrains des familles mafieuses
atterrissent en taule aussi, à commencer
par les plus gros poissons. Poutine a
entrepris le cinquième des travaux
d’Hercule : nettoyer les écuries
d’Augias, démanteler les réseaux
criminels qui s’étaient formés au temps
de Boris Eltsine.
Voilà pourquoi je crois fermement que
Trump a de bonnes chances de changer le
cours des choses. Il peut arrêter la
machine de guerre, et faire servir
l’argent dans le sens des intérêts des
Américains ordinaires. Au lieu de
claquer des milliards en nouvelles armes
nucléaires, il peut restaurer les
infrastructures, ramener l’industrie
dans le pays et relever l’Amérique. Il
en sera capable parce la personne
désignée par la Clinton pour le rôle de
l’ennemi, Vladimir Poutine en personne,
préfère le partenariat et l’amitié.
Contact avec l'auteur:
adam@israelshamir.net
Première publication : Unz Review
Traduction: Maria Poumier
[1]
http://www.lefigaro.fr/elections-americaines/2016/07/31/01040-20160731ARTFIG00149-trump-pris-dans-une-polemique-avec-le-pere-d-un-soldat-musulman.php
[2]
http://www.lefigaro.fr/elections-americaines/2016/07/29/01040-20160729ARTFIG00016-hillary-clinton-accepte-l-investiture-democrate-pour-la-presidentielle-americaine.php
[3] McCain a admis être en contact
permanent avec l’Etat islamique,
http://www.voltairenet.org/article185968.html
, et
https://www.youtube.com/watch?v=IIg6xiFFbfo
[4]
http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/07/25/le-parti-democrate-voit-la-main-de-la-russie-derriere-la-publication-d-e-mails-par-wikileaks_4974501_4408996.html
Le sommaire d'Israël Shamir
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|