Yémen
Le nombre de morts au Yémen est
cinq fois
plus élevé que nous le pensons
Patrick Cockburn
Mercredi 14 novembre 2018
L’absence de
chiffres fiables concernant le nombre de
morts au Yémen a permis jusqu’à présent
aux puissances étrangères de rejeter
plus facilement les accusations portées
contre elles de complicité dans ce
désastre humanitaire.
Par Patrick
Cockburn (revue de presse –
Information Clearing House - 29/10/18)*
Une des raisons
pour laquelle l’Arabie saoudite et ses
alliés ont pu éviter un tollé général
concernant leur intervention au Yémen
tient au fait que le nombre de victimes
est largement sous-estimé. Le chiffre
communément rapporté parle de 10 000
morts en trois ans et demi de conflit,
un chiffre étrangement bas à la vue de
la férocité des combats.
Un décompte par un
groupe indépendant montre aujourd’hui
qu’en fait 56 000 personnes ont été
tuées au Yémen depuis le début 2016. Ce
chiffre augmente de plus de 2000 chaque
mois alors que les combats
s’intensifient autour du port de
Hodeidah, sur la Mer Rouge. Il n’inclut
pas le nombre des morts provoqués par la
malnutrition ou des maladies tel que le
choléra.
« Nous estimons
à 56 000 le nombre de civils et de
combattants tués entre janvier 2016 et
octobre 2018 », déclare Andrea
Carboni, qui suit l’évolution de la
situation au Yémen pour le compte du
Armed Conflict Location and Event Data
Project (ACLED) - un organisme
indépendant autrefois associé à
l’Université de Sussex - qui étudie les
conflits en cherchant à déterminer le
nombre réel de victimes. Il ajoute qu’il
s’attend à voir ce chiffre grimper entre
70 000 et 80 000, une fois qu’il aura
finalisé ses recherches sur les victimes
jusqu’à présent non recensées qui sont
mortes avant l’invasion menée par
l’Arabie saoudite au Yémen en mars 2015
et la fin 2015.
Le chiffre souvent
repris de 10 00 morts vient en fait d’un
représentant de l’ONU qui parlait des
morts civils au début de l’année 2017,
et est resté inchangé depuis. Cette
statistique périmée, tirée du système
informatique de santé yéménite,
parcellaire et endommagé par la guerre,
a permis à l’Arabie saoudite et les
Emirats Arabes Unis (EAU) – qui
dirigent une coalition de pays fortement
soutenue par les Etats-Unis, la Grande-
Bretagne et la France- d’ignorer ou
de minimiser les pertes humaines.
Le nombre de
victimes augmente tous les jours alors
que les forces de la coalition tentent
de couper Hodeidah de la capitale Sanaa.
Oxfam a déclaré cette semaine
qu’un civil était tué toutes les trois
heures dans ce conflit, et qu’entre le 1
août et le 15 octobre, 575 civils
avaient été tués dans la ville
portuaire, dont 136 enfants et 63
femmes. Une attaque aérienne mercredi a
tué 16 personnes dans un marché à
Hodeidah alors que d’autres attaques
avaient touché 2 bus au poste de
contrôle houthi, tuant 15 civils dont
quatre enfants.
Nous n’avons que
peu d’information sur le nombre réel de
victimes au Yémen car l’Arabie saoudite
et les EAU rendent l’accès difficile aux
journalistes étrangers et autres témoins
impartiaux. En comparaison avec la
guerre en Syrie, les gouvernements
américain, britannique et français ne
cherchent pas à attirer l’attention sur
les destructions causées au Yémen,
offrant ainsi une protection
diplomatique à l’intervention
saoudienne. Mais leur aveuglement
affiché face à la mort de tant de
Yéménites commence à leur causer une
publicité négative, due par ailleurs à
l’avalanche de critiques internationales
suite au meurtre prémédité du
journaliste Jamal Khashoggi le 2 octobre
à Istanbul, meurtre reconnu par les
autorités saoudiennes.
L’absence de
chiffres fiables concernant le nombre de
morts au Yémen a permis jusqu’à présent
aux puissances étrangères de rejeter
plus facilement les accusations portées
contre elles de complicité dans ce
désastre humanitaire, et cela en dépit
des appels répétés de représentants de
l’ONU au Conseil de Sécurité de l’ONU
pour prévenir une famine créée de toute
pièce par l’homme et qui menace
aujourd’hui 14 millions de Yéménites,
soit la moitié de la population.
La crise s’est
empirée avec le siège de Hodeidah –
la ville étant un centre
d’approvisionnement de l’aide
humanitaire et de débarquement des
importations – forçant 570 000
personnes a fuir leur maison depuis la
mi juin. Le chef des Affaires
Humanitaires de l’ONU Marl Lowcock a
tiré la sonnette d’alarme le 23 octobre
déclarant que « les systèmes
immunitaires de millions de personnes en
état de survie depuis des années
s’effondrent littéralement, les rendant
plus vulnérables à la malnutrition, le
choléra et autres maladies, en
particulier les personnes âgées ».
Le nombre exact de
personnes qui meurent affaiblies par la
faim est difficile à déterminer car la
plupart de ces morts surviennent à la
maison et ne sont pas enregistrées. Cela
est particulièrement vrai au Yémen, où
les centres de santé gouvernementaux ne
fonctionnent plus et les gens sont trop
pauvres pour utiliser ceux qui marchent
encore.
Les morts causés
par les combats devraient être plus
faciles à comptabiliser et à publier. Le
fait que cela ne soit pas fait au Yémen
montre le peu d’intérêt que ce conflit
suscite au sein de la communauté
internationale. Andrea Carboni déclare
qu’ACLED a réussi à déterminer le nombre
de morts civils et militaires morts lors
d’opérations au sol ou de bombardements
en s’appuyant sur la presse yéménite, et
dans une moindre mesure étrangère. ACLED
a utilisé ces sources, après avoir
analysé leur crédibilité, pour calculer
le nombre de morts. Là où les chiffres
divergent, le groupe utilise les
chiffres les plus conservateurs et tend
à prendre en compte plus ceux qui
endurent les pertes que ceux qui les
causent.
Il est difficile de
faire la différence entre les cibles
civiles qui sont délibérément attaquées
et les non combattants qui meurent parce
qu’ils sont victimes de tirs croisés, ou
se trouvaient proches d’une installation
militaire lorsque celle-ci est touchée.
Une étude par le
professeur Martha Mundy - Strategies
of the Coalition in the Yemen War:
Aerial Bombardment and Food War –
conclut que la campagne aérienne menée
par l’Arabie Saoudite visait
délibérément les lieux de production et
d’entreposage alimentaire. Environ 220
bateaux de pêche ont été détruits le
long des rives yéménites de la mer
Rouge, et la pêche a été réduite de
moitié.
L'ACLED a commencé
à comptabiliser les morts alors que la
guerre avait déjà commencé, ce qui
explique qu’il cherche aujourd’hui à
déterminer le nombre de morts en 2015.
Son rapport est daté de janvier ou
février 2019.
Andréa Carboni
ajoute que la tendance est à la hausse.
Le nombre total de morts par mois avant
décembre 2017 s’élevait à moins de 2000
personnes, mais il est passé au-delà
depuis. Presque tous les morts sont
yéménites, bien que le chiffre recense
1000 soldats soudanais morts combattant
au sein de la coalition.
L’affaire Khashoggi
a engendré un plus grand intérêt
international pour la guerre au Yémen
ainsi que le rôle de l’Arabie saoudite
et du prince héritier Mohammed ben
Salman dans le conflit. Mais nous
n’assistons cependant pas à une
diminution de l’aide militaire
américaine, britannique et française
apportée au royaume et aux émirats, même
s’il y a peu de chance que la coalition
ne remporte une victoire décisive.
Nous avons mis trop
longtemps à établir la véritable
« addition du boucher » dans la
guerre au Yémen, mais elle pourrait
aider à faire pression sur les
puissances étrangères pour mettre un
terme à la boucherie.
*Source :
Information Clearing House
Traduction et
Synthèse : Z.E pour
France-Irak Actualité
Cet article a
été publié à l’origine par « The
Independent”
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