L'actualité du
droit
Etat d’urgence :
La Cour de cassation marque ses graves
réserves
Gilles Devers
Vendredi 15 janvier 2016
Pas très branchouilles, les
audiences solennelles de rentrée de la
Cour de cassation, en tout cas moins que
le cirque Ruquier,… mais un poil
(d’hermine) plus sérieux. Eh oui, parce
qu’après deux mois d’état d’urgence, et
devant les délirants projets de loi de
l’Etat sécuritaire, voilà ma petite
chérie, ma Cour de cassation adorée, qui
se fâche. Se fâche ? En réalité, elle
est furieuse, alarmée et alarmante,…
sauf que tout ceci s’exprime avec l’art
et la manière, lors de discours
prononcés devant la géniale
Sinistre de la justice et
l’exceptionnel
président de l’Assemblée nationale.
Selon l’article 66 de la
Constitution, le juge judiciaire est le
garant des libertés individuelles.
L’état d’urgence, réponse ponctuelle à
une situation de péril, c’est la loi.
Mais il faut que cette situation de
péril soit avérée - ce qui est loin
d'être évident - et de plus, les projets
actuels visent à instaurer les
mécanismes de l’état d’urgence dans le
code de procédure pénale... Ce
gouvernement, qui rétrograde l’Etat de
droit derrière l’Etat sécuritaire, est à
un poil de la dérive avec (1) la loi
constitutionnelle, qui envoie patauger
le texte fondateur dans le lisier de la
com’, et surtout (2) la
loi sécurité de Valls-Taubira, qui
inclut les procédés de l’état d’urgence
dans le droit commun de la procédure
pénale. Le préfet, relais du pouvoir
politique, appelé à se substituer au
juge... Et si vous imaginez que ça ne
jouera que pour les vilains djihadistes…
Ce sont donc des textes à lire,
dans les mots et entre les lignes. Voici
des extraits significatifs, et les liens
avec le texte complet.
Jean-Claude Marin, Procureur général
près la Cour de cassation
L’autorité judiciaire peut être
paradoxalement marginalisée dans ce
qu’elle sait le mieux faire c’est-à-dire
assurer le juste équilibre entre
l’intérêt général et la protection des
libertés individuelles.
L’état urgence offre, à cet
égard, un terrain intéressant de
réflexion. Non pour en contester la
légitimité mais pour en tirer des
enseignements utiles à notre
institution. En effet si les préfets,
dans leur action contre le terrorisme,
font l’objet d’un contrôle éventuel et a
posteriori du juge administratif si ce
dernier est saisi d’un recours, les
procureurs, dans le cadre de la lutte
judiciaire contre le terrorisme, doivent
obtenir, pour les mêmes mesures
intrusives, obligatoirement et
préalablement, l’autorisation d’un juge.
Est-ce parce qu’ils sont plus
susceptibles que l’autorité
administrative d’attenter aux libertés
individuelles ?
Ne nous fourvoyons pas dans des
comparaisons stériles.
L’état d’urgence est un
dispositif utile propre à faire face,
temporairement et seulement
ponctuellement, à un danger majeur pour
notre pays en autorisant des mesures
exceptionnelles d’investigations et de
limitation du droit d’aller et venir que
la Justice n’aurait pas nécessairement
autorisées, faute d’éléments laissant
présumer l’existence même d’une
infraction.
Juges et procureurs n’ont pas à
s’estimer dépossédés de leur mission
constitutionnelle si il ne s’agit que de
mesures de police administrative, il est
vrai dérogatoires au droit commun.
L’inquiétude naîtrait si, à la
lumière de l’activisme des services dans
le cadre de l’état d’urgence, on en
venait à imaginer d’en faire, certes en
l’amodiant, un régime de droit commun,
l’estimant bien plus efficace que la
lourde machine judiciaire.
Il y aurait là, bien
évidemment, un risque considérable pour
l’Etat de droit car les nombreuses
normes imposées, par le législateur, aux
magistrats, notamment dans leur activité
pénale, ont, pour leur immense majorité,
l’objectif d’assurer une procédure
équitable et contradictoire, une égalité
des armes et une protection efficace des
libertés individuelles.
Nos procédures sont donc
légitimement lourdes, en matière civile
comme en matière pénale, pour le plus
grand bien des justiciables, des
citoyens et de l’Etat de droit.
Bertrand Louvel, Premier président
de la Cour de cassation
La confiance publique a deux
sources qui ne se recouvrent pas
nécessairement : la première source de
la confiance est celle des autres
institutions de l’Etat. Les pouvoirs
publics sont-ils parfois portés à
prendre leurs distances avec l’Autorité
judiciaire ? Si oui, pourquoi ? Quelles
défaillances ou quels risques l’Autorité
judiciaire présente-t-elle qui
justifieraient que l’Etat préfère
l’éviter lorsqu’il s’agit de la défense
de ses intérêts supérieurs ? Le Premier
président de la Cour de cassation se
doit de poser loyalement cette question
dans les circonstances dramatiques que
notre pays traverse avec un
accompagnement législatif qui ne s’est
pas tourné spontanément vers l’Autorité
judiciaire lorsque l’on a mis en place
le contrôle de l’application aussi bien
de la loi sur le renseignement que de
celle sur l’état d’urgence, textes qui
intéressent pourtant au premier chef la
garantie des droits fondamentaux.
Qu’on me comprenne bien. Mon
propos n’est pas critique ni
revendicatif. Il est seulement
interrogatif. Pourquoi l’Autorité
judiciaire est-elle ainsi évitée ? Elle
est la première appelée à rechercher en
elle-même les réponses à cette question
fondamentale.
Gouvernement, Parlement,
Conseil constitutionnel ont convergé
pour ne pas désigner le juge judiciaire
dans ces lois récentes. Au-delà de la
problématique technique autour des
notions de prévention et de répression,
dont tous les juristes connaissent la
labilité, pourquoi ce choix ? Ceci
mérite un débat de société. J’espère que
l’année 2016 en permettra l’émergence.
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