Algérie en phase
avec le mouvement du monde
La Turquie dans la tourmente
Les défis et les marges de manœuvre d'Erdogan
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Lundi 25 juillet 2016
«Si tu veux
montrer ton pouvoir à tout le monde et
les neutraliser, monte un coup d'Etat
contre toi-même et fais-le échouer!»
Machiavel (Le Prince )
Un coup d'Etat a eu
lieu en Turquie. La première impression
est de penser qu'il est impossible
d'admettre cela du fait du verrouillage
de la vie politique et de la
dévitalisation de la seule partie à même
de porter ombrage au sultan Erdogan, à
savoir l'armée. A moins que ce coup
d'Etat ne se soit déroulé à l'insu du
plein gré d'Erdogan. En tout cas, il en
retirera s'il sait y faire, tous les
bénéfices pour sa tentation de
réhabilitation de l'Empire. Des images
choquantes, au lendemain du coup d'Etat
raté en Turquie, des scènes de lynchages
ont été rapportées par des médias et
agences de presse, et relayées sur les
réseaux sociaux. Plus dramatique, des
soldats ont été tués par des
manifestants lors de lynchages. Près de
3000 soldats avaient par ailleurs été
arrêtés le 16 juillet et 104 abattus. La
chancelière Angela Merkel appelait la
Turquie à respecter les règles de
«l'Etat de droit»» (1).
Qui sont ces
putschistes et quelles étaient leurs
motivations?
Le journaliste
Bahar Kimyongür interrogé sur la
tentative de putsch en Turquie déclare:
«Dans la soirée du vendredi 15 juillet,
des putschistes de l'armée turque ont
tenté de renverser le gouvernement d'Erdogan.
Après une nuit de chaos marquée par des
affrontements entre les conjurés et les
forces loyalistes, le président a repris
la main. Depuis, 6 000 personnes ont
déjà été arrêtées. Sur les putschistes,
nous avons eu très peu d'informations.
La confrérie Gülen a été accusée. Ce
mouvement d'inspiration soufie est très
influent dans le monde musulman. Son
fondateur, Fethullah Gülen, a notamment
financé grâce à de riches donateurs la
construction d'écoles un peu partout. Il
a soutenu la montée au pouvoir de l'AKP,
le parti d'Erdogan ». (2)
« Mais un conflit a
ensuite éclaté entre les deux hommes
forts. En 2014, un scandale d'écoutes
téléphoniques a mis en lumière des
affaires de corruption au sein de l'AKP.
Depuis 2014, 1800 personnes soupçonnées
d'appartenir à la confrérie ont été
arrêtées. D'autres voient dans cette
tentative de putsch la main d'officiers
kémalistes de l'armée, des soldats qui
se réclament du nationalisme laïc lancé
par le père fondateur de la République
de Turquie, Atatürk. Mais aucun élément
ne permet d'étayer ces propos. (...) Les
putschistes se sont ainsi aliénés tous
les partis politiques, (...) Cette
tentative de coup d'État a ainsi
débouché sur la publication d'un
communiqué conjoint des partis
politiques pour condamner l'opération.
C'est du jamais-vu en Turquie. Erdogan
reste détesté par beaucoup de monde.
Mais son slogan 'La démocratie a été
sauvée'', bien que totalement
fallacieux, est parvenu à rassembler
différentes composantes de la
population.»(2)
En conséquence
poursuit Bahar Kimyongür: «Nous allons
assister à un retour en grâce d'Erdogan.
En échappant au coup d'État, le
président va pouvoir consolider sa
mainmise sur la Turquie. (...) Il
pourrait également y avoir des
répercussions sur la scène
internationale. Un revirement avait déjà
été amorcé. Erdogan semble revenir à sa
doctrine initiale, «zéro problème avec
les voisins». (...) Erdogan a donc
commencé à se montrer plus raisonnable.
La dimension économique a joué
évidemment. (...) Le tourisme a pris une
ampleur considérable ces dernières
années et représente aujourd'hui 6% du
PIB turc. Le pays est devenu la sixième
destination mondiale avec 36 millions de
visiteurs par an. (...) Tout cela a
conduit Erdogan à calmer le jeu. Il se
montre plus conciliant avec Poutine et
s'est excusé pour l'avion abattu. Il
s'est rapproché d'Israël aussi. Il a
émis l'hypothèse de nouer des liens avec
Sissi en Égypte.
Le dernier volet de cette volte-face
diplomatique est venu du Premier
ministre Binali Yildirim qui envisage un
début de normalisation avec le
gouvernement syrien.» (2)
Les conséquences
Il y a d'abord la
colère réelle ou feinte, mais qui permet
de crever un abcès larvé depuis
longtemps, à savoir en finir avec
l'opposition et avec son ennemi juré
Gülen quitte à fermer toutes les écoles,
à licencier tous ceux qui avaient une
certaine proximité avec le leader en
exil aux Etats-Unis. Quelles sont les
conséquences internes et comment la
communauté dite internationale a
accueilli cela? Le moins que l'on puisse
dire, est qu'à des degrés divers tout le
monde a été hypocrite. «Il est certain
lit-on dans la publication suivante, à
100% que le gouvernement va lancer une
purge massive contre les adeptes de
Gülen dans les divers organismes du
gouvernement, les forces armées et la
justice. Erdogan avait déjà cherché à
faire extrader Gülen des États-Unis,
(...) Curieusement, la tentative de coup
d'État coïncide avec les tendances
naissantes d'un changement dans la
politique étrangère turque, en
particulier, dans le sens d'un
rapprochement avec la Russie et d'un
éventuel démantèlement des politiques
interventionnistes d'Ankara en Syrie.
(...) Moscou fait remarquer que la
normalisation avec la Turquie pourrait
avoir des retombées positives sur la
situation en Syrie. Ankara a également
fait allusion à une volonté de rétablir
les liens avec la Syrie. (3)
Pour José Antonio
Guttièrez: «(...) La réalité est que la
Turquie a connu plus de coups d'État, il
y a eu des putschs en 1960, 1971, 1980
et le soi-disant coup d'État
«postmoderne» de 1997, lorsque le
Conseil de sécurité nationale a poussé à
la démission Necmettin Erbakan. (...) La
tentative de coup d'État, mal ficelée et
ratée, a été décrite par le président
turc Erdogan 'comme un don de Dieu
(...)'' Certains sont même allés jusqu'à
dire que le président turc avait
finalement eu son 'incendie du
Reichstag'', qu'il va utiliser comme un
prétexte parfait pour continuer à
imposer son projet autoritaire et
réduire au silence les voix critiques
dans le pays comme à l'étranger.» (4)
La reddition d’Erdogan
concernant la cause palestinienne pour
quelques bulles de gaz
Dans le même ordre
du positionnement on parle beaucoup du
revirement à 180e de l'imprévisibilité
de la tentation d'Empire du Sultan
Erdogan. La cause de la libération de la
Palestine que l'on croyait sacrée pour
l'AKP d'Erdogan a été abandonnée sans
gloire. Erdogan qui n'arrêtait pas de
proclamer que la Palestine et Jerusalem
étaient la prunelle de ses yeux, s'est
rendue à la réalpolitik « Ces derniers
jours, écrit Richard Silverstein, les
médias israéliens et internationaux ont
annoncé à coup de grand titres ronflants
que la Turquie et Israël s’apprêtaient à
renouer leurs relations diplomatiques
(.. ;) Depuis 2010, la Turquie pose
trois conditions principales à la
reprise des relations : la compensation
financière des victimes, les excuses
d’Israël, et la levée du siège israélien
de Gaza. Comme indiqué dans la presse,
deux de ces trois conditions vont être
remplies. Israël va verser 20 millions
de dollars aux familles des victimes. Il
a déjà présenté des excuses. Mais Israël
refuse catégoriquement de lever le siège
». (5)
« Alors qu’est-ce
la Turquie a gagné exactement et
qu’est-ce que Gaza a perdu ? Ce qui est
très important pour la Turquie, c’est
qu’Israël prévoit d’extraire d’énormes
quantités de pétrole et de gaz au large
de sa côte méditerranéenne. Un certain
nombre de pays et de groupes militants
s’opposent au projet israélien. Gaza et
le Liban affirment que des parties de
ces gisements sont sur leur territoire.
(…) Qu’est-ce que la Turquie retire de
l’accord ? Elle va couvrir une partie
importante du coût probable du projet,
environ 2 milliards de dollars, et elle
percevra un pourcentage sur les dizaines
de milliards de revenus du gaz et du
pétrole qui passeront par le territoire
turc. C’est facile de deviner ce qu’Erdogan
a fait quand il a dû choisir entre la
fidélité à Gaza et cette manne
financière » (5).
La chasse aux
sorcières
C'est donc la
curée. Erdogan a les mains libres pour
assainir la population, et peut-être que
son régime présidentiel débouchera après
15 ans de règne sans partage de l'AKP
sur la mise en place d'une dynastie.
Pour beaucoup d'observateurs, le coup
d'Etat était prémédité: «Le petit führer
d'Ankara est en train de nous refaire le
coup de l'incendie du Reichstag en 1933
avec Fethullah Gülen dans le rôle de
Lubbe. (...) Pourquoi, chose très
intéressante et passée inaperçue,
n'ont-ils pas abattu l'avion d'Erdogan
alors que deux F16 aux mains des
rebelles en avaient la possibilité
directe? Comme le dit une source
militaire interrogée, «c'est un
mystère». Qu'il ait appris le coup à
l'avance et ait décidé d'en profiter ou
qu'il l'ait orchestré lui-même, le
sultan a lancé l'une des plus grandes
chasses aux sorcières de l'histoire
turque... Une véritable Nuit des longs
couteaux. A tel point que la population
munichoise UE pense (et le dit) que les
listes de suspects étaient déjà prêtes,
préméditées.» (6)
«La vague
d'arrestation dans l'armée, la police et
la magistrature était préméditée, selon
le commissaire européen Johannes Hahn.
La répression bat son plein en Turquie
après la tentative ratée de coup d'État.
La vague de représailles qui a couvert
l'armée, les forces de l'ordre et les
administrations régionales en Turquie
devient de plus en plus large. 8000
policiers ont été mis à pied dans
l'ensemble de la Turquie, dont Istanbul
et la capitale Ankara, du fait de leurs
liens présumés avec le putsch manqué. De
plus, 103 généraux et amiraux sont en
garde à vue, citant une agence
progouvernementale. Près de 9000
fonctionnaires du ministère de
l'Intérieur turc ont été limogés après
la tentative de coup d'Etat manquée»
(7).
L'appel hypocrite à
la retenue et l'implication possible de
la CIA
Pépé Escobar écrit:
«Lorsque l'avion du président turc et
aspirant sultan Recep Tayyip Erdogan a
atterri à l'aéroport Atatürk à Istanbul
au petit matin samedi, il a déclaré que
la tentative de coup d'État contre son
gouvernement était un échec et un
«cadeau de Dieu». Apparemment, Dieu
utilise Face Time. Car c'est grâce à un
appel vidéo emblématique au moyen d'un
iPhone - à partir d'un lieu indéterminé
retransmis en direct sur CNN par une
présentatrice abasourdie - qu'Erdogan a
pu dire à sa légion de partisans de
descendre dans les rues, de montrer la
force du pouvoir populaire et de défaire
la faction armée qui avait occupé la
télévision d'État et annoncé avoir pris
les commandes.» (8)
Dans cette affaire,
il est à se demander si les Etats-Unis
n'ont pas laissé faire, eux qui cogèrent
avec les Turcs la base d'Incerlik pièce
maîtresse du dispositif de l'Otan au
Moyen-Orient. «La position des USA
poursuit Pepe Escobar a été extrêmement
ambiguë dès le départ. Au moment du
putsch, l'ambassade américaine en
Turquie a parlé d'un «soulèvement turc».
Le secrétaire d'État John Kerry, qui
était à Moscou pour parler de la Syrie,
a aussi sécurisé ses paris. L'Otan était
totalement muette. Ce n'est qu'une fois
qu'il était bien évident que le putsch
avait foiré que le président Obama et
ses alliés de l'Otan ont officiellement
déclaré leur «soutien au gouvernement
démocratiquement élu.» Le sultan est
revenu en force dans l'arène. Il est
aussitôt apparu en direct sur CNN Turk
pour demander à Washington de lui livrer
Gülen, sans même posséder la moindre
preuve qu'il ait fomenté le putsch. Il a
ensuite fait peser cette menace.» (8)
Pepe Escobar avance
aussi l'hypothèse d'une préméditation:
«Même si elle a de quoi étonner,
l'hypothèse numéro un est la suivante:
les services secrets d'Erdogan savaient
qu'un coup d'État se préparait et le
rusé sultan a laissé aller les choses,
en sachant que le putsch serait un
échec, car les conspirateurs avaient
très peu d'appui.. (...) La conséquence
géopolitique immédiate de
l'après-tentative de coup d'État, est
qu'Erdogan semble avoir miraculeusement
reconquis sa 'profondeur stratégique'',
pour reprendre les mots de l'ancien
Premier ministre Davutoglu, qui a été
mis de côté. Ce qui veut dire conclut
l'auteur que le projet néo-ottoman tient
toujours, mais qu'il est maintenant
soumis à une réorientation tactique
majeure. L'ennemi véritable, ce n'est
pas la Russie et Israël (ni même Daesh,
qui ne l'a jamais été en fait), mais
bien les Kurdes syriens. (...) Il ne
faut pas non plus sous-estimer le sultan
dans sa sainte colère. Malgré toutes ses
folies géopolitiques récentes, le
rétablissement simultané de ses liens
avec Israël et la Russie est on ne peut
plus pragmatique. Erdogan sait qu'il a
besoin de la Russie pour que la
construction du gazoduc Turkish Stream
et des centrales nucléaires se
concrétise.» (8)
Une autre
hypothèse: celle de William Engdahl pour
qui ce coup d'Etat aurait été inspiré
par la CIA: «Derrière cette tentative de
coup d'État, se profile une histoire
beaucoup plus sensible impliquant un
glissement géopolitique énorme que le
survivant politique souvent
imprévisible, le (toujours) Président
turc Recep Erdogan était sur le point de
réaliser lorsque les féaux de Gülen ont
mené leur tentative désespérée de coup
d'État. Ce qui suit est une série de
questions et réponses permettant de
comprendre l'arrière-scène de ces
événements, dévoilant un élément pivot
[dans l'évolution] de l'ordre
géopolitique. Ce coût a été initié par
les réseaux turcs loyaux à la CIA. Il
s'agissait clairement d'un mouvement
désespéré, mal préparé. Il s'agissait
d'un réseau d'officiers à l'intérieur de
l'Armée, qui était loyal au Mouvement
[politique] de Fethullah Gülen. Gülen
est à 100% un «atout» contrôlé par la
CIA. Il est lui-même depuis des années
en exil à Saylorsburg, Pennsylvanie,
s'étant vu octroyer un sauf-conduit et
une carte de résident permanent [green
card] aux États-Unis par d'anciens hauts
personnels de la CIA comme Graham
Fuller, et l'ancien ambassadeur
américain à Ankara.» (...) À ce
moment-là, Erdogan s'est simultanément
détourné de la stratégie anti-Assad de
Washington en Syrie, tout en se
retournant vers Israël (qui se trouve en
ce moment même dans un conflit
géopolitique aigu avec Washington), et à
la fois vers la Russie et à présent même
vers Assad en Syrie.» (9)
Que peut-on dire en
définitive?
C'est la curée!
près de 50.000 personnes vont subir la
colère d'Erdogan, principalement des
universitaires, des militaires, des
juges, des administratifs pour beaucoup
sensibles au discours de Fethullah Gülen
le prédicateur d'un islam soufi. L'Etat
d'urgence lui permettra d'assainir la
situation et c'est pratiquement une
présidence à vie qui se profile. Le
comportement des pays occidentaux avant
et pendant le coup d'Etat, avec la
quasi-fermeture des ambassades comme si
elles étaient en attente d'un évènement
majeur. En défiant les Etats-Unis qui
parlent de preuve à fournir pour
l'implication de leur protégé Futhullah
Gülen, Erdogan sera de plus en plus
exposé. Il aura fort à faire en
s'alliant à la Russie en faisant la paix
avec la Syrie dans l'espoir d'un blocage
syrien d'un éventuel Etat kurde... Si
Erdogan, est derrière, il aura appliqué
à merveille le conseil de Machiavel.
1.
https://fr.sputniknews.com/international/201607171026739496-turquie-putsch-gulen-erdogan/
2.Jacques-Marie
Bourget
http://prochetmoyen-orient.ch/editorient-du-18-juillet-2016/
3. Grégoire Lalieu
http://www.investigaction.net/3-questions-a-bahar-kimyongur-sur-la-tentative-de-putsch-en-turquie/#sthash.En643cHu.dpuf18
07 2016
4.
http://lesakerfrancophone.fr/les-gagnants-et-les-perdants-dans-la-tentative-de-coup-detat-en-turquie
5. José Antonio
Gutiérrez D.
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=18433
_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail
6.Richard
Silverstein
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=18267
7.
https://fr.sputniknews.com/international/201607181026763783-turquie-erdogan-coup-detat-listes-de-suspects/
8Pepe Escobar - Le
17 juillet 2016 -
http://lesakerfrancophone.fr/la-sainte-colere-du-sultan-teflon
9.F. William
Engdahl:
http://journal-neo.org/2016/07/18/behind-the-cia-desperate-turkey-coup-attempt/
Professeur Chems
Eddine Chitour
Publié le 25 juillet
2016 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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