Tribune
Du bon usage du terrorisme,
ou la "doctrine Fabius"
Bruno Guigue
© Bruno
Guigue
Samedi 27 juin 2015
Elevée à la dimension d’une crise
planétaire depuis l’ascension fulgurante
du prétendu « Etat islamique », la crise
syrienne a fait l’effet d’un révélateur
chimique. Des protagonistes de cette
conflagration majeure, elle dissipe peu
à peu les faux-semblants en projetant
une lumière inaccoutumée sur leurs
stratégies les plus retorses. Dernière
en date des supercheries dont la
politique occidentale est coutumière :
la transformation supposée de la branche
syrienne d’Al-Qaida en respectable
organisation combattante. Le Front Al-Nosra,
lit-on dans la presse française et
internationale, se « normaliserait », il
oscillerait désormais « entre terrorisme
et pragmatisme ». Son affiliation
revendiquée à Al-Qaida, son idéologie
haineuse et sectaire, sa pratique
répétée des attentats aveugles frappant
civils et militaires ? Ce seraient de
lointains souvenirs. Cette mutation
génétique vaudrait à l’organisation
jihadiste concurrente de « l’Etat
islamique », en somme, un véritable
brevet de respectabilité.
Ainsi la diplomatie occidentale
accomplit-elle des miracles : elle
fabrique des terroristes modérés, des
extrémistes démocrates, des coupeurs de
tête humanistes. Nous fera-t-elle
découvrir, demain, des mangeurs de foie
philanthropes ? Comme par hasard, cette
opération concertée de blanchiment du
Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida,
se déroule au moment même où cette
organisation conforte son hégémonie
politique et militaire dans le nord de
la Syrie. La prédestinant à jouer un
rôle majeur au lendemain de
l’effondrement attendu de l’Etat syrien,
ce succès lui vaut les faveurs
particulières des puissances
occidentales et régionales qui ont juré
la perte du régime baassiste. Peu
importent alors le coût humain et le
prix politique de ce consentement
anticipé à l’instauration en Syrie d’un
pouvoir ultra-violent, sectaire et
mafieux : la chute de Bachar Al-Assad
est un jeu, nous dit-on, qui en vaut la
chandelle.
En dépit de déclarations hypocrites
qui n’abusent personne, le terrorisme
jihadiste remaquillé pour les besoins de
la cause rend ainsi des services
inespérés à la vaste coalition anti-Assad.
Bien sûr, cette connivence des Etats
occidentaux et des monarchies
pétrolières avec les rejetons frelatés
d’Al-Qaida a d’abord une signification
politique inédite. Elle signe en effet
la réinscription simultanée des deux
avatars contemporains du jihadisme
transnational dans l’agenda stratégique
occidental. En clair, la destruction du
régime baassiste, objectif numéro un de
l’axe Riyad-Paris-Washington, est non
seulement une fin qui justifie tous les
moyens, mais la perspective d’un Etat
jihadiste incluant Damas fait partie de
ce plan stratégique. Il est vrai que
cette alliance reconduite avec le
terrorisme présente aussi un avantage
inattendu qui doit son importance à la
conjoncture militaire. Elle rend
possible, en effet, la prise en
tenailles de l’armée loyaliste syrienne
par les combattants de « l’Etat
islamique » à l’est et ceux du Front Al-Nosra
au nord.
Combinée à la pression des forces
rebelles soutenues par Israël au sud du
pays, cette manœuvre d’encerclement
souligne la fragilité relative des
positions tenues par le régime. Au nord,
l’appui logistique fourni par la Turquie
à la coalition jihadiste menée par le
Front Al-Nosra interdit aux troupes
loyalistes de reprendre le contrôle
d’une vaste zone frontalière dont les
milices kurdes, de leur côté, tentent de
reconquérir les principales villes sur «
l’Etat islamique ». Généreusement
financée par Riyad et Doha,
l’unification des forces rebelles sous
l’égide du Front Al-Nosra s’est
effectuée au sein d’une « Armée de la
conquête » regroupant les différentes
brigades combattantes, y compris celles
qui furent officiellement armées et
entraînées par les services secrets
occidentaux. D’apparence nouvelle, cette
sous-traitance officielle de la guerre
contre Damas au profit des mercenaires
du jihad global est en réalité la
stricte application de ce qu’on pourrait
appeler la « doctrine Fabius ». Dans un
accès de franchise, le ministre français
des Affaires étrangères n’avait-il pas
déclaré en décembre 2012 que le Front
Al-Nosra faisait « du bon boulot » en
Syrie ?
C’est en vertu de cette doctrine que
les puissances étrangères coalisées
contre le dernier régime nationaliste
arabe se répartissent cyniquement les
rôles. A chacune sa partition. Dans son
combat sans merci contre Damas, les
combattants d’Al-Qaida peuvent ainsi
compter sur leurs nombreux amis : la
Turquie leur livre des armes, Israël
soigne leurs blessés, le Qatar leur
verse un chèque à la fin du mois, et le
quotidien « Le Monde » les ferait
presque passer pour des enfants de
chœur. Quant à la « coalition
internationale contre l’Etat islamique
», sa crédibilité est à la mesure de son
inaction remarquée lors de l’offensive
jihadiste vers Palmyre, le sauf-conduit
ainsi offert aux terroristes illustrant
une fois encore la duplicité de
l’antiterrorisme proclamé à Washington.
Entre la poussée de « l’Etat islamique »
sur l’axe Palmyre-Damas et celle du
Front Al-Nosra sur l’axe Alep-Damas, le
rêve des ennemis de Bachar Al-Assad
aurait-il quelque chance de s’accomplir
?
Rien n’est moins sûr, et pour une
raison fondamentale : il n’y a plus de
guerre civile syrienne, mais un conflit
international de grande ampleur. Sur le
théâtre des opérations, deux forces
principales sont en présence : les
organisations jihadistes alimentées sans
répit en recrues étrangères d’un côté,
et les forces du régime syrien,
soutenues par leurs alliés iraniens et
libanais, de l’autre. Tout le reste
n’est que littérature. Les distinctions
ubuesques entre rebelles « modérés », «
laïques », « islamistes » ou «
jihadistes » projettent une fausse
lumière sur une nébuleuse de groupes
armés dont les contours sont flottants
mais l’intention commune parfaitement
claire : imposer par la force une
idéologie obscurantiste. Les puissances
occidentales et régionales le savent si
bien qu’elles apportent leur concours au
Front Al-Nosra, désormais accrédité
comme successeur potentiel du régime à
abattre, tout en s’interdisant de
combattre « l’Etat islamique » lorsqu’il
affronte l’armée syrienne.
Certes, les chancelleries
occidentales et leurs perroquets
médiatiques ont longtemps accrédité
l’illusion que la guerre civile syrienne
opposait un régime sanguinaire à une
opposition férue de démocratie. Mais si
une telle opposition existait ailleurs
que dans les salons des grands hôtels de
Doha ou d’Ankara, ses parrains
internationaux fonderaient sur elle tous
leurs espoirs pour « l’après-Assad ». Or
ce n’est pas le cas. L’adoubement
officiel du Front Al-Nosra par la
coalition internationale prétendument
antiterroriste, en réalité, signifie une
seule chose : dans l’esprit de ses
brillants stratèges, rien ne vaut
Al-Qaida pour faire tomber Damas. Entre
les divers succédanés du terrorisme
jihadiste et une opposition « off-shore
» composée d’exilés impuissants,
fussent-ils rémunérés par des fondations
américaines ou adoubés par le Quai
d’Orsay, la doctrine Fabius a tranché.
Très loin des représentations
médiatiques accréditées par les idiots
utiles de la « révolution syrienne », la
réalité du conflit, c’est donc la guerre
impitoyable que se livrent un
conglomérat terroriste alimenté sans
limite par les pays les plus riches de
la planète et une armée nationale fondée
sur la conscription qui défend son pays
contre l’invasion étrangère. Loin d’être
une guerre civile, cet affrontement sans
merci est un conflit international
atypique de grande ampleur. Investissant
l’espace virtuel du cyberjihad, Al-Qaida
avait fait de la résonance planétaire de
son action et de sa doctrine une arme
redoutable. Depuis 2011, ses avatars
successifs en Syrie ont accueilli depuis
les cinq continents un flux incessant de
combattants sectaires et fanatisés,
avides d’en découdre avec les mécréants
et les apostats.
Or cette internationalisation du
conflit par une nébuleuse jihadiste
capable de réunir 40 000 combattants
étrangers a provoqué en retour
l’internationalisation de la défense du
régime syrien. Non seulement la Syrie
multiconfessionnelle soudée autour du
régime baassiste bénéficie de l’aide
financière iranienne, des livraisons
d’armes russes et de l’appui des
combattants du Hezbollah libanais, mais
10 000 volontaires iraniens, irakiens et
afghans sont attendus pour participer à
la défense de la capitale syrienne.
Internationalisation contre
internationalisation, la riposte des
forces loyalistes et de leurs alliés
risque d’être à la mesure des moyens
colossaux dont disposent, grâce à l’aide
occidentale et saoudienne, les nouveaux
amis de Laurent Fabius. Face à cette
réalité, les vaticinations récurrentes
des intellectuels parisiens sur la «
révolution syrienne » font alors figure
de discussions byzantines sur le sexe
des anges.
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