En tenaille entre
l’Arabie saoudite et l’Iran
La diplomatie tranquille d’Oman
dans un Golfe en ébullition
Alain Gresh
Mascate.
Francisco
Anzola,
2013.
Jeudi 21 avril 2016
Dans un Golfe dominé
par l’Arabie saoudite et où la guerre au
Yémen se prolonge malgré les appels au
cessez-le-feu, le sultanat d’Oman mène
une politique à part, indépendante,
tentant de jouer les médiateurs avec
l’appui de son allié américain.
Qui, en Europe,
pourrait placer Oman sur une carte
géographique ? Qui sait que le sultanat
n’est pas membre des Émirats arabes
unis ? Quels responsables politiques
français sauraient nommer sa capitale,
Mascate ? Pourtant le sultanat joue un
rôle actif dans la région troublée du
Golfe et au-delà. Washington lui
attribue tant d’importance que, fait
exceptionnel, le secrétaire d’État
américain John Kerry a assisté à la
réception à Washington de l’ambassade
omanaise le 18 novembre 2015 pour la
fête nationale, qui coïncide avec
l’anniversaire du sultan Qabous bin Saïd
Al Saïd et les quarante-cinq ans de son
accession au trône. Quelques semaines
plus tard, Oman acceptait d’accueillir
sur son sol une dizaine de prisonniers
de Guantanamo. Au total, depuis
janvier 2015, il en a reçu une
vingtaine, contribuant ainsi à mettre en
œuvre la promesse du président Barack
Obama de fermer cette prison. Cette
contribution est d’autant plus notable
qu’Oman est le seul des membres du
Conseil de coopération du Golfe (CCG) à
n’y compter aucun prisonnier.
Il n’existe pas de
« centre-ville » à Mascate, mais des
quartiers séparés parfois de plusieurs
dizaines de kilomètres et reliés par une
autoroute qui traverse l’agglomération.
La ville est coincée entre la mer — le
golfe d’Oman, qui relie l’océan Indien
au golfe Arabo-Persique — et les
montagnes ; des roches affleurent au
cœur même de la cité. Dans le secteur
résidentiel d’Al-Qurm, poumon vert avec
son parc et sa réserve naturelle,
l’opéra a été inauguré en 2011. Sa
programmation va de My Fair Lady
à Manon en passant par Macbeth,
mais aussi des ensembles de musique
arabe. Les 14 et 16 avril, il a
accueilli l’opéra de Vienne pour deux
représentations de Werther. C’est
le sultan lui-même qui a décidé aussi
bien de sa construction que de sa sobre
architecture. Ici, tous les bâtiments
doivent respecter un style local, avec
des couleurs imposées où domine le
blanc. Aucun gratte-ciel ne bouche
l’horizon comme à Doha ou à Dubaï.
La figure tutélaire
du sultan Qabous domine tous les aspects
de la vie politique, même si son âge et
sa maladie le tiennent éloigné de son
pays, parfois pour de longues périodes.
En 1970, il a renversé son père, un
dirigeant rétrograde qui voulait
maintenir son pays à l’abri du monde
extérieur (il n’existait pratiquement
aucune école). Il a reçu l’aide des
parrains britanniques, toujours très
influents, même s’ils ont été remplacés
par les États-Unis avec lesquels Oman a
signé en 1980 un accord militaire,
renouvelé régulièrement depuis. Dans les
années 1960, le pouvoir faisait face à
la puissante rébellion
marxiste-léniniste du Front populaire
pour la libération d’Oman (FPLO) dans la
région du Dhofar, mitoyenne du Yémen1.
Aidé par l’intervention militaire de
l’Iran du chah, Qabous a écrasé la
révolte et a engagé le pays dans la voie
d’une modernité tempérée, d’un
paternalisme qui se veut bienveillant.
Vis-à-vis de ses
voisins, le mot d’ordre de Qabous est
simple : « zéro problème ». Pour cela
il a fallu négocier le tracé des
frontières et renoncer parfois, comme
avec l’Arabie saoudite, à des
territoires qu’il considérait comme lui
appartenant : la paix vaut bien quelques
kilomètres carrés de désert. « Nos
voisins sont là pour rester, résume
un homme d’affaires. Ce ne sont pas
des tentes que l’on peut déplacer. »
Le sultan a voulu ensuite forger une
« citoyenneté » omanaise en renforçant
un sentiment d’appartenance qui dépasse
les affiliations tribales et
régionales ; ici on n’admet pas la
double nationalité.
Un rôle de médiateur
Non loin de l’opéra
se dresse le vaste ministère des
affaires étrangères, une administration
qui compte un millier de fonctionnaires.
Sayyid Badr Ben Hamad Al-Boussaidi en
est le secrétaire général, avec rang de
ministre. Né en 1960, il appartient à la
famille des fondateurs de la dynastie
qui règne depuis 1747. Dans son élégante
dishdasha blanche, sa ceinture
ornée d’un khanjar, un poignard à
large lame recourbée, et la tête
couverte d’un mser, un turban
vert, cet influent diplomate tient
d’abord à rappeler dans un anglais
parfait que la philosophie de la
politique étrangère a été définie par le
sultan, « fondateur de l’État
moderne ».
Il insiste tout
d’abord sur le rôle de médiateur de son
pays2.
Oman a accueilli dans la ville de
Salalah des délégués libyens chargés de
rédiger une nouvelle constitution. Le
ministre s’est lui-même rendu
régulièrement dans cette ville pour
faciliter le dialogue. « Tout n’est
évidemment pas réglé, mais le simple
fait que les protagonistes se
rencontrent est positif. » Il
rappelle qu’Oman s’est prononcé pour les
accords de Camp David de 1977 entre
l’Égypte et Israël et il fut aussi l’un
des premiers ministres arabes à
rencontrer Yossi Beilin, à l’époque
vice-ministre des affaires étrangères,
en 1995, après les accords d’Oslo de
1993. Mascate abrite d’ailleurs le
dernier vestige des accords de paix
israélo-arabes : le Centre de recherche
sur la désalinisation de l’eau de mer,
qui organise deux réunions par an
auxquelles continuent de participer
Israéliens et Palestiniens. Pourtant, le
ministre insiste sur un point, en
contradiction avec le sentiment de
nombre de responsables arabes ou
européens : « La Palestine est “la
mère” de tous les conflits dans la
région. Tous les autres découlent de
celui-ci. »
« La résolution
des conflits, poursuit-il, dépend
avant tout des personnes concernées, les
puissances extérieures doivent se borner
à aider au règlement, et refuser de
prendre position pour l’un ou l’autre
camp. Cela suppose le renoncement à
l’usage de la force et la recherche
d’une solution sans vainqueur ni vaincu.
Sinon, les rancœurs demeurent et les
conflits reprennent. » Le sultanat
n’a pas seulement refusé de participer à
la coalition militaire conduite par
l’Arabie saoudite au Yémen, il a
également poussé Washington à faire
pression sur Riyad pour ouvrir des
négociations. Une solution à laquelle
les Saoudiens se sont finalement
ralliés, leur aventure guerrière
s’enlisant.
Un incident
illustre la « philosophie » du
sultanat. Le 19 septembre 2015, la
résidence de l’ambassadeur d’Oman à
Sanaa a été bombardée par la coalition
menée par l’Arabie saoudite. Si la
protestation a été immédiate, tranchant
avec la prudence habituelle de sa
diplomatie, le sultanat a tout fait pour
éviter une escalade verbale et poursuivi
ses efforts pour faire libérer, au même
moment, des otages saoudiens capturés
par les houtistes. Il a contribué aussi
à faire libérer plusieurs otages
occidentaux, dont une Française en 2015.
La connaissance fine de la scène
politique yéménite, ses contacts avec
les tribus — y compris certaines
affiliées à Al-Qaida dans la péninsule
arabique (AQPA) — fait d’Oman un
interlocuteur écouté par les États-Unis
qui ont accepté que les attaques de
drones sur le Yémen ne partent plus de
leurs bases militaires à Oman (ils en
possèdent trois, dont l’aéroport de
Thoumrait dans le Dhofar). Le sultanat
ne veut pas être entraîné dans le
conflit. Si Washington demeure le
principal appui du sultan, celui-ci
cherche à ne pas dépendre d’un seul
allié. La presse locale annonçait le
14 avril qu’Oman avait signé cinq
accords d’achat d’armes avec des
sociétés étrangères privées, trois
américaines, une finlandaise et une
turque.
Des voisins
puissants
Un simple regard
sur une carte permet de saisir les
dilemmes de sa politique régionale. Le
sultanat est en effet pris entre son
puissant voisin saoudien au nord et, sur
l’autre rive du Golfe, l’Iran. Au
milieu, si l’on peut dire, le détroit
d’Ormuz, en partie sous souveraineté
omanaise, un passage stratégique par
lequel passe une partie importante du
commerce mondial d’hydrocarbures.
Autre déterminant
de la politique extérieure, la religion.
Si les Omanais sont arabes et musulmans,
ils se réclament de l’ibadisme, une
déclinaison de l’islam qui rejette à la
fois le sunnisme et le chiisme. Très peu
nombreux, les adeptes de cette
confession se retrouvent dans le Mzab
algérien, dans l’île tunisienne de
Djerba et en Libye. Cette appartenance
minoritaire explique quelques grands
principes de leur politique extérieure :
la crainte du wahhabisme, qui dénonce
les ibadites comme des hétérodoxes et
dont la propagande sert de support aux
volontés hégémoniques saoudiennes ; et
donc une sympathie raisonnée et
raisonnable avec l’Iran — un
rapprochement de minorités, pourrait-on
dire. Ici, les chiites représentent 5 %
de la population, en général des
marchands, et ils ne sont pas considérés
de la même manière que dans d’autres
pays du Golfe, comme un cheval de Troie
de l’Iran, ils peuvent exercer librement
leur foi dans leurs propres mosquées.
Comment naviguer
entre ces récifs si dangereux ? Le
sultanat a toujours affirmé sa volonté
d’intégrer l’Iran dans l’architecture de
sécurité régionale. « En 1977,
précise le ministre, nous avons réuni
ici une conférence régionale des futurs
membres du CCG, du Yémen, de l’Iran et
de l’Irak. Nous voulions discuter d’une
architecture de sécurité commune. »
La révolution islamique de 1979 n’a pas
changé cette approche, même si elle a
entraîné le départ des derniers soldats
iraniens d’Oman. Non seulement le sultan
a facilité les négociations secrètes
entre Washington et Téhéran qui ont
abouti à l’accord sur le nucléaire, mais
le pays a fermement repoussé la
transformation du CCG en
une Union voulue par le roi Abdallah.
« Mettons déjà en œuvre les nombreux
accords signés par le CCG, notamment sur
la coopération économique et
commerciale », explique le ministre
qui ajoute : « Si certains États
veulent créer une union, nous ne nous y
opposons pas, mais nous n’y
participerons pas. »
Cette méfiance à
l’égard de la volonté saoudienne
d’entraîner les autres pays dans une
alliance anti-iranienne, un intellectuel
omanais l’exprime sans les
circonvolutions des diplomates, après
avoir expliqué que le refus du sultanat
avait réjoui les autres membres du CCG
qui n’osaient pas s’opposer à Riyad.
Pourtant, les relations avec les Émirats
arabes unis sont loin d’être au beau
fixe. Fin 2010, les autorités
annonçaient la découverte d’un réseau
d’espionnage financé par Abou Dhabi ;
il se serait agi, selon des sources
locales officielles, d’une tentative de
provoquer des changements politiques
dans le sultanat, un quasi-coup d’État.
La rivalité avec Abu Dhabi est d’autant
plus affirmée que ces émirats ont
naguère fait partie de l’empire omanais,
comme on ne manque pas de le rappeler à
Mascate.
Avec sa façade sur
l’océan Indien, Oman est riche d’une
histoire ancienne qui le différencie de
ses voisins. On aime ici rappeler ces
traditions et le fait que, dans ses
négociations avec la Perse, le roi
Louis XIV a évoqué le sort de ce
territoire. Au milieu du XVIIe siècle,
le pays s’est libéré de l’emprise du
Portugal et a constitué un empire sur la
côte est de l’Afrique, contrôlant
Zanzibar. Au XVIIIe siècle,
le fondateur de la dynastie actuelle
inaugure un âge d’or qui verra
l’influence d’Oman s’étendre jusqu’au
Baloutchistan. Cet appel du large, le
pays y est sensible, et pas seulement à
cause de la présence de
700 000 travailleurs indiens sur son
territoire. Il rêve de devenir un centre
commercial, avec l’ouverture d’un
nouveau port à Doukoum sur l’océan
Indien qui permettrait d’exporter le
pétrole du Golfe et d’importer sans
passer par le dangereux détroit d’Ormuz.
Mais ce rêve du sultanat de renouer avec
son histoire dépend de la volonté des
voisins, Arabie saoudite et Émirats
arabes unis en tête, qui ne semblent pas
pressés de faire transiter leurs
exportations par ce port, d’offrir un
tel cadeau à un sultanat jaloux de son
indépendance et qui se méfie de ses
voisins du nord.
Affaires religieuses
sous surveillance
« Il serait
naïf, poursuit notre intellectuel,
de croire que le salafisme se
développe tout seul, sans appuis. Les
dirigeants politiques de Riyad
l’encouragent, il suffit d’écouter les
prêches des cheikhs saoudiens, les
appels permanents au djihad. Sous
couverture religieuse, il s’agit avant
tout de consolider l’hégémonisme
saoudien. » À l’heure où une forme
de radicalisme sunnite prend de
l’ampleur — notamment à travers les
réseaux sociaux saoudiens qui dénoncent
les ibadites, ces infidèles, « laquais
de l’Iran », voire tout simplement des
« chiens » —, le pouvoir renforce sa
surveillance tatillonne des agissements
de tous les opposants. Le ministère des
awqaf et des affaires religieuses
compte 6 000 fonctionnaires, sans
compter les imams, qui surveillent de
près les prêches et les réseaux sociaux.
Officiellement, le pays compte 75 %
d’ibadites d’une part, 20 % de sunnites
et 5 % de chiites d’autre part ; en
réalité, la plupart des observateurs
étrangers à Mascate pensent que
désormais la population est partagée en
deux parts à peu près égales entre
ibadites et sunnites, sans doute avec
une petite avance de ces derniers.
Dans les mosquées
d’Oman, ibadites et sunnites prient côte
à côte. Le sultan nomme le mufti qui
supervise les cultes et la formation des
imams est assurée dans un tronc commun.
On n’oublie pas ici que le Dhofar, lieu
de la révolte des années 1960, est à
majorité sunnite et que la région se
sent un peu délaissée. Un appareil
policier — mis en place par les
Britanniques et dont tous les alliés
occidentaux soulignent l’efficacité —
mène une lutte contre le terrorisme
d’abord, mais surveille aussi de près
toutes sortes de contestataires. Le
résultat est là : on ne compte qu’une
petite dizaine d’Omanais partis
combattre dans les rangs d’Al-Qaida ou
de l’organisation de l’État islamique.
Mais les
manifestations de février 2011 dans la
foulée des soulèvements arabes ont fait
deux morts et constitué un coup de
semonce dans un pays où 32 % des
2,3 millions de nationaux ont moins de
15 ans et où la recherche de travail
devient plus difficile. Petit producteur
d’hydrocarbures, Oman a été frappé par
la chute des prix et ses déficits sont
importants, alors que le pays refuse de
dépendre de l’aide des autres pays du
Golfe. Si la stabilité semble assurée,
la disparition du sultan risque d’ouvrir
une période difficile, d’autant que
celui-ci n’a pas de fils et que
la succession n’est pas tranchée entre
ses trois cousins.
Alain Gresh
1Sur cette révolte, on
pourra lire le très beau roman de
l’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim,
Warda, Actes Sud, 2002 ; ainsi que
le livre classique de Fred Halliday,
Arabia without Sultan, Penguin,
1974.
2Marc
Valeri,
« Oman’s mediatory efforts in regional
crisis », Noref, mars 2014.
Publié le 29 avril 2016
Le sommaire d'Alain Gresh
Les dernières mises à jour
|