Algérie
Hirak : les chemins sinueux de la
rhétorique
Ahmed Bensaada
Photo :
Patrick Deschamps - MontréalExpress
Jeudi 10 septembre 2020 Et puis tant pis!
On va encore m’accuser d’être à la solde
de quelque force mystérieuse, société
secrète ou cercle douteux, mais le
brouhaha malsain qui entoure le Hirak
dans les médias sociaux mérite qu’on s’y
attarde plus longuement. Je dois
toutefois préciser que je ne connais
personnellement aucune des personnes
citées dans ce texte et que je ne les ai
jamais rencontrées.
Cela a commencé par
une alerte Google qui, récemment,
m’apprit que Sir Zitout, l’ex-diplomate
algérien basé à Londres, avait parlé de
moi. L’illustre spécialiste de la
parlote cybernétique et probablement
détenteur du record mondial de la plus
grande fréquence de verbiage en ligne
avait cité mon nom.
Zitout et le
« takfir idéologique »
Qu’avais-je donc
encore fait pour que ce personnage
s’intéresse à ma modeste personne?
Aurait-il
finalement décidé de venir en aide à son
ami Mourad Dhina après mon article? Ou
peut-être à Gilles Munier, le
« protecteur en chef » de Rachad?
Aurait-il par hasard sorti mon récent
livre de sa célèbre bibliothèque blanche
prouvant ainsi qu’elle n’était pas juste
un élément de décor suggestif sensé
attester son érudition?
Mais pas du tout,
il s’agissait tout simplement d’un
lapsus. Un tout petit lapsus, mais ô
combien révélateur : sir Zitout avait
confondu Ali Bensaad avec Ahmed
Bensaada!
Il s’en excusa
longuement. Très longuement car comment
était-ce possible qu’un recordman de sa
trempe puisse se mêler les neurones et
trébucher sur deux ou trois voyelles et
quelques consonnes?
Voyons donc, sir
Zitout, quel manque de rigueur!
Mais les excuses ne
m’étaient pas destinées, bien sûr. Elles
visaient M. Bensaad (sans a) qui
apportait de l’eau au moulin (à vent?)
de Sir Zitout. Une aubaine! Pour M.
Bensaada (avec a), la médecine
« zitoutienne » a été expéditive :
« Ahmed Bensaada
est avec la “issaba” [ bande
mafieuse ] dans la diabolisation
des “ahrar” [ hommes libres
] » [1].
Cliquez pour visionner la vidéo
Sir Zitout en avait
décidé ainsi : ceux dont les histoires
alimentaient ses diarrhées verbales
étaient des « ahrar » et n’appartenaient
pas à la « issaba ». Et pour ceux dont
les écrits, même exhaustivement
référencés, dérangeaient ses
cogitations : aucune pitié. La
conception de la liberté d’expression de
notre ex-diplomate ressemble plus à du
« takfir [2] idéologique » qu’aux droits
humains fondamentaux dont il bénéficie à
l’ombre de la couronne britannique.
Mais comme à
quelque chose malheur est bon, cette
alerte m’a permis d’écouter les
balivernes de sir Zitout et de
m’informer sur la polémique suscitée par
les écrits de Ali Bensaad.
En ce qui concerne
le premier, on se rend compte qu’il fait
feu de tout bois pour montrer que tout
ce qui se passe en Algérie est mauvais
et que lui et ses copains possèdent la
potion magique susceptible de guérir
tous les maux du pays.
Sauf qu’il ne donne
jamais la recette de sa potion. Hormis
quelques slogans ratissant large,
combinés à des informations glanées çà
et là sur les médias sociaux, aucun
projet de société n’est proposé pour
caractériser sa vision de l’Algérie
nouvelle. Aucun programme politique,
aucun nouveau paradigme, aucun principe
directeur. Pourtant, les compteurs de
ses vidéos montrent un nombre élevé de
vues.
Pour comprendre
cela, laissons de côté les techniques de
« boosting » des vidéos sur Internet –
qui sont très efficaces, elles aussi –
et intéressons-nous plutôt aux éléments
de rhétorique utilisés par sir Zitout
dans ses laïus.
Les trois
piliers de la rhétorique
Depuis les temps
anciens, on considère que les trois
piliers de la rhétorique sont le
logos, l’éthos et le
pathos. Ce sont ces notions qui sont
utilisées par les orateurs pour
convaincre ou persuader l’auditoire afin
qu’il adhère aux thèses présentées.
Le logos
réfère au raisonnement logique qui
supporte les propos de l’orateur.
S’adressant à l’intellect de
l’auditoire, à ses facultés
rationnelles, il doit comporter des
arguments logiques, des faits, des
chiffres ou des preuves.
L’éthos est
relatif à l’éthique de l’orateur. Ce
terme regroupe ainsi sa probité, sa
crédibilité, son honnêteté, sa
sincérité, bref ses qualités morales. La
reconnaissance par ses pairs et son
expertise dans le domaine discuté lui
permet d’être digne de la confiance de
l’auditoire.
Le pathos
est destiné au côté émotionnel du
public. Il fait appel à ses sentiments,
ses croyances profondes et son empathie.
Les discours passionnés et les anecdotes
pathétiques sont susceptibles d’attiser
la colère, la pitié et, aussi, de la
sympathie pour l’orateur.
En général, le
pathos est fortement utilisé lorsque les
arguments présentés sont faibles ou
controversés. L’émotion suscitée a pour
objet de de pallier ou de masquer la
déficience du raisonnement.
Ainsi, le premier
pilier de la rhétorique (logos) repose
sur une argumentation rationnelle alors
que les deux autres (éthos et pathos)
font appel à une argumentation
affective.
Comme expliqué
précédemment, le lapsus révélateur de
sir Zitout m’a donné l’occasion de
visionner la vidéo [3] dans laquelle il
m’avait confondu avec Ali Bensaad, mais
aussi la suivante. En effet, il avait
promis de me dresser le portrait et
j’avais hâte de découvrir sa virtuosité
dans la confection de mensonges.
Dans cette seconde
vidéo [4], il n’était point question de
ma personne, mais l’analyse de son
discours sur le plan rhétorique est très
intéressante. L’allocution qui dure plus
d’une heure n’est qu’une sorte de
« journal télévisé » des mauvaises
nouvelles de l’Algérie, commenté sans
aucune profondeur ni critique
constructive. Il y était question de la
Libye, du Mali, des coupures d’Internet
en Algérie, de l’ouverture du Club des
Pins, du manque de liquidités dans les
bureaux de poste, de « la tentative
de la “issaba” de semer le désespoir
dans les rangs du Hirak », de la
comparaison entre la mauvaise gestion de
l’Algérie et les progrès miraculeux de
Singapour sous la direction du Premier
ministre Lee Kuan Yew (en fonction
pendant plus de 31 ans, aujourd’hui
décédé), etc. Autant de sujets qui
demanderaient chacun des heures de
discussion avec des experts chevronnés.
Le discours de sir
Zitout est une combinaison de ce qu’on
appelle en rhétorique le « genre
délibératif » et le « genre
démonstratif ». Le premier à pour objet
de persuader (ou de dissuader) et le
second a pour finalité de louer (ou
blâmer) une personne ou une action.
Citons, à titre
d’exemple du « genre démonstratif », le
panégyrique de Lee Kuan Yew concocté par
sir Zitout dans lequel il n’a pas tari
d’éloges sur l’homme d’état
singapourien. Certes, il est indéniable
qu’il a contribué au développement
spectaculaire de son pays, mais Lee Kuan
Yew a aussi fait l’objet de multiples
controverses [5] dont une, importante,
qui aurait dû interpeller sir Zitout:
son islamophobie.
En effet, on lui
reproche d’avoir déclaré que Singapour «
progressait très bien jusqu'à ce que
la montée de l'islam arrive » ou que
Singapour peut « intégrer toutes les
religions et races sauf l’islam
» [6]. De plus, il a décrit l’islam,
dans un
câble Wikileaks, comme une «
religion venimeuse »[7]!
Alors, soit sir
Zitout fait l’apologie de quelqu’un
qu’il ne connait pas très bien, soit
qu’il ferme les yeux sur les idées
rétrogrades de Lee Kuan Yew. Dans les
deux cas, le raisonnement de sir Zitout
est inconséquent.
Glorifier une
personne qui a dénigré l’islam et qui a
proclamé son incompatibilité avec le
développement, alors que la référence
idéologique du mouvement Rachad ―dont
Zitout est un des fondateurs ― est la
religion musulmane!
Sir Zitout devrait
utiliser plus souvent sa bibliothèque
blanche s’il désire maîtriser ses sujets
et en parler correctement devant ses
centaines de milliers de « followers »!
Zitout
spécialiste de l’éthos et du pathos
Il serait trop
fastidieux d’analyser la vidéo de sir
Zitout dans sa totalité sous l’angle de
la rhétorique, étant donné sa longueur
et le nombre de sujets traités. On peut
tout simplement dire qu’il utilise très
peu le logos qui nécessite une
argumentation basée sur la logique et la
rationalité. Par contre, l’éthos et le
pathos sont utilisés à outrance. Pire,
vers la fin de son allocution [8], il
illustre de manière éminemment
pédagogique ces deux piliers de la
rhétorique.
Alors qu’il répète
à satiété qu’il n’a pas le temps
nécessaire pour développer chacun des
thèmes abordés, il consacre près de huit
minutes à faire la promotion de sa
personne en jouant du violon avec
dextérité.
Tout d’abord, il
signale qu’il reçoit tellement de
messages qu’il n’a pas le temps d’y
répondre. Une manière d’affirmer sans
trop de peine sa notoriété et sa
renommée.
Ensuite, il
explique ne pas vouloir parler de
lui-même car cela pourrait paraître
comme une affaire personnelle. Et que
fait-il après cette annonce? Il parle de
sa personne en se jetant des fleurs de
toutes les couleurs!
Florilège :
- Je suis
fier d’avoir quitté il y 25 ans mon
poste de diplomate en Libye.
- Si j’avais
poursuivi ma carrière, je serais devenu
ambassadeur, puis ministre, ou Premier
ministre comme certains de mes collègues
de l’ENA.
- En tant
qu’ambassadeur, j’aurais eu 15 à 20 000
euros par mois, deux voitures, une villa
ou peut-être même un palais, des
domestiques, des gardes et des employés.
- J’ai quitté ce
poste de prestige pour devenir boulanger
et livreur de pain et je me suis souvent
brûlé la main en préparant le pain.
- Cette situation
avec toutes ses difficultés et ses
peines est un million de fois meilleure
que le poste que j’occupais ou celui qui
était ouvert devant moi.
- Chers frères, ne
soyez pas tristes si je suis assassiné
ou empoisonné. Sachez que je serai
heureux de ça et je souhaite une fin en
martyr.
- Je suis
aujourd’hui avec les faibles et les
pauvres. C’est mon amour pour eux qui
m’a fait prendre cette décision, cette
voie.
- Cette grave, très
grave décision a eu un impact très
important sur moi. Mais cet impact est
le bienvenu et me rend heureux car
toutes les peines qui l’accompagnent
augmente ma détermination et ma
résolution.
Cliquez pour visionner la vidéo
(à 1h 04 min 40 s)
Il va sans dire que
toutes ces formules ne sont pas
destinées au cerveau de l’auditoire, ni
à sa capacité d’analyse. Elles visent
plutôt son cœur, son émotivité et sa
sensibilité. Ces expressions cherchent à
accroître le capital de crédibilité et
de respectabilité de l’orateur tout en
titillant les cordes sensibles de
l’auditoire.
Sir Zitout
abandonnant son château et ses richesses
pour venir partager le pain noir du
peuple opprimé.
Sir Zitout en
seigneur téméraire tutoyant la mort.
Sir Zitout en
défenseur du pauvre contre le riche, du
faible contre le puissant.
L’éthos et le
pathos dans toutes leurs splendeurs!
D’autre part, tous
les spécialistes de la communication
reconnaissent que l’utilisation des
anecdotes personnelles et leur mise en
scène mélodramatique a pour effet de
séduire le public et à créer une
connexion émotionnelle avec lui. Sir
Zitout, le dos courbé, le visage
saupoudré de farine, des gouttes de
sueur perlant sur son front, se brûlant
la main en préparant du pain : quelle
image pathétique!
« Les misérables »
au temps du Hirak ou « Sans famille »
version 21e siècle!
Ali Bensaad et
la faiblesse du « genre judiciaire »
Outre les genres
« délibératif » et « démonstratif »,
discutés précédemment, il existe un
troisième connu sous le nom de « genre
judiciaire ». Ce genre de
discours, qui a pour fonction d’accuser
(par un réquisitoire) ou de défendre
(par une plaidoirie), ne s’intéresse pas
aux qualités ou aux défauts d’une
personne, mais met l’accent sur les
faits commis. Ces faits doivent être
établis en privilégiant le logos et son
argumentation rationnelle qui se nourrit
de démonstrations, de preuves, de
déductions logiques, de documents à
charge, de pièces à conviction, etc.
Nous allons voir que ce sont ces
critères qui manquaient manifestement au
discours qui se voulait « judiciaire »
utilisé par Ali Bensaad dans ses
articles contre Ammar Belhimer.
Avant de continuer,
je tiens à préciser ici que le but de
l’exercice n’est pas d’accuser ou
d’innocenter l’un ou l’autre des
protagonistes, mais d’analyser les
textes de Ali Bensaad sous l’angle de la
rhétorique.
Pour commencer, une
remarque de taille s’impose : comment
Ali Bensaad peut-il défendre Khaled
Drareni en accusant Ammar Belhimer?
Comment peut-on défendre une personne
accusée d’avoir commis certains faits en
accusant une autre pour d’autres faits?
Est-ce que la culpabilité avérée de la
seconde innocenterait la première?
La réponse est
évidemment non.
On comprend à
travers cette démarche que le but
recherché par Ali Bensaad n’est pas
uniquement de venir en aide à Khaled
Drareni mais surtout de nuire à Ammar
Belhimer. La cause « Drareni » ne
parait être en définitive qu’une
occasion de régler ses comptes avec de
vieux fantômes. D’ailleurs, comme on
peut le constater dans ses
nombreux écrits [9] sur le sujet,
son propos a outrepassé le périmètre de
l’accusation du ministre pour se muer en
une violente charge contre le
gouvernement. Les phrases suivantes en
sont quelques exemples:
« Je suis pour
le débat sur le terrain politique mais
j’ai aussi pris le parti de "balancer".
Je me suis astreint à "balancer", parce
que le pouvoir veut enfermer les
Algériens dans un univers mental factice
construit par lui et qu’il contrôle. »
« C’est l’Etat
ou ce qu’il en reste que j’interpelle.
»
« L’Algérie est
un gruyère où tous les services de
renseignements étrangers se sont faits
de grands trous »
Notons aussi une
flagrante contradiction dans le
raisonnement de Ali Bensaad qui, à
maintes reprises, dénonce l’utilisation
fallacieuse (selon lui) de la « la main
étrangère » par les gouvernements
successifs :
« Chez nous,
c’est la "main de l’étranger", de
préférence française, qui joue le rôle
de l’ogre pour pousser la société à
accepter la violence que le pouvoir
exerce contre elle. »
« Le pouvoir n’a
qu’un seul mot à la bouche "menaces
contre la sécurité nationale", "main
étrangère". »
« Son discours
de haine et de peur avec le fantasme de
la main étrangère vise à mieux isoler et
enfermer son propre peuple pour mieux
l’assujettir. »
Par contre, cette
utilisation qu’il qualifie de fantasme
quand elle émane du « pouvoir » ne l’est
plus quand il la met lui-même en scène.
Citons, par exemple, le cas du général
Noriega (Panama) dont il relate la
collaboration active avec la CIA:
« Il [Noriega] a
travaillé pendant 20 ans pour elle [la
CIA] et est arrivé grâce à elle à la
tête de l’armée. Tout en tenant un
discours anti-impérialiste et
antiaméricain, il a livré à la CIA tout
ce qui concerne le Panama mais il a
surtout espionné pour elle les autres
pays comme Cuba sous couvert de «
solidarité anti-impérialiste » avant que
les américains ne se décident de se
débarrasser de lui et de le dénoncer
comme trafiquant de drogue. »
À ses yeux, la CIA
n’est pas une main étrangère?
Concernant
l’Algérie, il va même jusqu’à expliquer
que :
« Les services
de renseignement étrangers utilisent en
général la corruption pour appâter ou
faire du chantage à des responsables
dont ils veulent obtenir la
collaboration. »
« Il y a là pour
les services de renseignement étrangers
de la matière à profusion pour obtenir
des collaborations et même une pléthore
de candidats. »
Mais ça, bien sûr,
ça ne peut être considéré comme une
« main étrangère » puisque c’est lui qui
le dit.
Revenons maintenant
au discours principalement utilisé par
Ali Bensaad dans ses articles de défense
de K. Drareni, ou plutôt d’incrimination
de A. Belhimer.
Je ne prétends pas
savoir si le ministre ou K. Drareni sont
innocents ou coupables, mais toutes les
accusations contre A. Belhimer ne sont
basées que sur la parole de Ali Bensaad:
pas un seul document n’est publié, pas
une seule preuve n’est montrée et aucune
identité n’est révélée. Son seul
capital : sa parole. Mais pas celle de
n’importe qui : celle d’un
universitaire, d’un chercheur, d’un
professeur que l’on doit croire…sur
parole.
« J’affirme
solennellement, et je sais les risques
que je prends des deux côtés, y compris
là où je me trouve, que M. Belhimer,
avant d’être ministre, a été en contact
avec un militaire français de très haut
niveau […] »
La solennité d’une
affirmation, même émanant d’un
professeur universitaire, ne vaut pas
une preuve. Sinon que deviendrait la
justice?
Il a bien été
mentionné auparavant que le « genre
judiciaire » ne reposait pas sur les
qualités ou les défauts d’une personne,
mais sur la démonstration de la véracité
des faits.
Et ce qui est
étonnant dans ce cas, c’est que Ali
Bensaad affirme posséder les preuves
mais ne les divulgue pas. Cette
situation ressemble à celle de sir
Zitout : s’il affirme quelque chose,
c’est que c’est vrai. Pire encore, Ali
Bensaad revendique le fait que ce n’est
pas lui qui doit fournir les preuves,
mais c’est à l’accusé de démentir ses
dires!
« Je défie M.
Belhimer et son gouvernement d’apporter
le moindre démenti. Tout silence
équivalant bien sûr, devant l’opinion
publique, à approbation. »
Cette posture est
très étonnante de la part d’un chercheur
universitaire qui devrait maîtriser la
méthodologie en vigueur pour les
publications scientifiques. Toujours
est-il que tant que les preuves ne
seront pas publiées, le discours de Ali
Bensaad ne relève nullement du
judiciaire mais plutôt du délibératif et
même, dans certains aspects, du
démonstratif.
Sans les preuves,
les différentes approches dans le
discours de Ali Bensaad ne cherchent pas
à convaincre les lecteurs, mais à les
persuader. Et, tout comme chez sir
Zitout, même si c’est un peu plus
subtil, l’éthos et le pathos y tiennent
une place prépondérante.
À titre de
comparaison, mon récent livre [10]
contient de très nombreuses références
et des dizaines de pages de documents
qui confirment mes assertions. Et malgré
tout ça, j’ai été attaqué par une meute
de journaleux en furie, m’accusant de
toutes sortes de délits.
Qu’aurais-je subi
si j’avais procédé de la même manière
que Ali Bensaad en ne publiant, comme
lui, aucune preuve ni aucun document ?
Je vous laisse deviner.
Et qu’observe-t-on
actuellement? Cette même meute se
délectant du spectacle offert dans les
médias sociaux par les assauts répétés
de Ali Bensaad contre Ammar Belhimer.
A-t-on vraiment
besoin de preuves lorsque des
accusations, même non étayées, viennent
conforter notre opinion?
Ali Bensaad et
son argumentation
Dans son désir de
défendre Khaled Drareni, Ali Bensaad use
d’une argumentation bien connue en
rhétorique dont nous allons citer
quelques exemples.
L’« argument a
pari » stipule que si deux cas sont
semblables, la loi (ou la règle) qui a
été appliquée au premier doit
nécessairement s’appliquer au second.
C’est le principal
argument de type juridique qui est
utilisé pour la défense du journaliste.
Il est énoncé par Ali Bensaad de la
façon suivante :
« Mais pourquoi
un billet d’avion fait de Khaled Drareni
un espion à la solde de la France et
qu’une dizaine de billets délivrés par
les ambassades françaises à M. Belhimer
en font un patriote soucieux de
l’intérêt national algérien ? »
« Mais alors que
M. Belhimer s’en explique ou qu’il cite
cet officier comme témoin de moralité.
En quoi ces échanges de Belhimer dont je
ne veux pas douter qu’ils étaient
strictement intellectuels, étaient moins
dangereux que les relations de M.
Drareni avec "SOS racisme" et "Reporters
Sans Frontières" »
Dans le cas
présent, ce type d’argument n’a
malheureusement pas pour effet
d’innocenter Khaled Drareni, mais
d’incriminer Ammar Belhimer. D’ailleurs,
Ali Bensaad le précise :
« J’incrimine le
fait de le criminaliser pour Khaled
Drareni mais pas pour Belhimer. »
Une démarche
logique et rigoureuse de défense de
Khaled Drareni serait de prouver que les
faits dont il est accusé ne sont pas
fondés.
D’autre part, comme
discuté auparavant, Ali Bensaad
n’apporte pas (pour l’instant) les
preuves nécessaires à l’accusation de
Ammar Belhimer.
Ali Bensaad a aussi
utilisé un autre type de raisonnement
non rigoureux. Il s’agit du
paralogisme qui, tout en ayant une
apparence de rigueur, est un argument
erroné. En effet, le paralogisme tire
une conclusion fausse (ou pas
nécessairement vraie) à partir de
prémisses qui peuvent être fausses ou
vraies. Le paralogisme devient
sophisme lorsque la mauvaise foi de
celui qui l’utilise est avérée. Les deux
ont pour objet d’induire en erreur
l’auditoire ou le lectorat.
Tout en ne ratant
pas l’occasion de critiquer sérieusement
le « pouvoir » et ses « services », Ali
Bensaad a écrit :
« Ces mêmes
services ont été par contre incapables
de mener correctement un banal processus
de validation d’identité pour la
nomination d’un ministre, Samir Chaabna,
qui était pourtant leur créature et qui,
avant d’être ministre, comme député,
était au cœur du système.
Vous croyez ces
mêmes services capables de faire une
enquête sérieuse pour incriminer Khaled
Drareni ? »
La prémisse
utilisée est relative à une supposée
défaillance dans le « processus de
validation d’identité pour la nomination
d’un ministre ». Cet énoncé peut
être vrai ou faux car la raison de la
défaillance en question n’a pas été
publiquement documentée. D’autre part,
de multiples raisons peuvent être
invoquées pour le refus du poste de
ministre par le candidat. À moins que
Ali Bensaad ait son propre canal
d’information. Mais puisqu’il ne l’a pas
mentionné, il n’est pas logique d’en
tenir compte.
La conclusion est
assez simpliste : puisqu’il y a eu
défaillance dans l’enquête pour la
nomination d’un ministre, il y a
nécessairement défaillance dans
l’enquête qui a mené à l’accusation de
Khaled Drareni.
Ce raisonnement ne
tient pas la route car il ne s’agit ni
du même type d’enquête, ni certainement
des mêmes enquêteurs. Si le raisonnement
de Ali Bensaad était suivi, cela
voudrait dire, par généralisation, que
toutes les enquêtes menées en Algérie
sont défaillantes, quelles que soient
leur nature. Ce qui, à l’évidence, n’est
pas une réalité vérifiable.
Ces types
d’arguments n’étant donc pas efficaces,
Ali Bensaad en a utilisé d’autres qui,
par définition, n’ont aucun rapport avec
le sujet débattu.
L’« argument ad
personam », comme son nom l’indique
est une attaque qui vise la personne de
l’interlocuteur dans un but de
disqualification, sans que cela ait une
quelconque relation avec le fond du
débat.
Ce type d’arguments
est utilisé à profusion par Ali
Bensaad contre Ammar Belhimer:
- « Quand on se
vend à n’importe quoi, on est capable de
se vendre à n’importe qui. »
- « Belhimer,
Monsieur « Makech Sahafi », le sobriquet
qui sera désormais le vôtre. »
- « …quelles
vérités derrière la duplicité du
ministre. »
- « Belhimer, au
service de Sellal et Saïd Bouteflika et…
» ?
- « En se
démenant pour se faire connaître et
vendre, M. Belhimer a multiplié, par
lui-même, les traces sur son sillage.
»
- « Comme eux,
M. Belhimer s’est démené pour se faire
connaitre et se vendre au point que
l’écho de ses activités a fini par
m’arriver. »
- « Je ne
crois pas que M. Belhimer aura le
courage de le faire. »
- « Je […]
convie M. Belhimer de "laver son
honneur" devant la justice pour mettre
fin à toute polémique. »
- « …le lâche et
indigne harcèlement dont fait preuve son
ministère à l’égard de Khaled Drareni
est révoltant. »
- Etc.
Et ces attaques
n’ont pas uniquement visé le ministre,
mais tous ceux qui ont décidé de
témoigner en sa faveur. L’un d’eux, M.
Yazid Benhounet, n’a pas été épargné par
Ali Bensaad :
- « M. Yazid
Benhounet, son complice de longue date,
liés par un faisceau de liens et
d’intérêt, est un drôle de témoin de
moralité. »
- « Benhounet,
toujours aux côtés du pouvoir,
académique ou politique … »
- « Benhounet et
la solidarité clanique »
- « …M.
Benhounet dans sa défense acharnée de
son ami de longue date, se renvoyant
ascenseur et invitations… »
- « De quelles
qualités morales et intellectuelles
peut-on se prévaloir dans ce cas ? »
- Etc.
L’argument ad
personam cherche à discréditer
l’adversaire, à faire douter de sa
respectabilité, de ses valeurs, de son
éthique. Confondant les idées et les
personnes, il contribue au rabaissement
du niveau du débat.
C’est ce type
d’argument qui a été utilisé contre moi
par la meute dont il a été question
précédemment, à la sortie de mon livre
et sans l’avoir lu. Le plus
représentatif est certainement Lahouari
Addi qui m’a traité de « doubab »
et de « sinistre personnage ». Il
en est de même pour sir Zitout qui m’a
associé à la « issaba » sans autre forme
de procès.
Dans le cas de
Yazid Benhounet, le dénigrement est allé
un peu plus loin. En effet, Ali Bensaad
a utilisé dans un de ses textes ce qu’on
appelle la « reductio ad hitlerum
». Cette attaque consiste à disqualifier
un adversaire en l’associant à Hitler,
au nazisme ou à la Shoah :
« Faut-il lui
[Y. Benhounet] rappeler les leçons de
l’histoire où, des grands crimes
coloniaux à la Shoah en passant par le
nettoyage ethnique de la Palestine, ceux
qui, lâchement, se sont tus, on dit la
même chose : « on ne sait pas ».
Bien sûr, dans un
tel cas de figure, Ali Bensaad présente
ses arguments comme des vérités tout en
se montrant sous son meilleur jour en
utilisant l’éthos et le pathos:
˗ « Je suis un
chercheur qui va lui-même à la quête de
faits y compris sur les terrains
dangereux comme en Libye et au Sahel… »
˗ « Le travail
du journaliste d’investigation et du
chercheur est de se donner la peine de
pister ces traces, les recueillir, les
relier entre elles et les restituer dans
le contexte qui en permet
l’interprétation. »
˗ « Le meilleur
signe de réussite d’une vie, c’est le
moment venu, de la quitter avec
l’intégrité de sa dignité. »
Pour conclure, il
est assez intéressant de remarquer que
les discours de Ali Bensaad et de sir
Zitout ont plusieurs similitudes du
point de vue rhétorique, malgré l’énorme
différence entre leurs parcours.
En outre, ils
partagent une vision manichéenne du
monde, croyant détenir le monopole du
bon sens moral tout en diabolisant leurs
adversaires.
- Eux ont raison,
les autres ont tort.
- Eux sont dans la
vérité, les autres dans la fausseté.
- Eux représentent
le bien, les autres le mal.
- Eux sont avec le
peuple, les autres sont contre.
- Eux n’ont que des
qualités, les autres que des défauts.
- Etc.
Cette dichotomie
n’est évidemment pas réelle. Il s’agit
d’un miroir déformant la réalité qui
sert à faire accepter par l’auditoire
(ou le lectorat) un discours déficient
en raisonnement logique et rationnel.
Il en est de même
pour l’utilisation excessive du pathos
et de l’éthos tant prisés par les
sociétés orientales dont l’Algérie fait
partie. Les auteurs ou les orateurs
s’adressent plus au cœur de ceux qui les
suivent qu’à leur cerveau. Et même
lorsqu’ils s’essayent au logos, leur
argumentation est souvent bancale,
défaillante ou fallacieuse.
À l’occasion d’une
discussion sur la place de l’affect dans
notre société, un ami me mentionna
récemment un passage de Malek Bennabi :
« La pensée
occidentale semble essentiellement
graviter autour du pondéral, du
quantitatif. […] La pensée musulmane
quand elle est à son périgée, comme elle
l'est actuellement, sombre dans le
mysticisme, le vague, le flou,
l'imprécision, le mimétisme,
l'engouement pour la ''chose'' de
l'Occident. » [11]
Cette analyse
perspicace de Malek Bennabi reste
toujours d’actualité en dépit des
décennies écoulées depuis son
énonciation. Et malgré la modernité et
la diversité des moyens de
communication, les tribuns actuels du
Hirak continuent encore à jouer sur les
cordes sensibles de la population, à
savoir leur sensibilité et leur
émotivité tout en restant vagues, flous
et imprécis dans leur argumentation.
On aurait souhaité
que le Hirak, avec sa jeunesse, son
bouillonnement d’idées et son pacifisme,
soit capable d’instaurer des règles pour
un débat serein tout en imposant le
respect des idées et des personnes.
Pour espérer vivre
cela, il faudra assurément attendre un
peu…
P.S. : Je remercie
sir Zitout et M. Ali Bensaad de m’avoir
donné l’opportunité d’enrichir mon cours
de Communication avec cette analyse
d’exemples concrets, d’actualité et de
haute valeur pédagogique.
Références
[1] Youtube, « Zitout
parle de Ahmed Bensaada », 27 août 2020,
https://www.youtube.com/watch?v=bF_Kd3zq0GQ
[2] En arabe :
excommunication
[3] Youtube, Live
Zitout du 20 /08/2020,
https://www.youtube.com/watch?v=7NJIPyNSTNU&t
[4] Youtube, Live
Zitout du 22 /08/2020,
https://www.youtube.com/watch?v=7Y1Hh1Bgr-A
[5] Must Share
News, « 13 Controversies Of Lee Kuan Yew »,
The Must Share News Team, 10 mars 2015,
https://mustsharenews.com/lee-kuan-yew-controversies/
[6] Ibid.
[7] Wikileaks,
« Câble 05SINGAPORE2073_a », 6 juillet
2005,
https://wikileaks.org/plusd/cables/05SINGAPORE2073_a.html
[8] Voir réf. 4, à
1h 04 min 40 s
[9] Calaméo, « Ali
Bensaad accuse Ammar Belhimer », 8
septembre 2020,
https://fr.calameo.com/read/000366846020c81fb02d3
[10] Ahmed Bensaada,
« Qui sont ces ténors autoproclamés du
Hirak », APIC Éditions, Alger, 2020
[11] Malek Bennabi,
« Le problème des idées dans le monde
musulman », Éditions Al Bay’yinate,
Alger, 1990, p. 12
La première
édition date de 1970
Le sommaire d'Ahmed Bensaada
Le dossier
Algérie
Les dernières mises à jour
|