Introduction
Je suis née en 1953 à Naharia et, à l’âge
de deux ans, mes parents m’ont amené à Kfar Mordekhai, un
village au sud de Tel Aviv, où ils sont allés s’installer. Le
génocide des juifs par les nazis (que l’on nomme généralement
l’Holocauste ; la Shoah, en France, ndt) et les invisibles
Palestiniens furent à la fois des éléments faisant partie
intégrante de mon enfance, et la source du plus grand des
mystères, pour moi. C’était des nuages de secrets et de
mensonges, qui étaient suspendus au-dessus de ma tête et qui me
hantèrent jusqu’à que j’aie pu accéder à des sources historiques
alternatives, en 1972, année où j’entrepris mon voyage vers la
vérité.
L’Holocauste est à la source de ma conviction
En tant qu’enfant né en Israël, j’ai été
formée à considérer que l’Holocauste appartenait à une autre
ère, différente, sans aucun rapport avec la vie nouvelle créée
par les juifs en Israël. Et pourtant, il fit, ô combien, partie
de mon enfance. Il y avait le silence de mes parents, qui
parlaient très peu de leur enfance en Allemagne nazie, et
pourtant, elle était toujours là, en arrière-fond. Il en allait
de même de l’irritation que leur langue maternelle, l’allemand,
causait à mes parents. Ils refusaient d’acheter des produits
allemands. Bien qu’aimant beaucoup voyager en Europe, ils n’ont
jamais voulu se rendre dans leurs lieux de naissance en
Allemagne. Ils parlaient beaucoup de l’Angleterre, où ils
avaient trouvé refuge en 1937, et ils nous y emmenèrent passer
des vacances en famille.
D’un autre côté, l’Holocauste était
mentionné sans cesse en-dehors de la maison, en particulier à
l’école. Il y avait du mépris vis-à-vis des victimes, parce qu’à
la différence des « courageux » Israéliens, les juifs européens
seraient, soi disant, « allés à l’abattoir comme un troupeau de
moutons. » J’étais désolé pour eux. Désolé, je l’étais aussi
pour une femme qui avait survécu à l’Holocauste, dans notre
village, et encore plus pour ses deux enfants, qui étaient
harassés au motif qu’ils auraient représenté le symbole de la
« faiblesse » des juifs de la diaspora »
Mon imagination d’enfant a été frappée par
les cérémonies en hommage à ces non-juifs qui ont sauvé la vie à
des juifs (en hébreu, ils sont qualifiés de Justes parmi les
Nations (ang. righteous
gentiles). J’admirais ces personnes courageuses, qui
n’avaient pas abdiqué et qui avaient exposé leur vie. Je
m’imaginais que j’aurais fait comme eux, si j’avais été une
Allemande, à l’époque du nazisme. Cela m’aidait à mettre
ensemble les messages contradictoires que je percevais, à propos
de l’Holocauste. Cela ne faisait que m’inciter à m’élever avec
passion contre la cruauté et la violence. Je méprisais ceux qui
étaient restés silencieux et qui n’avaient pas protégé les juifs
européens. Je ne savais presque rien au sujet des millions de
Roms (faussement appelés les Tziganes), de communistes,
d’homosexuels et d’autres, qui furent aussi les victimes des
campagnes génocidaires des nazis. Je n’imaginais pas que le
terme d’Holocauste lui-même (« Shoah », en hébreu) avait pour
fonction de faire de ce génocide horrifiant un mythe.
J’ai grandi dans les ruines d’un village palestinien
Toute petite, je me souviens que, souvent,
j’étais assise sur les épaules de mon père, et que nous nous
promenions dans des jardins et des vergers magiques. Je courais
entre des rangées de figuiers de Barbarie tout hérissés
d’aiguillons. J’imaginais que le paradis devait ressembler à ça.
Et pourtant, des ruines disloquées me dérangeaient ; je ne
comprenais pas pour quelle raison ces maisons avaient été ainsi
désertées, et qui avait pu avoir le cœur de quitter un tel
paradis, que nous appelions Bashit. Nulle réponse ne m’était
proposée, et quand ce paradis fut détruit et remplacé par des
maisons neuves et un nouveau nom, Aseret, mes questions
s’évanouirent avec lui. Je devins amie avec les Israéliens qui y
aménagèrent, tout en oubliant les fantômes du passé… jusqu’à ce
jour où, bien des années plus tard, je rencontrai des réfugiés
de Bashit, dans leurs gourbis du camp de réfugiés de Rafah, dans
la bande de Gaza…
Notre paradis ayant disparu, nous avons
commencé à aller dans des bois voisins ; j’aimais les
pique-niques en famille dans les bois de Hulda, et j’aimais, en
particulier, escalader les maisons en ruines parmi les arbres,
ne réalisant pas qu’il s’agissait des ruines d’un village
palestinien. Ce n’est qu’après avoir pris connaissance de
l’histoire d’Israël que j’ai pris conscience qu’il s’agissait là
des lieux de vie de Palestiniens, qui avaient été chassés de
chez eux et étaient devenus des réfugiés, en 1948. Des années
après, j’ai rencontré quelques-uns de ces réfugiés totalement
déshérités dans le camp de réfugiés de Deheïshéh, près de
Bethléem.
Bien que révulsée par la perspective de
devoir faire mon service militaire, ma réflexion n’incluait pas
les Palestiniens. J’avais dix-huit ans, j’étais passionnée de
romance, de mathématiques, de science et de philosophie. L’armée
n’était à mes yeux qu’une corvée inévitable. Tout en faisant mon
service, j’ai pris conscience du racisme institutionnalisé en
Israël à l’encontre des juifs originaires des pays arabes (que
l’on appelle, aujourd’hui, les Mizrahim). Dans toutes les bases
aériennes où j’ai été affectée, les Mizrahim faisaient l’objet
de discriminations, mais c’était sans doute, dans bien des cas,
parce qu’ils appartenaient aux classes dites inférieures de la
société ?
Comment cette discrimination se
manifestait-elle ? Ils étaient choisis pour les corvées les plus
déplaisantes, ou bien, en tant que réservistes, on leur refusait
des permissions pour convenance personnelle. Cela m’a entraînée
dans divers conflits. Ainsi, en 1972, l’armée m’a proposé une
démobilisation anticipée. Sur le moment, cela m’a étonné, mais
après quelques secondes, j’ai compris la raison de cette offre
de liberté inattendue. Je n’ai jamais su très précisément
pourquoi cette offre me fut faite, mais, entre autres choses,
l’on m’a dit que j’avais démobilisé des réservistes de manière
illégale. Si j’en avais eu la possibilité, je l’aurais
probablement fait ! J’avais tellement mal, pour chacun des
réservistes qui venaient me supplier d’être dispensés. C’était
la première fois que je touchais du doigt la pauvreté
israélienne, et j’étais sous le choc. Je leur donnais mon
soutien moral et je les conseillais du mieux que je pouvais. Ce
faisant, sans le vouloir, je défiais une des priorités
nationales, à savoir celle de placer les nécessités de l’armée
au-dessus de toutes les autres, et notamment des impératifs
d’ordre personnel. Bien entendu, cela était autorisé, dès lors
que les individus concernés étaient des gens jouissant de
privilèges dus à leur profession, ou de chefs d’entreprises, que
mes officiers se chargeaient de dispenser, en personne. Une fois
constituée mon
unité d’anciens réservistes exemptés (principalement pour des
motifs médicaux) je cherchais à soulager leurs souffrances, en
particulier pour ceux qui avaient fini en incarcération
militaire, pour des contraventions telles que le fait de s’être
endormis en mission…
Néanmoins, après la « quille », je fus
libre de rechercher la vérité, quelle qu’elle pût bien être. Je
n’avais aucune idée de ce que je recherchais ; tout ce que je
savais, c’est que je vivais au-dessous d’un épais nuage de
tromperie. Il ne me fallut pas bien longtemps pour découvrir le
pot-aux-roses. Je n’eus pas à chercher très loin. C’était
l’histoire occultée de ces hommes invisibles : les Palestiniens…
Manquant d’indices, et déterminée à
progresser dans ma quête de la vérité, je suis allée à une
conférence de la Première ministre de l’époque, Golda Meir. Je
n’ai pas pu entrer, m’ai j’ai eu le plaisir de faire la
connaissance de militants du parti Matzpen. Depuis mes années de
lycée, j’espérais rencontrer des membres du Matzpen, bien que je
n’eusse aucune idée quant à la question de savoir qui ils
étaient, mis à part le fait qu’il était interdit de les inviter
à faire une conférence dans nos bahuts. C’est ce Matzpen, une
organisation socialiste antisioniste, qui m’a servi de guide
dans l’exploration des sombres secrets d’Israël.
J’ai suivi leurs conférences, dont chacune
dézinguait des mythes et des mensonges. Je fus enchantée, quand,
à la fin de l’année 1972, ils me proposèrent de faire
connaissance de Palestiniens citoyens d’Israël. Pour la première
fois de ma vie, j’enfreignis l’apartheid israélien, qui avait
fait jusqu’alors que ma vie avait été ségréguée de celle des
Palestiniens. Des membres du Matzpen me prêtèrent gentiment un
ouvrage de Sabri Jiryis, Les Arabes d’Israël. J’établissais un
inventaire des occurrences de confiscation et des méthodes
déployées par Israël pour confisquer leurs terres aux Arabes.
Cet ouvrage traitait des centaines de villages palestiniens
qu’Israël avait détruits et il abordait d’autres questions, dont
je ne soupçonnais même pas l’existence. Soudain, je compris non
seulement la vérité au sujet des ruines, mais aussi pour quelle
raison l’armée avait durement dispersé une poignée de
Palestiniens de la bande de Gaza, qui, à la suite de
l’occupation de ce territoire par l’armée israélienne, en juin
1967, étaient venus visiter les ruines de la mosquée de Bashit…
L’histoire de l’expulsion de dizaines de
milliers d’habitants palestiniens de Ramleh étant inexistante,
dans les livres d’histoire israéliens, c’était ainsi que
j’appris pour quelle raison il y a(vait) autant de vieilles
maisons arabes dans cette ville (que j’ai visitée très souvent,
dans mon enfance), mais pratiquement pas de résidents arabes.
Après avoir lu ce livre, il devint évident pour moi que bien des
« infiltrés » que l’on nous avait appris à redouter, dans les
années 1950, étaient des Palestiniens qui traversaient la
frontière pour pénétrer en territoire israélien avec la simple
intention de retourner chez eux. Certains d’entre eux, que l’on
traitait de voleurs, étaient en réalité de pauvres paysans
palestiniens qui tentaient de venir glaner quelques épis dans
leurs propres champs, dont ils avaient été brutalement chassés
en 1948.
Désormais, je savais aussi pour quelle
raison mes cousins d’Allemagne s’étaient retrouvés les occupants
d’un vieil immeuble arabe, à Jérusalem Ouest. Muni de cette
compréhension toute nouvelle des choses, j’avais enfin la
réponse à une question à laquelle ma prof refusait de me
répondre quand, durant la guerre de 1967, elle fichait des
petits drapeaux sur une carte du Moyen-Orient, qui entraient en
contradiction avec la perception que j’avais, à l’époque, de
cette guerre, à savoir une guerre défensive. Tant qu’elle
persista à piquer ses petits drapeaux, moi, en tant que chef du
conseil des élèves, je prêtais main-forte, assumant tous les
rôles qui m’étaient imposés, et je collectais, fièrement, des
livres et des moyens de distraction, pour les soldats. Je
n’avais que treize ans, et je ne savais pas comment formuler ma
question. Je ne savais que lui demander : pourquoi ? Et il n’y
avait pas de réponse. Je n’avais pas l’habitude que ma prof me
rembarre ainsi – j’étais sa chouchoute –, aussi en conclus-je
qu’elle était sûrement en train d’essayer par tous les moyens de
me cacher un mensonge extrêmement grave.
Mes accusations – que quatre cents villages
palestiniens avaient été détruits – rendaient mes parents fous
furieux. Il fallut à ma mère des années pour qu’elle finisse par
se rappeler de quelle manière elle avait elle-même participé à
cette destruction, démolissant des maisons afin d’utiliser les
pierres d’un de ces villages pour construire sa colonie, le
Kibutz Lavee, en Galilée. Ce réveil ne se produisit, chez elle,
qu’au moment où Israël envahit le Liban, en 1982, confirmant mes
affirmations selon lesquelles Israël avait des visées sur ce
pays, qu’il avait sans doute planifié d’occuper, lui aussi. La
prise de conscience de cette réalité par mon père avait débuté
bien plus tôt. Depuis la fin de 1973, il avait entrepris un
douloureux et lent processus de prise de conscience des horreurs
infligées aux Palestiniens par Israël. Il lui était très
difficile de réaliser que des juifs pussent perpétrer de telles
atrocités. Lors de veillées et de manifestations de
protestation, il disait, souvent, aux badauds : « Je représente
les juifs d’Allemagne qui ne veulent pas faire aux Palestiniens
ce que les nazis nous ont fait ! » Ses rêves sionistes étaient
définitivement pulvérisés, quelques années après l’invasion du
Liban de 1982.
Pour moi, la lecture du livre Les Arabes en
Israël, au mois de décembre 1972, fut l’événement le plus
important de ma vie. Enfin, je trouvai la vérité. C’était une
vérité horrible, mais, finalement, les nuages, au-dessus de ma
tête, s’étaient dissipés. Désormais, je connaissais l’horrible
vérité de la naissance d’Israël. J’avais découvert comment ce
pays avait été créé au moyen d’une succession ininterrompue
d’exécutions et de massacres, et de quelle manière, dans
d’innombrables villages, des groupes de personnes avaient été
sélectionnées au petit bonheur la chance, puis exécutées sous
les yeux des autres, qui ne purent faire autre chose que
s’enfuir de chez eux, en proie à une horreur panique. Sachant
cela, je n’ai jamais plus été capable de célébrer le Jour de
l’Indépendance d’Israël.
Plus tard, j’eu une autre révélation
dévastatrice, relative à une autre ombre qui hantait mon
enfance, lorsque j’appris de quelle manière les sionistes
avaient sapé les efforts pour venir au secours des rescapés
juifs de l’Holocauste, parce qu’ils craignaient que cela
n’entravât la création d’Israël. Je découvris que les dirigeants
sionistes avaient sapé absolument toutes les tentatives de venir
au secours des réfugiés juifs, insistant sur le fait que, seule,
la Palestine devait être leur unique destination, parce que
toute autre destination aurait fait obstacle aux objectifs du
sionisme. Dans L’Autre Israël [The
Other Israel], un ouvrage colligé par Ari Bober, je
découvris une citation d’un des dirigeants sionistes les plus
éminents, David Ben Gourion, qui disait, dans une allocution
prononcée devant l’Exécutif sioniste, le 17 décembre 1938 :
« Dans le cas où des juifs seront
confrontés à la nécessité de choisir entre réfugiés, entre
sauver des juifs des camps de concentration et aider à la
création d’un musée national en Palestine, la pitié aura le
dessus, et toute l’énergie du peuple sera canalisée vers le
sauvetage de juifs de différents pays. Le sionisme sera éliminé
de l’ordre du jour, non seulement dans l’opinion publique
mondiale, non seulement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis,
mais aussi partout, dans l’opinion publique juive. Si nous
permettons qu’on établisse une séparation entre le problème des
réfugiés et le problème de la Palestine, nous mettons en péril
l’existence même du sionisme » (ibid. p. 171). Je ne pouvais que
me perdre en conjectures quant au nombre de réfugiés et de
survivants fragilisés à l’extrême qui auraient pu être sauvés,
si on leur avait proposé des destinations plus proche et moins
incertaines que la Palestine.
Les
Palestiniens invisibles font leur apparition
Après une enfance durant laquelle
l’apartheid israélien avait veillé à ce que je ne me mélangeasse
point avec des Palestiniens, ceux-ci avaient fini par devenir
visibles. Je déménageai pour Haïfa, la ville la plus
pluricommunautaire d’Israël, et très rapidement, je fis la
connaissance de beaucoup de Palestiniens. Je m’engageai dans des
débats et des campagnes militantes en Galilée et en Cisjordanie.
Même chose, avec les Druzes syriens des hauteurs du Golan.
Beaucoup de ces relations dépassèrent de
beaucoup les simples alliances politiques. De nombreuses amitiés
se renforcèrent, et j’étais émerveillée par la chaleur de
l’hospitalité des familles tant palestiniennes que syriennes.
Etant devenue féministe, j’eus des liens
étroits avec des féministes palestiniennes, mais je discutais
fréquemment de la question des droits des femmes avec toutes mes
connaissances. Presque toutes les femmes que j’ai rencontrées
avaient un grand désir d’émancipation. Les ouvrages de
l’écrivain féministe égyptienne Nawal El-Saadawi contre
l’oppression des femmes étaient si populaires qu’ils étaient
devenus une sorte de manuel obligatoire, pour beaucoup d’entre
elles, jusqu’à ce que la censure israélienne n’en fît un ouvrage
quasi introuvable. Dans les années 1970, il était tout-à-fait
inhabituel, pour les hommes que je rencontrais, d’exiger
ouvertement que les femmes se soumissent à la domination
masculine ; la plupart d’entre eux mentionnaient – fusse en
paroles purement verbales – les droits des femmes. Toutefois,
avec la montée du fondamentalisme religieux, dans les années
1980, certains juifs et certains musulmans que je connaissais se
mirent à prôner l’imposition de restrictions aux femmes et la
mise en exergue de privilèges traditionnels, pour les mecs.
Inutile de dire que cela généra des conflits entre eux et les
membres féminins de leurs familles, dont moi-même et d’autres
femmes.
La
découverte d’une fosse commune
Début 1982, je quittai Israël pour les
Etats-Unis. C’était une tentative de m’éloigner d’Israël et de
la politique moyen-orientale. Je ne voulais pas rester à l’écart
des causes politiques, toutefois, et je fus très vite impliquée
dans les problématiques de l’Amérique centrale, en particulier
au Nicaragua. Pour gagner ma vie, je travaillais chez un
installateur électricien.
Je vivais à New York au moment où Israël
envahit le Liban (en juin 1982). Tout d’abord, je tentai de
l’ignorer. Je m’étais fait une nouvelle vie, déconnectée
d’Israël, et je voulais avant tout que cela continue ainsi.
Mais, au bout d’une semaine, mes défenses immunitaires
s’effondrèrent, et j’étais de retour dans le feu de l’action.
Après quelques mois de campagnes politiques aux Etats-Unis et au
Canada, je décidai que je devais retourner en Israël, et y mener
campagne de l’intérieur. En dépit de la couverture totalement
partiale des événements faite par la CNN et de l’information
extrêmement limitée qui filtrait à travers d’autres canaux
d’information, j’eus l’intuition que les pires crimes de guerre
étaient en train d’être perpétrés.
Sachant ce que je savais sur l’histoire
d’Israël et sur les comportements des Israéliens, je conclus que
beaucoup des Libanais et des Palestiniens capturés au Liban
allaient être amenés en Israël. Je pensais que beaucoup d’entre
eux seraient soit exécutés, soit torturés jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Mon analyse m’amenait à une conclusion effroyable :
il devait y avoir une fosse commune, en Israël, où ces corps
avaient dû être mis. Je pensais que maintenir secret un site de
cette nature au Liban aurait été extrêmement difficile. D’un
autre côté, étant donné la complaisance de l’opinion publique
israélienne pour de précédentes atrocités (comme les nombreux
massacres de Palestiniens durant et après la guerre de 1948), on
pouvait faire entièrement confiance aux Israéliens pour apporter
leur contribution à un maquillage des faits. Bien entendu, ces
conclusions étaient basées sur une extrapolation d’atrocités
israéliennes passées, sur le fait qu’il avait capturé un très
grand nombre de personnes au Liban, et sur mon constat que
l’opinion publique israélienne était profondément raciste, y
compris à l’intérieur du camp dit « de la paix ».
Retournant en Israël, je fis halte à
Londres. J’y arrivai juste au moment où des informations sur le
massacre de Sabra et Chatila commençaient à filtrer. J’ai
contacté des personnes que je connaissais à Londres, et en fin
de compte, nos pires craintes furent confirmées. Nous
organisâmes une veillée impromptue, au centre de Londres. Ce fut
la veillée la plus triste à laquelle il m’ait jamais été donné
de participer.
Peu après, je m’envolai pour Israël. Je
racontai à tous ceux qui voulaient l’entendre ma théorie à
propos de la fosse commune. Toutefois, je n’avais aucune idée
quand à son emplacement. C’est sans doute pas très étonnant,
mais je n’étais pas la seule à avoir de tels soupçons : une
femme américaine arriva en Israël, dans la ferme intention
d’enquêter sur la même théorie. Je n’ai jamais entièrement
compris ce qui l’avait amenée à entreprendre cette recherche,
mais apparemment, ses sources étaient tout aussi spéculatives
que les miennes. Elle me contacta, pensant que j’aurais la
preuve matérielle qui lui manquait. Je dus lui expliquer que ma
théorie n’était qu’une simple intuition, sans le moindre
commencement de pièce à conviction.
Néanmoins, elle me demanda de rejoindre son
équipe, et de chercher ensemble. Nous avons passé plusieurs mois
à poser des questions et à suivre la moindre piste. Equipées
d’outils de jardinage, nous avons creusé à plusieurs endroits,
mais nous n’avons découvert nulle tombe secrète. Nous restions
convaincues qu’une fosse commune existait bel et bien, mais
quant à son emplacement et quant à la manière de la trouver,
nous étions dans le coaltar le plus total.
Finalement, une fosse commune fut trouvée.
Il s’agissait d’un site considérable, au nord de la Mer de
Galilée [le Lac de Tibériade, ndt], près du pont Bnot Yakov. On
suspecta que des centaines de corps avaient été enfouis là. Nous
avons pu voir des ossements humains, dans des vêtements en
lambeaux, dépassant d’épais sacs en plastique. Après plusieurs
visites, nous avons conclu qu’il y avait des groupes de cadavres
dans certains endroits, qu’il y en avait moins dans d’autres
endroits, et aucun, ailleurs. Rien, strictement rien n’indiquait
qu’il s’agît d’un cimetière. Inutile de préciser que rien
n’indiquait, sur place, à quel endroit des corps avaient été
enterrés individuellement.
Des procureurs israéliens furent contactés,
mais les choses n’avancèrent guère. Un projet consistait à
entamer des procédures légales à l’encontre d’Israël au nom de
familles libanaises recherchant des personnes disparues. L’armée
nia qu’il s’agît d’un cimetière où auraient été enterrés des
non-Israéliens, en territoire israélien. Puis la décision fut
prise de convoquer une conférence de presse, à Jérusalem.
L’armée décida alors de confirmer, pour la
première fois, qu’il y avait bien un cimetière, mais seulement
en réponse aux accusations formulées lors de la conférence de
presse. Elle allégua, contre toute évidence, que ce site
contenait les corps de soldats syriens tués durant la guerre de
1973. Cette nouvelle opération de désinformation nous prit,
tous, par surprise. Quand des journalistes allèrent visiter le
site, le lendemain matin, de nouveaux panneaux avaient été
plantés, et certains repères en pierre avaient disparu. Des
marques, à la peinture blanche encore toute fraîche, indiquaient
le contour de moins d’une demi-douzaine de tombes bidon. A
partir de mes visites précédentes, je savais que la plupart de
ces zones ainsi délimitées se trouvaient dans des sections du
cimetière qui ne renfermaient aucun corps…
Cette horrible scène de crime fut
finalement mentionnée dans la presse israélienne, mais ce ne
furent que quelques entrefilets, au sujet d’un ancien cimetière
abandonné… Les mass médias internationaux refusaient de couvrir
cette histoire. Ma croyance, naïve, que la découverte de la
preuve concrète d’un massacre enverrait des ondes de choc dans
le monde entier, vola en éclats. Des mois de recherches,
culminant dans la découverte d’une fosse commune, n’avaient
produit rien d’autre que quelques références pathétiques, qui ne
firent que banaliser ce crime de guerre. Une fois de plus,
Israël avait réussi à camoufler ses atrocités. Je ne pouvais
m’empêcher de penser que si un tel crime de guerre avait été
perpétré par n’importe quel autre pays, il ne serait pas passé
inaperçu, et il aurait été condamné. J’avais le sentiment que
nous avions trahi les victimes et que, comme nombre d’Allemands,
nous avions laissé se perpétrer des atrocités, en feignant de ne
nous rendre compte de rien…
Nos espoirs furent ranimés quand un journal
israélien en arabe, dans sa couverture de la conférence de
presse, révéla qu’il avait reçu une lettre, plusieurs mois
auparavant, au sujet de cette fosse commune. Dans cette lettre,
un témoin oculaire palestinien relatait avoir vu des camions
déverser des corps dans une fosse commune, précisément à cet
endroit-là. Notre frustration fut d’autant plus grande que ce
journal avait trouvé le moyen de ne pas publier cette info
avant ! Nous orientâmes dès lors nos efforts vers le recueil de
preuves auprès des témoins oculaires, mais en vain. Ils avaient
bien trop peur ; ils craignaient pour leur vie.
Ayant échoué à obtenir que cette histoire
fût publiée, ou fît l’objet d’une enquête approfondie de la part
d’agences de presse, notre mission prit fin. Je restais seule,
chargée de l’entière responsabilité qu’elle fût poursuivie.
C’était une tâche écrasante, mais j’étais sûre que je finirais
par réussir à la mener à bien.
Ma première tentative « en solo » consista
de servir de guide à un journaliste américain, qui travaillait
pour le Washington Post. Après avoir vu le site, il me dit qu’il
ne pouvait rien publier à ce sujet. Pendant ce temps, j’avais
trouvé un Israélien, qui vivait dans un kibboutz situé près de
cette fosse commune, qui connaissait bien la région, et qui
avait parcouru à pied les environs du site, pendant des années.
Il était prêt à risquer sa vie et à attester que ces tombes
n’étaient apparues que postérieurement à l’invasion du Liban, en
1982. Rien n’y fit : le journaliste américain connu refusa à
couvrir ce sujet. Son excuse, c’est qu’il avait déjà fait
l’objet d’une couverture ; il faisait allusion à la couverture
pathétique, au lendemain de la conférence de presse !... J’eus
le soupçon qu’il redoutait de se faire virer de son boulot…
Après, j’ai conduit une journaliste
israélienne, de l’hebdomadaire (aujourd’hui disparu, ndt) Haolam
Haze (un hebdo contestataire, propriété d’Uri Avnery), autour du
site. Cette journaliste, Anat Saragosa, a pris des photos
d’ossements humains qui dépassaient de sacs plastiques,
en-dehors de la zone des soi-disant « tombes » tracées à la
peinture blanche. Elle prit aussi des photos d’un cimetière non
répertorié sur les cartes routières, en Galilée. Elle interviewa
le membre du kibboutz, et elle semblait très déterminée à
publier l’article. Durant des mois, elle me jura que la
publication en était imminente. Finalement, elle m’informa
qu’Uri Avnery avait décidé de ne pas le publier. Je pris
conscience du fait que des mois, précieux, venaient d’être
perdu, à attendre. Je tentai de contacter Avnery, à son bureau
du siège d’Haolam Haze, mais en vain. J’étais en colère, et
j’étais crevée…
Je suis retournée régulièrement sur le
site, certaines fois en compagnie de mon père. Une unité de
l’armée rappliquait, à chaque fois, quelques minutes après notre
arrivée sur les lieux. Je ne pouvais jamais rester très
longtemps, et souvent, je devais cacher ce que j’étais en train
de faire (comme, par exemple, creuser le sol), en faisant comme
si j’étais en train de me soulager… Je tentai d’impliquer
d’autres Israéliens dans mes activités, mais ces cadavres
n’intéressaient pas grand-monde…
En désespoir de cause, j’ai amené chez moi
des os tarsiens et des échantillons de vêtements, dans l’espoir
que quelqu’un finirait par accepter de les emmener à l’étranger
et de les faire analyser. Mais ce plan a échoué, comme tous les
précédents…
J’ai vécu ainsi avec les morts jusqu’en
1986. C’est alors que le kibbutznik me téléphona pour me dire
que l’armée venait d’interdire la zone de la fosse commune, y
compris le pont et la route, à proximité. Personne ne pouvait
voir ce qu’on était en train de fabriquer. Trois jours après, il
m’a téléphoné pour me dire que l’accès était à nouveau possible.
Je me rendis immédiatement sur le site ; il était totalement
méconnaissable. D’énormes quantités de terre avaient été
enlevées, avec leur contenu accablant – le niveau du terrain,
par places, avait descendu de trois mètres. Israël annonça avoir
rendu des corps à la Syrie. J’étais décontenancée par la
facilité avec laquelle Israël avait réussi à détruire les
preuves d’une de ses atrocités, sous le faux-nez d’un geste
humanitaire… Il était trop tard pour amener des journalistes,
qui auraient pu réussir à révéler le pot-aux-roses. Encore une
fois, je pensai à l’Holocauste, et à ceux qui avaient péri sans
laisser de trace…
Le cynisme israélien vis-à-vis des vies des
Arabes venait de faire son énième coup pendable. A ma grande
surprise, et à ma grande horreur, un joli parc national fut
construit à côté du site de la fosse commune. Personne n’allait
plus jamais deviner son secret de mort.
Le sentiment d’avoir échoué, en fin de
compte, à donner une voix à la souffrance de ces victimes n’a
jamais cessé de me hanter. Je continue à penser à elles, à la
manière dont ces gens ont été tués ; et je pense à ces parents
et à ces amis à qui ils manquent tellement, et qui ne
connaissent pas dans quelles conditions ils sont morts.
Des
prisonnières politiques
Je préparais à nouveau mon départ d’Israël
quand la première Intifada éclata, en décembre 1987. J’étais
ravie : enfin, les Palestiniens se révoltaient ! Je pense que la
société israélienne a été choquée par l’opposition palestinienne
à l’occupation. Ce choc avait pour origine leur conviction que
les Palestiniens étaient tout-à-fait satisfaits de vivre sous la
loi israélienne. Par conséquent, beaucoup d’Israéliens s’étaient
mis à douter de leur droit moral à rester dans les territoires
occupés. Tels étaient également les sentiments de certains
soldats israéliens, durant les premiers mois de l’Intifada.
J’étais convaincu que, dans une telle ambiance, les soldats
israéliens n’oseraient pas tirer sur des Israéliens, même si
ceux-ci violaient des couvre-feux (ce n’est plus le cas, depuis
l’élection de Sharon). Par ailleurs, je pensais que s’opposer à
la politique des couvre-feux, avant que les soldats et l’opinion
publique ne s’y soient habitués, contribuerait à saper
l’ensemble de cette politique. Mes tentatives de motiver des
militants israéliens pour des marches vers les camps de réfugiés
après l’heure du couvre-feu n’ont pas abouti à attirer beaucoup
de soutiens. Ils n’étaient pas partants. De fait, pas une seule
fois un couvre-feu n’a été défié par un groupe de militants
israéliens manifestant ouvertement dans un camp de réfugiés
palestiniens.
Durant les premiers mois de l’Intifada, je
militais dans le mouvement « A bas l’occupation » [Down
with the Occupation !], à Tel Aviv. J’organisais la collecte
et la distribution de nourriture et de vêtements dans des camps
de réfugiés soumis au couvre-feu, dans la bande de Gaza. Nous
organisions aussi des veilles de protestation, à Tel Aviv. Mon
père devint un de ces veilleurs. Un groupe de personnes arborant
le tee-shirt du mouvement d’extrême droite du rabbin Meir Kahana,
qui nous harassaient régulièrement, lui dirent : « Quel dommage
que les nazis t’aient oublié ! ». Mon père, qui a perdu la
plupart des membres de sa famille dans les camps de
concentration, ne fut pas particulièrement amusé. Ce n’est
qu’après avoir vu son visage traumatisé que je pris vraiment
conscience qu’il était désormais habitué à leurs attaques
insupportables. Dans un autre contexte, ou n’importe où ailleurs
dans le monde, des insultes verbales de cet acabit auraient été
qualifiées d’antisémites, et elles auraient suscité des hauts
cris et des plaintes au pénal auraient sans doute suivi. A Tel
Aviv, dès lors que cela était adressé à un homme s’opposant à la
répression contre les Palestiniens, c’était un comportement
autorisé.
Au bout d’un certain temps, j’ai compris
que ma voix, en tant que femme, était ignorée, dans
l’association « Down with the Occupation ! », aussi, j’eus
tendance à ne plus travailler qu’avec des femmes. En mai 1988,
des femmes palestiniennes de Cisjordanie m’ont présentée à un
meeting féministe. Cela fut l’étincelle qui m’amena à cofonder
l’Organisation des femmes pour le soutien aux prisonnières
politiques [Women’s
Organisation For Women Political Prisoners – WOFPP].
Nombreux étaient les obstacles qui se
dressaient devant nous. Le premier était d’ordre politique, nous
y étions confrontées tandis que nous voulions établir les
principes adéquats régissant l’association. Il nous fallu
déployer des efforts énormes pour persuader toutes les femmes du
groupe de la position consistant à défendre les droits humains
de toutes les prisonnières qui avaient été arrêtées en raison de
leur opposition à l’occupation israélienne. Certaines femmes
voulaient réserver notre soutien aux seules prisonnières qui
n’étaient pas accusées d’avoir porté atteinte à des juifs
israéliens. D’autres voulaient inclure une déclaration politique
en faveur d’une solution à deux Etats, qui était un facteur de
divisions. C’était en l’occurrence ce fameux mantra qui, depuis
vingt ans, avait réussi à saper de nombreuses initiatives visant
à créer de larges coalitions, car cela excluait les
antisionistes, telles que moi-même. J’étais déterminé à ce que
cela ne se reproduisît pas cette fois-là, et j’ai veillé à ce
que le groupe ne soit pas distrait par des discussions
interminables et futiles qui n’auraient pu que le détourner de
son engagement en faveur des droits humains.
Ensuite vint le tour de la tache critique
que constituait la création d’un réseau de contacts à travers
lesquels nous puissions obtenir l’information dont nous avons
besoin, sur les prisonnières et sur les conditions de vie
auxquelles elles étaient confrontées, et imaginer des manières
d’alléger les souffrances de ces femmes. Ayant retenu de dures
leçons de mon échec à dénoncer la fosse commune du Pont de Bnot
Yakov [Les Filles de Jacob, en hébreu, ndt], j’étais mieux
équipée pour organiser une campagne efficace. Je savais quelles
chausse-trappes éviter, en particulier avec les médias. J’étais
aussi sensibilisée au danger du sabotage d’éventuels
collaborateurs. J’étais déterminée : cette fois-ci, je ne
laisserais pas le gouvernement israélien saper une énième de mes
campagnes en faveur des droits de l’homme !
Notre première source d’information
provenait des Etats-Unis. C’était une liste de prisonnières,
établie depuis environ deux mois. Le document précisait que
l’une d’entre elles, Aisha El-Kurd, était enceinte de sept mois.
Un simple calcul nous fit comprendre que cette femme devait
accoucher très rapidement. Immédiatement, nous avons lancé
plusieurs enquêtes parallèles, afin de la localiser. Les
responsables de la prison de femmes de Neve Tirza ont nié sa
présence dans leur geôle. Son avocat n’avait aucune idée de
l’endroit où elle était enfermée, mais il ne comprenait pas
pourquoi nous nous agitions autant sur ce cas ! Beaucoup
d’avocats perdaient toute trace de leurs clients, tandis que des
milliers de prisonniers continuaient à être arrêtés par les
Israéliens. Beaucoup d’entre eux avaient été torturés, tandis
que les autorités refusaient de communiquer toute information à
leur sujet, rendant impossible
leur entrée en contact avec d’éventuels avocats.
Nous finîmes par obtenir confirmation de la
détention d’Aisha, effectivement, à Neve Tirza, et nous
envoyâmes un avocat la voir. Elle l’informa qu’au moment de son
arrestation, des tentatives de la faire avorter furent opérées,
si bien qu’elle dut être hospitalisée. L’avocat nous informa
qu’aucune accusation n’avait été formulée à l’encontre d’Aisha,
aussi avons-nous immédiatement lancé une campagne exigeant sa
libération. Peu après, Aisha accoucha, attachée sur son lit,
mais nous avons pu obtenir qu’elle soit libérée, de l’hôpital où
elle était encore prisonnière, et renvoyée chez elle, dans le
camp de réfugiés de Rafah. Toutefois, elle n’avait plus de
maison où renter : celle-ci avait été démolie tandis qu’elle
était en prison.
En tant que présidente du WOFPP, je
continuais à aller la voir, régulièrement. Une fois, je
découvris que l’armée israélienne l’avait chassée, ainsi que ses
cinq enfants, de la tente où ils habitaient. La campagne
internationale que nous lançâmes pour lui venir en aide attira
beaucoup de soutiens ; deux ans plus tard, une association de
femmes italiennes, Naila, put leur acheter une maison.
Lorsque j’étais présidente de la WOFPP,
j’habitais à Tel Aviv, et je me rendais régulièrement en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ces voyages quotidiens
étaient de véritables chocs émotionnels, comme des montagnes
russes émotionnelles. Après toutes les horreurs que je venais de
découvrir dans les camps de réfugiés, après toute la vérité que
je venais de découvrir, retourner à Tel Aviv, c’était presque
surréaliste. Tel Aviv, c’est une sorte d’univers artificiel et
totalement coupé de son contexte. Les camps de réfugiés que
j’allais visiter étaient terrorisés quotidiennement par des
soldats israéliens. Je trouvais la disparité entre Tel Aviv et
les camps de réfugiés intolérable. Quittant Tel Aviv le matin,
avec sa richesse d’options de distractions, et ses existences
occasionnellement interrompue par des attentats, pour me
retrouver dans les camps terrorisés et démunis de tout, c’était
difficile à supporter. Les Palestiniens n’étaient même pas en
sécurité chez eux, dans leurs maisons, car des balles et des gaz
lacrymogènes pénétraient souvent dans leurs masures surpeuplées
et construites de bric et de broc. J’étais incapable de faire
comprendre les horreurs dont j’étais témoin aux résidents
insouciants de Tel Aviv que je connaissais, et même pas à des
Israéliens relativement conscients, du point de vue politique.
Nous prîmes conscience du fait que des
femmes palestiniennes organisatrices de projets tels que des
actions de médecine infantile se retrouvaient en détention
administrative, autrement dit, qu’elles étaient détenues sans
charges pesant contre elles ; quant à un procès, n’en parlons
même pas… Le WOFPP lança une campagne afin d’exiger la
libération immédiate de toutes les prisonnières en détention
administrative. Peu après, toutes furent libérées, avant
l’expiration de leur peine, et un terme fut mis à cette pratique
(bien qu’elle n’ait jamais cessé, en ce qui concerne les
hommes). Après leur libération, j’ai rencontré chacune de ces
femmes étonnantes, qui allaient s’avérer une source
d’inspiration pour les luttes des années à venir.
Nous découvrîmes aussi les tortures et les
mauvais traitements. Le WOFPP lança une campagne pour exiger la
cessation de telles pratiques, en particulier dans le tristement
célèbre Complexe Russe, à Jérusalem Ouest. La presse israélienne
était intéressée, et elle publiait des articles sur les
incidents que nous portions à sa connaissance. Nous étions
considérées une source fiable, mais nous avions conscience du
fait qu’un seul article de presse inexact aurait suffi à
détruire notre crédibilité. Durant quelques mois, les tortures
et les mauvais traitements contre les prisonnières cessèrent.
L’expérience nous ayant montré qu’une campagne militante était
la seule protection dont les prisonnières pourraient bénéficier
contre les mauvais traitements et la torture, nous dénoncions
absolument tous les cas, persuadées que nous étions que, sans
cela, les prisonnières auraient souffert encore davantage.
Nous eûmes la preuve que nous avions
raison, et que des campagnes adéquates étaient efficaces, dans
bien des cas. Nous avons soulevé la question de la libération de
femmes libanaises retenues en Israël en tant qu’otages. Prendre
des femmes en otages, c’était quelque chose d’inhabituel. Israël
les avait arrêtées, et prises en otages, afin de forcer leurs
parents mâles à passer à table, ou à se rendre, dans les cas où
ils se cachaient. Ce fut toutefois la première fois qu’on nous
informa de tortures par chocs électriques sur des femmes.
Khadija (70 ans) a fait état des électrochocs qu’elle avait
subis après son arrestation à la prison de Khiyam, avant son
transfert à celle de Jalameh. Ma joie, lorsque j’obtenais la
libération de ces otages, était mêlée d’inquiétude, car je ne
savais pas si elles pourraient rentrer chez eux, ou bien si
elles seraient simplement ramenées au Liban, mais à la prison de
Khiyam.
Après avoir travaillé étroitement, durant
des mois, avec des prisonnières politiques, nous commençâmes à
exhumer des histoires de harassement sexuel, dont les victimes
pouvaient n’avoir que treize ans. Nous avons entrepris une
campagne contre les sévices sexuels en détention. Les
prisonnières devaient surmonter leur très force réticence à
parler de ce problème. Une femme, du camp de réfugiés de Khan
Younis, avait été harcelée durant son interrogatoire, quelques
années avant la fondation de l’association, mais elle n’en parla
qu’après que le WOFPP se soit intéressé à ce problème et lui ait
apporté son soutien.
Notre campagne requerrait que nous
préservions notre crédibilité, ce qui n’était pas chose aisée.
Nous n’avions que rarement un accès direct aux prisonnières, et
néanmoins, nous devions soumettre les détails peu après les
incidents aux médias, afin de les satisfaire. En particulier,
j’avais peur d’être sabotée par des collabos (travaillant avec
les services de sécurité israéliens). Et, de fait, cela s’est
produit, plus d’une fois. Dans un des cas, une déposition d’abus
sexuels avait été recueillie par notre avocat, de la part d’une
prisonnière originaire de Gaza. J’ai écrit et diffusé le
communiqué de presse avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir.
Mais il était déjà trop tard ; le bouclage des journaux
concernés était très proche. J’ai fait part de mes réticences
croissantes à d’autres membres du WOFPP.
Une des anomalies tenait au fait que, dans
ce cas, nous avions envoyé un avocat (un homme) à la prison. Il
était très inhabituel, pour une prisonnière, de se confier à un
homme inconnu, en particulier en matière d’abus sexuel.
Heureusement, un membre de l’association connaissait cette
prisonnière, et il s’avéra qu’il s’agissait d’une collaboratrice
notoire. Immédiatement, j’appelai la presse pour qu’elle ne
publie rien sur cette histoire. Les journaux le firent, mais
cela n’a pas manqué d’entamer notre crédibilité. Toutefois, je
ne pouvais pas expliquer aux journalistes que cette prisonnières
était une collabo, et qu’il s’agissait sans doute d’un piège,
dans lequel nous avions failli tomber. Il était déjà
suffisamment difficile d’obtenir la sympathie de ces journaux
pour des prisonniers palestiniens : obtenir leur attention en
matière du rôle complexe joué par les collaborateurs était, en
revanche, tout-à-fait irréaliste.
Une autre collabo eut bien davantage de
succès, causant l’annulation d’un cas majeur de harcèlement
sexuel de prisonnières palestiniennes, nous faisant perdre des
mois de travail. Elle fit des allégations d’avoir été harcelée à
une autre association. Nous recevons le rapport, sans procéder à
des vérifications supplémentaires. Juste avant la date de
publication, elle nie ses allégations à l’encontre de policiers
de Jérusalem. Cela discrédita toutes les plaintes authentiques
et, craignant que d’autres témoignages fussent tout aussi peu
sûrs, l’hebdomadaire de Tel Aviv mit le sujet à la poubelle.
Mon rôle, au WOFPP, comportait l’assistance
aux femmes palestiniennes après leur libération. Régulièrement,
je rendais visite à beaucoup d’anciennes prisonnières libérées,
et je devins amie avec pas mal d’entre elles. Je me sentais très
privilégiée de connaître ces femmes corroboratives qui, contre
tous les coups du sort, créaient de nouvelles initiatives. Une
de ces initiatives était la coopérative féminine d’Abasan, qui
produisait des biscuits. L’armée israélienne ne partageait pas
mon admiration ; systématiquement, elle harcelait ces femmes.
Aucune de ses exactions n’étant venu à bout de la détermination
de ces femmes courageuses, l’armée eut recours au harcèlement
sexuel. Ayant su cela, j’appelai la chaîne télévisée américaine
CNN, et je mis ses journalistes en contact avec les membres de
la coopératives. Ces femmes impavides étaient prêtes à parler
ouvertement du traitement qu’elles avaient subi, et elles eurent
la satisfaction d’apprendre, de la part de parents vivant aux
Etats-Unis, que leur témoignage avait effectivement été diffusé.
Leur harcèlement sexuel prit fin.
Mais l’armée ne laissa pas tomber : elle
arrêta le mari de la responsable de la coopérative, Tahani Abu
Daka, et elle le soumit à du harcèlement verbal, avec de lourdes
allusions à son épouse. Le principal thème de cet interrogatoire
porta sur la question de savoir qui portait la culotte, dans
leur couple. Tahani refusa de céder. Après tout, elle avait été
elle-même en prison, à la suite d’un ordre d’incarcération
administrative. Durant son emprisonnement, elle avait eu des
complications d’une grossesse, les gardes lui refusaient des
soins médicaux, et elle finit par faire une fausse couche. Elle
fut relâchée avant le terme de sa condamnation, après que le
WOFPP eut organisé une campagne pour la libération immédiate de
toutes les prisonnières palestiniennes en détention
administrative.
J’assiste à l’érosion de la force des femmes
Fin 1990, l’Intifada s’affaiblissait. A mon
avis, c’était là le résultat des menées d’Israël visant à faire
éclater la résistance palestinienne, en encourageant subtilement
le Hamas, tout en dirigeant sa répression essentiellement vers
les factions laïques de l’OLP. Graduellement, les femmes se
faisaient exclure de la lutte ; elles étaient chassées des
positions dirigeantes et renvoyées à leurs fourneaux. Durant les
premiers mois de l’Intifada, en 1988, il y avait peu de femmes
palestiniennes qui se couvraient la tête. J’ai été décontenancée
par la rapidité avec laquelle des femmes qui ne l’avaient jamais
fait étaient désormais contraintes de se couvrir les cheveux et
de porter des vêtements amples. Cela illustrait, à mes yeux, la
fragilité du moindre succès, et aussi le fait qu’aucune avancée
ne doit être considérée définitive.
Sur mes centaines de visites en Cisjordanie
et dans la bande de Gaza, la seule fois où j’ai été harcelée fut
dans la bande de Gaza et cela, au motif que je n’avais pas la
tête couverte. Je ressentis du mépris pour mon harceleur, un
garçon qui avait dû apprendre que j’étais israélienne ;
néanmoins, il se préoccupait bien plus de mes cheveux non
couverts que de la question de savoir si je ne prêtais pas
main-forte à l’oppression israélienne ? La femme palestinienne
qui m’accompagnait lui dit d’aller se faire cuire un œuf, et il
nous a fiché la paix.
D’un autre côté, je trouve particulièrement
remarquable que bien que j’aie voyagé, de nuit, en compagnie de
Palestiniens que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Eve, bien
souvent en passant par des pistes de terre battue afin de
contourner les barrages routiers israéliens, je ne me suis
jamais sentie menacée, et je n’ai pas une seule fois été
importunée. Certes, ils savaient que j’étais israélienne, mais
ce qui est certainement l’explication, c’est qu’ils savaient que
si j’avais choisi de voyager avec eux, cela ne pouvait être que
pour leur manifester ma solidarité ; ce sentiment faisait
disparaître toute arrière-pensée.
La
vie en exil
Pour moi, vivre en Israël devenait de plus
en plus un fardeau. A Tel Aviv, je n’avais plus aucun goût pour
les sorties au cinéma ou au théâtre, et je ne cessais de
m’interroger au sujet de chaque mec israélien : participait-il à
torturer, à descendre ou à humilier des Palestiniens ? Mon
aliénation de la société israélienne atteignit un tel degré
qu’elle me devint difficile à supporter.
Et puis, aussi, je redoutais de connaître
le sort d’une jeune fille que je connaissais, Ziva, qui avait
été assassiné en Cisjordanie. Elle avait un petit ami
palestinien, d’Hébron, qu’elle souhaitait épouser. Il fut accusé
du crime, mais sachant à quel point le recours à la torture pour
obtenir des « aveux » était fréquent, je doute qu’il eût été
l’assassin. Plusieurs pièces à conviction, dans cette affaire,
suggéraient que l’assassin était plus vraisemblablement un
Israélien. De plus, Ziva m’avait dit que sa famille l’avait
menacée de la tuer si elle ne mettait pas un terme immédiatement
à la fréquentation de son petit ami palestinien. Je commençais
alors à être inquiète : non seulement je risquais de me faire
descendre, mais si cela devait advenir, n’importe lequel de mes
amis risquerait de se faire accuser.
Aussi décidai-je d’émigrer. Comme je
possédais un passeport britannique, et comme l’anglais était la
seule langue que je connusse, la Grande-Bretagne fut tout
naturellement ma destination. Lors de ma dernière visite dans la
bande de Gaza avant mon départ d’Israël, je fus brutalement
extraite d’un taxi, à un barrage routier. Des officiers
israéliens me dirent, dans un premier temps, qu’il était
illégal, pour les Israéliens, de prendre les taxis palestiniens.
Ayant repoussé cette ineptie, ils me posèrent des tas de
questions sur les personnes que j’avais rencontrées. Je ne pus
dissimuler le mépris que je ressentais à leur endroit, et je
refusai de leur dire quoi que ce fût (bien que je j’eusse été
certaine qu’ils savaient tout, dans les moindre détails, au
sujet de chacune de mes visites, par le passé). Ils m’emmenèrent
au poste de Khan Younis, où l’on menaça de me torturer. Je
savais, par les prisonnières, qu’il s’agissait là d’une pratique
courante, dans la bande de Gaza, mais, étant donné la politique
raciste israélienne, une Israélienne comme moi était
relativement protégée. De fait, ils ne me mirent même pas en
cellule. En revanche, ils m’ont expulsée de la bande de Gaza, si
bien que je fus dans l’incapacité d’aller voir tous ceux qui m’y
attendaient.
Des mois après mon immigration en
Grande-Bretagne, éloignée de tout engagement politique, je reçus
une lettre d’une députée à la Knesset, Tamar Gojanski. Elle
avait été informée, par la police israélienne, du fait qu’une
plainte avait été déposée à mon encontre, au motif que j’étais
entrée clandestinement dans Khan Yunis. Personne, et moi encore
moins, ne savait qu’il y avait de quelques restrictions à cela.
Je ne voulais qu’une seule chose :
reconstruire ma vie ; aussi, je ne repris aucun engagement
politique durant un certain temps. J’avais besoin d’une pause.
J’étais une réfugiée privilégiée. J’avais dû quitter des gens
qui m’étaient très chers, mais j’avais fui vers un confort
relatif. A nouveau, j’appréciais le cinéma, le théâtre, la
musique et les balades. En particulier, j’appréciais d’avoir des
temps de loisir, la chance de faire la cuisine et de manger de
manière correcte, et aussi de pouvoir danser. La vie était
redevenue joyeuse.
Les Accords d’Oslo m’ont prise par
surprise, et ils n’ont fait que me décourager encore un peu plus
de reprendre le combat politique. Ma première déclaration
publique sur ces accords, je la fis, en tant que conférencière,
durant un séminaire d’une journée à l’Université St Andrew. Tout
le monde jubilait ; sauf moi. Le fait d’être la seule à
critiquer les accords d’Oslo m’a rendue très peu populaire, ce
jour-là. J’avais l’impression de gâcher la fête. Néanmoins, je
mis en garde sur le fait que les accords d’Oslo allaient paver
la voie vers l’apartheid. J’avertis : le seul rôle qu’Israël
allait autoriser les Palestiniens à jouer serait celui de flics
chargés de faire taire les protestations des Palestiniens.
En privé, j’avertis alors le représentant
palestinien officiel à ce séminaire qu’Israël allait forcer
l’Autorité palestinienne à devenir un organe répressif qui
pratiquerait la torture, exactement comme l’Armée du Liban Sud.
Les organisateurs du séminaire promirent d’en publier les actes.
Mais après des mois de tergiversations, ils reconnurent que tel
ne serait pas le cas. Je compris que le représentant officiel
israélien avait mis des bâtons dans les roues, mais je n’étais
pas certaine que ce fût là l’unique raison. On me donna, par la
suite, la possibilité de soumettre un résumé de mon intervention
à la revue The Chartist, sous le titre « Paver la voie vers
l’apartheid » [« Paving
the way to apartheid »], qui fut publié dans le numéro 156
(septembre-octobre 1995).
Je renouai avec l’engagement politique, à
feu doux. Cela, jusqu’au début de la nouvelle Intifada, en
septembre 2000 ; dès le début, Asil Asleh, le fils d’une amie
très proche, fut battu à coups de crosse de fusil d’assaut, puis
abattu d’une balle dans le cou nuque, à bout portant. Cela s’est
passé au cours d’une manifestation dans son village, en Galilée
[et donc PAS dans les territoires occupés, ndt], Arrabéh, le 3
octobre 2000. Il se vida de son sang, bloqué à un barrage
routier israélien, sur le chemin de l’hôpital, où il mourut peu
après son arrivée. L’hôpital enregistra son admission sous la
rubrique : « soins à un ennemi ». Je me rappellerai toute ma vie
ce jour où Asil n’avait que quelques mois et où sa mère Jamilah,
tandis qu’il était endormi, était allé à l’épicerie, juste en
bas de chez elle, pour acheter quelque chose, et qu’elle se
retrouva fermée dehors. Sans perdre une minute, elle monta à la
terrasse de leur immeuble, qui avait quatre étages, puis elle
sauta sur leur balcon, quelques mètres au-dessous. Et elle se
cassa les deux jambes, prouvant qu’elle n’était pas une
superwoman, en définitive… Et pourtant, elle s’était trainée sur
le sol, les deux jambes brisées, pour vérifier que son cher
petit ne courait aucun danger, avant d’appeler à l’aide. Nous
étions émerveillés par son courage et son dévouement maternel,
mais ces louanges la faisaient rire, comme si elles eussent été
sans objet.
Jamilah me demanda de tout faire afin que
le triste sort de son fils soit connu dans le monde entier. Elle
me dit que la mort de son fils devait être montrée, afin de
faire en sorte que la vie d’autres jeunes soit épargnée. Je
contactai des journalistes et même des ministres britanniques,
ainsi que tous les contacts que je pouvais bien avoir. Ma courte
lettre fut publiée dans The Guardian le 13 octobre 2000. Le
Foreign Office me demanda davantage de détails, mais, l’un dans
l’autre, les horreurs qui ne cessaient de se multiplier et
d’être connues, en Palestine, ne suscitèrent que peu de
condamnations. Des centaines de Palestiniens furent tués, et des
milliers d’autres blessés, durant les mois qui suivirent
l’exécution d’Asil.
En dépit de ma rage et de ma frustration
devant le deux poids – deux mesures qui est appliqué dès lors
que c’est Israël qui viole les droits de l’homme, j’ai lancé un
certain nombre de campagnes, et j’en ai assisté d’autres. Je me
sentais dans l’obligation de la faire, en tant qu’Israélienne,
exactement de la même manière dont j’aurais attendu de tout
Allemand décent, sous le nazisme, de faire tout ce qui était en
son pouvoir afin d’aider les victimes de ce régime. Je portais
un fardeau supplémentaire : celui de savoir ce dont les
Israéliens sont capables, en matière de répression. Beaucoup
d’Israéliens, et pas seulement les colons, considèrent que les
Palestiniens ne méritent pas de vivre ; ils ont l’arsenal qui
leur permet de corriger la balance démographique, et ils ont un
système juridique qui autorise la torture et les assassinats.
Depuis la seconde Intifada, je vis dans les
rues des camps de réfugiés, de manière virtuelle : le
cyberespace rend cela tout-à-fait réaliste. Le paysage paisible
que découvre depuis ma maison réelle, avec sa pelouse
verdoyante, ses chênes et un petit lac, me semblent bien moins
réels que l’occupation israélienne. J’ai peur de reconnaître les
noms de certaines des victimes. Mes pensées errent, d’une
question à une autre. Comment survivent-ils aux bombardements
israéliens incessants, avec leurs maisons très fragiles, bien
incapables de leur assurer la moindre protection ? Ayant aucun
abri où se réfugier, quelle n’est pas la terreur de leurs
enfants ? Leur traumatisme pourra-t-il être surmonté ? Comment
réussissent-ils à vivre dans leurs pièces surpeuplées, dont
chacune abrite parfois plus de vingt personnes, avec les frêles
vieillards, les bébés réclamant la tétée et les blessés ?
Comment supportent-ils la faim ? Les enfants continuent-ils à
aller à l’école, ou bien assiste-t-on à la fabrication d’une
nouvelle génération d’illettrés ? Je sais que, pour la plupart
d’entre eux, les simples sonorités de l’hébreu est aussi
douloureux que l’a été l’allemand, pour mes parents. Les
survivants de la brutalité israélienne auront-ils plus de
facilité à pardonner aux Israéliens leur complicité avec ces
atrocités que n’en ont eue mes parents à pardonner aux
Allemands ?
L’impérieuse nécessité de partager la
vérité que je ressens avec quiconque veut bien m’écouter est
parfois un fardeau trop lourd à porter. Mais je continue,
sachant que les témoignages et les appels d’une Israélienne ont
davantage de chances d’être écoutés. Le fait qu’il y ait si peu
de gens prêts à prendre la parole pour faire campagne contre les
crimes de guerre israéliens ne font qu’augmenter ma
responsabilité. Cernée par les mânes des victimes oubliées
jetées dans la fosse commune du Pont de Bnot Yakov, qui ont
disparu sans laisser de trace, je ne veux pas ajouter encore une
source supplémentaire de culpabilité, aussi je continue, en
dépit de la frustration et de l’épuisement. J’ai le sentiment
que si j’agis maintenant, je serai peut-être en mesure de
contribuer à dissuader Israël de procéder à sa solution finale,
le transfert des Palestiniens de tous les territoires qu’il
contrôle, combiné au génocide de ceux qui refuseraient de
partir.
Le
futur pourrait-il s’avérer meilleur ?
Il y a un rayon d’espoir : cette petite
poignée d’Israéliens qui, au début de 2001, ont commencé à
assumer un rôle plus direct dans leur soutien aux Palestiniens.
Ils ont commencé à saboter activement la politique d’enfermement
qui vise à affamer les Palestiniens dans les zones visées, et à
faire obstacle à la destruction de maisons palestiniennes. Cela
me donne l’espoir qu’au moins, il y a des Israéliens qui sont
prêts à mettre en cause leur confort personnel pour sauver des
vies palestiniennes. Enfin, voici que des Israéliens estiment
que la vie d’un Palestinien est aussi précieuse que la leur. De
fait, il ne s’agit là que d’une infime minorité, et étant donné
que cette minorité est d’une ampleur négligeable, Israël ne va
vraisemblablement pas exiger qu’ils risquent leur vie, comme le
firent des Allemands courageux. Le gouvernement israélien peut
continuer à compter sur les sentiments anti-palestiniens que
partagent la plupart des Israéliens, dont un nombre croissant
est favorable au transfert des Palestiniens, et à tous les
moyens, quels qu’ils soient, permettant d’en faire une réalité.
yael_oren_kahn@yahoo.co.uk
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
======
Sources :
Jiryis, Sabri, (1969)
The Arabs in Israel
1948-1966, Institute for Palestine Studies, Beirut.
Bober, Arie (ed.) (1972), The
Other Israel: The Radical
Case Against Zionism, Anchor Books, Doubleday & Co, Garden,
NY.
Kahn, Yael (1995),
"Paving the way to
apartheid", Chartist, issue #156 September-October 1995,
Chartist Publication, London. ISSN 0968-7866
http://www.chartistmagazine.freeserve.co.uk
[Une version de cet essai est consultable également à cette
adresse :
http://www.aqsa.org.uk/Portals/0/Journals/vol4_issue2.pdf ]